L’autojustice n’est pas une justice alternative

--- 20 février 2024

La tentation de l’autojustice n’est en fait que le symptôme et non l’origine du malaise. Elle est révélatrice de la perte de confiance en la capacité d’un système à se reformer.

La peur doit changer de camp

Tout récemment, un papa s’en est pris physiquement à l’adolescent qui intimidait son fils à l’école.

L’homme fait face à des accusations de menaces et de voie de fait.

Cet incident relance le débat sur le fléau de l’intimidation en milieu scolaire, l’insuffisance et parfois l’inefficacité des mesures mises en oeuvre pour le contrer ainsi que l’impuissance et l’impatience des parents face à la lenteur du processus devant mener à la sanction des agresseurs.

Quand on ajoute à cela le phénomène de la cyberintimidation, qui déborde les frontières de l’école et qui échappe au contrôle de l’administration scolaire, il est difficile d’accabler un parent lorsqu’il décide de recourir à l’autojustice pour protéger son enfant.

Ce faisant, il a le sentiment de faire son devoir et de renforcer son sentiment de compétence, en sa qualité d’adulte responsable d’assurer la sécurité de son enfant ; de plus, il éprouve la satisfaction de faire en sorte que la peur change de camp. Enfin, il a l’impression, non pas de court-circuiter la procédure et de se substituer aux ressources existantes, mais plutôt de pallier les failles, voire la faillite d’un système incapable de traiter le problème avec diligence.

Néanmoins, ce genre d’expédition punitive, dans une école de surcroît, va à l’encontre du message que l’on cherche à envoyer aux enfants : la violence n’est pas un mode acceptable de résolution de problèmes et la fin, aussi légitime soit-elle, ne justifie pas les moyens.

C’est facile à dire quand ce n’est pas notre enfant qui est touché et quand nous ne sommes pas placés devant les limites du système ; mais c’est justement dans ces situations extrêmes que nous avons besoin de garde-fous, de pare-feu, de recours qui nous protègent contre nous-mêmes, nos colères et nos instincts primaires.

Quand on a perdu confiance en un système et en sa capacité à protéger notre dignité, notre intégrité et celles de nos êtres chers, l’autojustice peut nous procurer un soulagement immédiat, mais elle nous rapproche tout doucement de la barbarie, de la loi du talion, de la raison du plus fort.

La honte doit changer de camp

C’est sensiblement le même raisonnement qui a poussé des personnes, dans la foulée du mouvement me too, à recourir à la dénonciation anonyme sur les réseaux sociaux. Ce procédé a permis de mettre à nu des agresseurs considérés comme intouchables, dont la puissance et le pouvoir de nuisance pouvaient intimider, dissuader et réduire les victimes au silence. Mais il avait pour effet pervers de livrer en pâture des innocents, sur la foi de rumeurs et de supputations, quand il ne s’agissait pas de règlements de comptes purs et simples.

Les motivations étaient pourtant compréhensibles et les arguments tirés de situations vécues. La honte devait changer de camp, les procédures judiciaires étaient trop lentes et décourageantes pour les victimes, la présomption d’innocence profitait aux agresseurs qui avaient les moyens de se payer des ténors du barreau capables de jouer sur le doute raisonnable ou le vice de procédure pour les faire innocenter. Le rapport de force était à ce point inégal que l’autodéfense devenait une option légitime et les victimes de dénonciations non fondées ou carrément calomnieuses étaient considérées comme de simples dommages collatéraux… On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.

Mais rien ne justifiait que l’on écarte avec autant de désinvolture la présomption d’innocence et le droit à une défense pleine et entière, comme s’il s’agissait de détails encombrants ou de faux alibis, alors que ce sont là des principes de justice fondamentaux.

Le silence doit changer de camp

On reconnaît la même rhétorique chez les tenants de la culture de l’annulation, des deux côtés du spectre idéologique.

D’un côté de ce spectre, on considère que la liberté d’expression sert de paravent à ceux qui ont le privilège et l’exclusivité de la prise de parole depuis des siècles, qu’elle profite aux nantis, aux dominants, aux puissants. Les limites imposées à cette liberté par les lois et les chartes sont si minimes qu’elles permettent à des discours douteux de circuler sans complexe. Le silence doit changer de camp et il est temps de redessiner les frontières entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ; ce courant voudrait par exemple que le désir de ne pas être offensé soit reconnu comme un droit ; il est demandé par ailleurs à ceux « qui ont déjà trop parlé » de se taire pour laisser les invisibles et les inaudibles raconter leur histoire afin de contribuer à tisser la trame narrative de la Grande Histoire.

De l’autre côté du spectre, on estime que les victimes réelles et présumées ont confisqué la parole, qu’elles ont imposé leurs lignes rouges, qu’il est temps de s’affranchir de cette idéologie victimaire et de ce coup d’État contre le pluralisme, une entreprise qui se réclame paradoxalement du droit à la différence, mais qui censure les opinions divergentes ou pousse leurs auteurs à l’autocensure.

L’indignation à géométrie variable aidant, on a tendance à dénoncer la censure dont on est victime, tout en justifiant ou en relativisant celle qui touche nos adversaires idéologiques.

Il y a des exceptions, fort heureusement, trop rares pour ne pas être soulignées et saluées. En 2019, la journaliste Pascale Navarro a refusé de participer à un événement dont a été exclue la professeure Nadia El Mabrouk, une table ronde qui devait permettre aux deux femmes de tenir un débat contradictoire sur le mouvement me too. Les organisateurs reprochaient à Nadia El Mabrouk ses positions sur la laïcité et l’éducation sexuelle. Pascale Navarro refusait de « cautionner la censure » et aurait souhaité débattre avec une personne dont elle ne partageait pas, a priori, le point de vue en matière de laïcité.

Il faut choisir son camp

Qu’il s’agisse d’agression sexuelle, d’intimidation à l’école ou de liberté d’expression, les arguments des uns et des autres ne sont pas dénués de fondement et chaque partie évoque des situations concrètes pour défendre sa position, justifier ses appréhensions et illustrer les dérapages de la partie adverse : un violeur récidiviste ayant échappé aux mailles du filet, un professeur blâmé pour avoir exercé sa liberté universitaire, un enfant victime d’intimidation poussé au suicide à cause de l’inertie de l’administration scolaire, un gestionnaire victime d’accusations mensongères lâché par sa hiérarchie et poussé à la démission, etc.

Mais dans leurs variantes jusqu’au-boutiste, les deux postures entrainent des dérives inquiétantes.

Les premiers s’enfoncent dans une idéologie du ressentiment, qui confond la justice réparatrice avec la vengeance et qui consiste à retourner le sablier des oppressions de l’histoire à son avantage, à renverser un ordre injuste pour le remplacer par autre ordre tout aussi injuste.

Les seconds confondent l’égalité de droit et l’égalité de fait, s’accrochent à un paradis perdu où la majorité dictait les règles du vivre-ensemble aux minorités, tolérant et respectant ces dernières dans leur droit à la différence, sans toutefois les inclure et les faire participer à la redéfinition des termes du contrat social.

Entre les deux postures, on trouve un éventail de positions pertinentes et dignes de mention, qui devraient pouvoir éclairer le débat public sur des sujets épineux, sans se faire accuser de donner du grain à moudre à l’extrême droite ou à l’extrême gauche, deux catégories fourre-tout qui tiennent lieu d’épouvantails et d’argument bâillon visant à rendre suspects le doute et la nuance. Le seul fait d’être obligé de rappeler encore et encore une chose aussi élémentaire, au Québec, en 2024, a de quoi surprendre et inquiéter.

Réformer un système imparfait ou renverser l’ordre établi ?

La tentation de l’autojustice n’est en fait que le symptôme et non l’origine du malaise. Elle est révélatrice de la perte de confiance en la capacité d’un système à se reformer.

Elle s’accompagne d’un discours qui vise à démontrer que la justice sociale est irréalisable à l’intérieur du système en place et des institutions qui l’incarnent : la justice, la police, les écoles, les universités, les prisons, les organismes culturels, etc.

Toutes ces institutions seraient au service de l’ordre établi et contribueraient à reproduire les rapports de domination, les privilèges, les oppressions, toujours au profit et au détriment des mêmes groupes.

Ceux qui contrôlent les rouages étant prêts à tout pour conserver leur pouvoir et leurs privilèges, ils concèdent des réformes ici et là, mettent en place des dispositifs inopérants pour faire illusion, sans toutefois procéder à une révision en profondeur du système, qui conduirait à une véritable redistribution des pouvoirs et des richesses.

La solution qui s’impose alors est la destruction de ce système et l’instauration d’un nouvel ordre plus égalitaire.

Le rapport de force entre dominants et dominés étant par définition inégal, la fin justifierait les moyens et la désobéissance civile serait une option envisageable, voire encouragée.

Cette désobéissance peut prendre diverses formes, comme le non-respect des lois ou le recours à l’autojustice, des actions considérées par leurs auteurs comme morales et justes dans les circonstances, bien qu’elles soient illégales.

Un tel raisonnement sous-tend par exemple l’action des antifas, qui présentent le fait d’incendier des véhicules de policiers comme une réponse légitime à la violence policière ; ou encore les gestes posés par les activistes antispécistes, qui vandalisent des boucheries et des restaurants servant de la viande.

Les antifas n’ont pas le monopole de l’autojustice, tant s’en faut. Dans un pays comme les Philippines, certaines milices qui s’adonnent à l’autojustice sont issues des corps policiers et bénéficient parfois de complicités au sommet de l’État, dans le but de contourner les tribunaux, jugés trop laxistes avec les criminels.

La même rhétorique est empruntée par les vigilantistes, ces nouveaux justiciers qui traquent les pédophiles ou qui se substituent aux forces de l’ordre pour débarrasser leur quartier des bandes criminalisées qui y sèment la terreur. Par amalgame, le vigilantisme sert aussi parfois de justificatif au tabassage des sans-papiers et des demandeurs d’asile.

On peut comprendre, sans l’applaudir, un parent qui bouscule le jeune qui terrorise son enfant, pour lui rappeler qu’il y a toujours un plus fort que soi et qu’il n’y a aucun mérite à abuser de son avantage physique.

On peut se réjouir qu’un abuseur ayant sévi en toute impunité soit balayé par une vague de dénonciations anonymes.

Les choses sont moins claires quand un groupe décide de manière arbitraire d’instaurer un délit d’opinion, de bannir une parole ou d’en imposer une autre.

Elles se brouillent davantage quand des actions criminelles sont commises pour dénoncer d’autres actions criminelles.

Quant à renverser l’ordre établi pour instaurer un système plus juste, plus égalitaire, qui serait de nature à réparer les injustices historiques envers les opprimés, il s’agit là d’une utopie vieille comme le monde ; elle a été nourrie par l’histoire des idées occidentale autant que par la tradition philosophique orientale ; elle a fait germer les grandes révolutions qui ont marqué l’histoire de l’humanité.

Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est un ordre plus juste, car une justice réparatrice ne saurait être une justice parallèle, une justice expéditive ou pire, une injustice qualifiée de « moralement acceptable », parce qu’elle serait dirigée contre le camp des « dominants », un autre mot-valise qui mériterait d’être explicité et appréhendé dans toute sa complexité ; ce concept pourrait devenir une lame à double tranchant, susceptible de se retourner contre ceux qui l »invoquent  aujourd’hui comme un mantra.

En effet, l’histoire, récente et ancienne, est parsemée d’exactions, commises envers des segments de population qui ont été transformés, par la force de frappe d’un discours évocateur,  en menaces ou en « dominants » auxquels il faudrait arracher le pouvoir des mains (les « Juifs et l’argent », les « Arabes et le grand remplacement », les migrants et la criminalité dans les villes, « la dictature » des minorités, etc.).

L’Histoire ne se répète pas toujours… Mais Il lui arrive souvent de bégayer.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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