L’urgence de la vérité

--- 19 mars 2024

Le populisme anti-institution et anti-vérité couve, très près sous la surface, dans toutes les sociétés modernes et les grands défis de l'avenir requièrent que nous ne prenions jamais la vérité pour quelque chose d'acquis.

« The Democrats don’t matter. The real opposition is the media. And the way to deal with them is to flood the zone with shit. »[1]
– Steve Bannon, stratège en chef de Donald Trump

Le début de la pandémie de COVID-19 fête ces jours-ci ses quatre ans, même si le terme de «fête» est bien mal choisi pour décrire une maladie qui a causé la mort d’au moins 7,2 millions de personnes dans le monde (selon le bilan officiel comptabilisant les décès des personnes diagnostiquées) mais a vraisemblablement plutôt provoqué environ 29 millions de décès (selon les modèles de surmortalité)[2]. En plus des morts et des souffrances, cette pandémie a aussi révélé de graves manquements, au niveau mondial comme au niveau des États, dans notre capacité collective à faire face à une crise de santé publique de cette ampleur. Cela est très inquiétant pour l’inévitable pandémie qui affectera l’humanité au cours du prochain siècle et qui pourrait être bien, bien, pire.

L’un de ces manquements a été notre incapacité à garder le discours sur le virus et ses traitements apolitique. En effet, dans de très nombreux pays, les mesures sanitaires, la vaccination et l’ensemble de la communication sur la maladie ont fait l’objet d’une captation et d’une récupération par des acteurs politiques. Les États-Unis ont été particulièrement touchés par cette extrême politisation du discours sur la maladie, politisation qui a commencé par la présidence: en mars 2020, quand Donald Trump a réalisé que la pandémie allait vraisemblablement nuire à sa réélection de novembre, il a commencé à nier son existence. Avec les influents relais de Fox News et des autres réseaux câblés partisans, ce déni de la maladie, de la nécessité des mesures sanitaires puis finalement de l’efficacité des vaccins ont assurément contribué à la mortalité accrue dans ce pays, pourtant chef de file du développement du vaccin, avec plus de 1,2 millions de morts (349 morts/100k habitants; comparé à 141 morts/100k au Canada[3]), et ce, de façon encore plus marquée chez les électeurs républicains, malheureusement moins vaccinés[4].

Plus généralement, on constate un effritement dans la confiance envers les grandes institutions de connaissances que sont l’université, les médias, les tribunaux et les gouvernements[5]. Ces institutions font l’objet de critiques virulentes provenant de la droite comme de la gauche du spectre politique. Bien que plusieurs de ces critiques soient absolument justifiées et témoignent de la santé de notre démocratie, d’autres attaques affirment plutôt que ces institutions sont corrompues de part en part et seraient à la solde de forces occultes ou sont absolument gangrenées par une idéologie ou une autre. Ce deuxième type de critique ne cherche pas à discuter de la validité de telle ou telle décision, d’une pratique, d’une enquête journalistique ou d’un résultat scientifique, mais remet en question la possibilité même que la recherche d’une vérité objective puisse être au cœur de ces grandes institutions.

Au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde, on voit resurgir un populisme anti-institution qui a le beau jeu de vendre des réponses simples à des problèmes complexes à un auditoire bombardé par un barrage de notifications et exposé à une diète médiatique où il est difficile de déterminer ce qui est vrai de ce qui est faux. Bien sûr, depuis toujours, la politique et l’administration des affaires publiques font l’objet de violents débats. Il y a toutefois une différence épistémique fondamentale entre débattre de différentes propositions politiques contradictoires, — en faisant valoir les forces et les faiblesses de chacune — et, d’autre part, récuser complètement le concept de vérité en attaquant les journalistes, les médias et les institutions de connaissances elles-mêmes et leur mission.

Dans son excellent livre What’s Our Problem? — A Self-Help Book for Societies, l’auteur Tim Urban (à qui l’on doit le très intéressant blog Wait but Why), développe un outil d’analyse fort utile pour nous aider à comprendre ces différences épistémiques.

Urban fait intervenir une notion qu’il appelle l’Échelle («The Ladder»): imaginons un plan avec un axe horizontal et un axe vertical.

Sur l’axe horizontal, nous mesurons l’adhésion à une croyance que les gens possèdent sur un sujet donné (par exemple la place de l’État, l’impôt progressif, la discrimination positive, le financement de la police, etc.) en allant du  complet désaccord au complet accord. Ainsi, par exemple, à la question «Faut-il augmenter le financement de la police?» la réponse «absolument pas» se place à gauche, tandis que la réponse «tout à fait» est à droite. Entre les deux, on trouve tout l’éventail des possibilités.

L’Échelle dont parle Urban est quant à elle représentée par l’axe vertical, qui exprime non pas l’adhésion au contenu d’une croyance mais l’intensité de cette adhésion. En haut de l’Échelle, on retrouve une adhésion conditionnelle à la croyance et donc un souci réel et sincère pour la recherche de vérité. Changer d’opinion y est considéré comme une excellente chose; une croyance fausse est écartée au profit d’une croyance vraie et tout le monde s’en porte mieux. En haut de l’Échelle, on est dans un laboratoire d’idées; les gens ne sont pas attachés à leurs croyances et sont prêts à s’en débarrasser devant de bons arguments. Les croyances y sont jetables, dès lors qu’elles se révèlent faibles, fausses ou infondées.

À l’opposé, au bas de l’échelle, on retrouve une toute autre réalité: c’est le règne de la conformité et de l’adhésion inconditionnelle. Aucun bon argument ou aucun débat ne peut venir changer les croyances préalables d’une personne puisque ses croyances sont absolument constitutives de son identité; les croyances ne sont pas jetables, elles sont au contraire les plus précieux des bijoux qu’il importe de protéger à tout prix. Au bas de l’échelle, s’attaquer aux idées et aux croyances d’une personne revient à s’attaquer à la personne elle-même. Les sectes, les groupes intégristes religieux et les organisations politiques radicales se trouvent dans cette position peu enviable où l’identité, personnelle et collective, repose entièrement sur l’adhésion à un ensemble de croyances fondamentales qui doivent obligatoirement être partagées[6]. Au bas de l’Échelle, changer d’idée est vu comme une faiblesse puisque l’objectif est précisément la conformité et l’appartenance aux croyances du groupe: c’est la chambre d’écho. Urban remarque que le bas de l’Échelle a assurément eu une fonction évolutive pour homo sapiens: pendant de nombreux millénaires, assurer la cohésion du groupe, c’est-à-dire assurer l’adhésion à un ensemble de croyances partagées, a été une question de vie ou de mort pour la plupart des populations humaines qui ont dû faire corps, tant pour la recherche de nourriture que pour organiser les migrations.


(Illustration inspirée des dessins de Tim Urban dans son livre Story of Us.
Pour consulter les illustrations originales et lire une recension complète de l’ouvrage, on peut visiter: smus.com/books/story-of-us/)

Avec l’outil conceptuel de l’Échelle, il est aisé de comprendre pourquoi il est tout à fait possible d’être par exemple un Marxiste-Léniniste de longue date, et de se situer en même temps haut sur l’axe vertical, c’est-à-dire d’être ouvert au débat, de bonne foi, prêt à changer d’idée ou à modifier ses croyances en fonction des nouvelles informations ou de discussions. Il est aussi possible d’être un centriste se situant très bas sur l’Échelle verticale: quelqu’un dont l’identité repose sur le fait d’être ni de gauche ni de droite, quelqu’un qui se regroupe dans des chambres d’écho où tous sont d’accord avec elle/lui et qui se met en colère et ne tolère pas qu’on questionne ses positions centristes.

Individuellement, nous possédons tous et toutes des croyances qui se situent très haut et d’autres très bas sur l’Échelle verticale; dit autrement, certaines de nos croyances ne sont pas discutables. Pensons à ces sujets délicats que plusieurs de nos grands-mères — dans leur grande sagesse — refusaient de discuter à table: l’éducation des enfants, la sexualité, l’alimentation et la nutrition ou la religion; tous des sujets qui ne donnent pas lieu à de «beaux» débats, mais à des joutes acariâtres et perfides, à des compétitions de lancers de méchancetés. Mais la recherche de vérité est d’abord une affaire collective. Et collectivement, il est important — indispensable même — qu’une société soit dotée d’institutions fortes dont l’objectif explicite est de favoriser les laboratoires d’idées et la mise au ban des chambres d’écho, des institutions qui permettront de court-circuiter les biais individuels qui nous affectent tous.

Quoi qu’en disent certains commentateurs alarmistes: les universités québécoises tombent encore dans cette catégorie de laboratoires d’idées. Il s’agit bien sûr d’un équilibre précaire qu’il faut toujours maintenir. Certains départements, hier comme aujourd’hui, semblent parfois se comporter comme des chambres d’écho en refusant le débat autour de certaines idées, considérées comme indiscutables, ou en faisant de quelques croyances intouchables le cœur de leur identité idéologique. Mais le modèle universitaire, en tant qu’institution de connaissance, repose sur une fondation solide: les universités sont construites de telle manière à favoriser une dialectique épistémique, notamment grâce à la révision par les pairs et à l’importance donnée à la reproductibilité des résultats, une institution qui produit bel et bien des connaissances sur le monde.

Dans un même ordre d’idée, et ici aussi quoi qu’en pensent plusieurs détracteurs, la plupart des grands médias comme La Presse, Le Devoir, Le Soleil, Radio-Canada Info ou TVA Nouvelles, font partie de cette «reality-based community»[7], c’est-à-dire qu’ils sont à la recherche d’une vérité sur la réalité. La vérification des sources, l’aspiration à la factualité, la contre-vérification des faits, la distinction nette entre la nouvelle et la chronique ou encore la publication de corrections lorsque nécessaire, sont quelques-uns des outils que les grands médias ont à leur disposition pour contrecarrer l’apparition de chambres d’écho. Comme l’écrivait François Cardinal dans son calepin de l’éditeur du 25 septembre 2022: «L’objectivité [pour les journalistes] est un processus de travail. C’est une démarche professionnelle encadrée par des guides et des normes qui englobe notamment l’indépendance, la rigueur, la cueillette neutre des faits, la recherche d’équilibre et l’absence de jugement.»[8] Mais pour les médias, les risques sont grands. Le nouvel écosystème médiatique a, d’une part, permis de faire fortement baisser les coûts d’entrée pour la création de plateformes, de podcasts ou de médias «alternatifs» (qui sont soumis à plusieurs incitatifs économiques qu’on peut regrouper sous le vocable de «capture d’audience»[9]) tout en mettant à mal le modèle d’affaires des grands médias traditionnels qui peinent à poursuivre leur mission, notamment à l’extérieur des grands centres urbains. Voilà pourquoi il importe de soutenir, par des investissements publics comme privés, ces grandes organisations médiatiques qui se dotent de ces principes d’objectivité et de neutralité dans le but de concrétiser notre engagement collectif pour un journalisme de qualité. Car, pour paraphraser le slogan du Washington Post: dans l’obscurité, la démocratie se meurt.

De même, les tribunaux, bien qu’imparfaits (notamment par leur lourdeur et par les coûts prohibitifs qui y sont associés et favorisent injustement les gens riches), font partie de ces institutions de connaissances qui aspirent à la vérité. Les multiples procès perdus par l’ancien président Donald Trump montrent que, malgré une forte opposition populaire et malgré des menaces de mort et des risques professionnels importants pour les juges et les procureurs, les tribunaux américains ont su résister à ces pressions et ont permis de condamner l’ancien locataire de la Maison Blanche à de lourdes peines au civil et — l’avenir nous le dira — à d’encore plus lourdes peines au criminel. Cette neutralité des Cours face au tribalisme et au jeu de la petite politique partisane est un enjeu au Québec aussi et un combat de tous les instants. Mais, de manière générale, le système de justice permet de départager le vrai du faux de manière constante, fiable, relativement impartiale et comprend des mécanismes d’auto-corrections qui permettent d’en appeler de décisions considérées comme mauvaises par l’une des parties.

Reste les gouvernements et l’épineuse question de leur neutralité. Par essence, les partis politiques sont biaisés et idéologiquement orientés. Ceci est normal puisque les partis existent précisément pour exprimer les différentes sensibilités politiques d’un électorat. Mais les partis ne sont pas le gouvernement. L’Assemblée Nationale n’appartient pas à tel ou tel parti ou à telle ou telle idéologie. Il est certes nécessaire et essentiel de critiquer le parti au pouvoir et de questionner ses décisions et ses dérives (et c’est notamment le rôle des médias, d’où leur importance). Mais le système politique québécois, malgré toutes ses failles, a quand même le mérite de fonctionner: il permet une alternance pacifique du pouvoir (quand on se compare, on se console!), il permet un État assez fort et relativement efficace sur le plan législatif et plusieurs mécanismes de contrôle existent pour limiter et encadrer les actions gouvernementales, notamment la possibilité d’un congédiement radical du parti au pouvoir lors d’une élection générale; ce qui n’est pas le cas dans plusieurs autres démocraties.

Comme simples citoyen.nes, il importe que nous continuions à soutenir nos grandes institutions de connaissances, que nous défendions leur mission et leur fonctionnement et ce, quand bien même certains résultats spécifiques (tel article, telle étude, telle loi ou tel jugement), ne seraient pas à notre goût. La société québécoise a jusqu’ici résisté à cette nouvelle tentation populiste d’inspiration trumpiste ou bolsonariste, un populisme qui n’a rien à faire de la vérité ni du bien commun, et alimente le chaos, la désinformation, le tribalisme et l’irrationalité pour la simple raison que cela lui sert. Mais ne nous méprenons pas: ce populisme anti-institution et anti-vérité couve, très près sous la surface, dans toutes les sociétés modernes et les grands défis de l’avenir, avec au premier chef la lutte aux changements climatiques, requiert que nous ne prenions jamais la vérité — et sa difficile recherche — pour quelque chose d’acquis.

 

 

[1] «Les Démocrates n’ont aucune importance. La véritable opposition, ce sont les médias. Et la manière d’agir avec eux, c’est d’inonder le terrain avec de la merde.» (ma traduction)

[2] La difficulté d’obtenir les chiffres dans plusieurs grands pays populeux comme la Russie, le Brésil ou l’Inde explique cette importante fenêtre d’imprécision. Voir les très intéressants modèles conçus par le magazine britannique The Economist: www.economist.com/graphic-detail/coronavirus-excess-deaths-estimates

[3] Voir https://ourworldindata.org/grapher/total-covid-cases-deaths-per-million?country

[4] Les taux de mortalité des comtés à tendance républicaine et démocrates étaient équivalents avant l’arrivée des vaccins. Mais après mai 2021, quand la vaccination est devenue largement disponible pour tous les adultes, les écarts se sont rapidement creusés: la mortalité dans les comtés à majorité républicaine a été de 43% plus élevée que celui dans les comtés à majorité démocrate. Voir: https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/37486680/

[5] J’emprunte à Jonathan Rauch ces quatre grands pôles institutionnels de création de connaissances. Voir son excellent livre paru en 2021: The Constitution of Knowledge: A Defense of Truth, notamment chapitre 4.

[6] Tim Urban, What’s Our Problem? — A Self-Help Book for Societies, Intro et chapitre 1.

[7] Jonathan Rauch, The Constitution of Knowledge: A Defense of Truth, notamment chapitre 1.

[8] www.lapresse.ca/actualites/2022-09-25/dans-le-calepin-de-l-editeur-adjoint/attention-pente-glissante.php

[9] La capture d’audience est ce phénomène économique complexe qui pousse certains médias à se creuser une niche éditoriale de plus en plus radicale (une chambre d’écho) dès lors qu’un public avide de ce contenu est prêt à payer pour en écouter. Ceci est particulièrement criant dans le monde du podcast où les théories du complot, la défense de positions antivaccins ou du contenu masculiniste se présentant comme à «contre-courant» trouvent un public captif et sont portés à donner au client ce qu’il veut attendre.


Antoine Ross-Trempe est éditeur, auteur, entrepreneur et dirige une maison d’édition depuis plus de 15 ans. Détenteur d’une maîtrise en philosophie de l’Université de Montréal, il réfléchit à différents enjeux de société touchant la science, la santé, la philosophie politique mais aussi le divertissement, l’art ou le sport. On peut lire ses réflexions, sérieuses et humoristiques, sur les réseaux sociaux ou dans son dernier recueil Une esquisse de sourire, paru en 2023.

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