L’intolérance n’explique pas tout

--- 2 décembre 2023

La convergence des luttes s’arrête là où commence la dénaturation des récits, la confiscation des drames et la réclamation du statut de victime par association.

Photo de Kiwihug via Unsplash
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Extrapolation et brouillage des trames narratives

La Commission Canadienne des Droits de la Personne (CCDP) a soulevé la controverse en publiant un document de réflexion sur « l’intolérance religieuse » au Canada. On peut y lire notamment que la prévalence des fêtes chrétiennes dans le calendrier des jours fériés constitue une « discrimination religieuse systémique » à l’égard des minorités religieuses, laquelle discrimination serait « ancrée dans notre identité d’État colonial colonisateur ».

Le raisonnement de la CCDP s’appuie d’abord sur l’histoire de l’évangélisation forcée des premiers peuples par les colonisateurs anglais et français, une entreprise d’acculturation systématique et planifiée, dont on mesure encore aujourd’hui les effets transgénérationnels.

Par extrapolation, le document établit un lien de parenté, voire de continuité, entre d’une part, l’acculturation intentionnelle des premiers peuples, une conséquence de la colonisation, et d’autre part, les autres formes de discrimination religieuse directe ou indirecte, conséquences de la diversification du tissu social.

Outre ces effets d’amalgame et ce brouillage des trames narratives, on peut déceler une confusion sémantique dans le document.

On range par exemple « des indignités, des rabaissements et des insultes » dans la catégorie des micro-agressions, un concept aux contours mal définis et qui n’existe pas dans le lexique juridique; or, le fait de dénigrer ou d’insulter relève du propos vexatoire et discriminatoire, qui peut être dénoncé et sanctionné comme tel. Dans la même veine, on déplore les attitudes de rejet envers des groupes « méritant l’équité », ce qui pourrait laisser entendre que l’équité est affaire de mérite et non de droit. On évoque aussi « les personnes de diverses origines religieuses et raciales », alors que la race a été invalidée par la science depuis le milieu du 20e siècle et que la religion est une croyance personnelle et intime et non pas une origine ethnique ou nationale. Les personnes converties à une religion autre que celle de leurs ancêtres ont-elles pour autant changé d’origine?

Même si on pourrait penser que de telles approximations sont imputables à des problèmes de traduction, elles ne sont pas anodines et certainement pas acceptables, surtout quand la publication est signée par un organisme public indépendant, dont l’expertise et les avis juridiques sont censés éclairer le gouvernement; pour traiter de sujets aussi complexes, sur un ton humain mais dépassionné, ces instances ont un devoir de rigueur, de nuance, de discernement, de justesse dans le choix des mots et l’énoncé des faits, et surtout de prise de distance par rapport aux groupes d’intérêt.

Les éléments de contexte et les hypothèses avancées pour expliquer la recrudescence des actes haineux et xénophobes soulèvent aussi des questions. Quand le document aborde l’augmentation des actes haineux depuis 2021, il les impute à « la crise du COVID-19 qui n’a fait qu’empirer les choses », et enchaine aussitôt avec des statistiques sur l’antisémitisme et l’islamophobie.

Certes, le rapport vise à documenter la discrimination fondée sur la religion, mais pour illustrer l’intolérance directement liée à la crise sanitaire, il fallait d’abord évoquer les actes xénophobes recensés en 2020 et visant les personnes originaires d’Asie, soupçonnées d’avoir importé le virus. Idem pour les communautés noires, particulièrement visées dans la foulée des entrées massives de demandeurs d’asile par le passage irrégulier du chemin Roxham, jusqu’à sa fermeture en 2023.

La transposition des conflits internationaux et les tensions qu’ils peuvent raviver entre certaines communautés religieuses ne sont pas du tout évoquées dans le document, alors qu’il s’agit là d’une variable contextuelle importante, surtout dans cette actualité marquée par le conflit israélo-palestinien.

L’intolérance systémique comme fausse prémisse

Dans la majorité des pays avec un passé religieux, incluant les états laïques et les sociétés sécularisées, le calendrier des jours fériés est composé de fêtes religieuses et nationales; la célébration ou la commémoration d’événements historiques marquants et significatifs, heureux ou tragiques, peuvent également être transformées en jours fériés, comme c’est le cas du 11 novembre (l’armistice), férié en France mais seulement souligné au Canada.

Ce n’est pas par intolérance ou par volonté d’exclure que la plupart des pays se sont dotés de calendriers reflétant leur réalité sociale et leurs croyances, a fortiori à une époque où les sociétés étaient relativement homogènes. 

Il est par ailleurs compréhensible et légitime que les membres de ces sociétés, même laïcisées ou sécularisées, aspirent à préserver leur mémoire et leur patrimoine, dans un souci de transmission intergénérationnelle, quitte à réinventer ou repenser les rituels, pour les déconfessionnaliser sans les abandonner.

Ce choix du rituel sans le religieux se fait déjà dans des occasions comme Noël, le mariage, les cérémonies funéraires, qui permettent aux personnes sans allégeance religieuse de ritualiser les passages importants de leur vie.

Par ailleurs,  les jours fériés qui tirent leur origine de la tradition chrétienne sont désormais « civiques » avant d’être religieux: ils sont offerts à tous les citoyens, nonobstant la confession religieuse.

En expliquant la prévalence de la tradition chrétienne dans le calendrier des jours fériés par une intolérance religieuse ancrée dans l’histoire du Canada, le raisonnement de la CDPC s’appuie sur une fausse prémisse et relève du diagnostic erroné. 

En effet, il serait plus juste et plus factuel de mentionner que la sécularisation de la société dite d’accueil ou majoritaire d’une part, et, d’autre part, la diversification des croyances religieuses dont sont porteuses les vagues d’immigration successives depuis plus d’un siècle, ont remis à l’ordre du jour et complexifié la gestion du fait religieux dans les institutions publiques.

C’est donc l’évolution du contexte et les transformations du tissu social qui interrogent notre rapport au religieux, dans un Canada dont la constitution consacre « la primauté du droit et la suprématie de Dieu » et dont la Loi sur le multiculturalisme invite à une célébration de la diversité culturelle et religieuse, une porte ouverte à l’adoption d’un calendrier des jours fériés multiconfessionnel qui refléterait cette diversité.

Au Québec, la diversification du profil ethnoreligieux de la population remet aussi en question notre rapport au religieux, mais elle a donné naissance à deux courants opposés, pour des raisons historiques et politiques (l’héritage de la Révolution tranquille et la question nationale notamment).

D’un côté, les tenants d’une laïcité dite radicale, considérée comme un moyen de contenir les revendications religieuses et de prévenir les tensions interconfessionnelles. Ce courant prône la mise en exergue de l’identité civique commune dans les institutions publiques, sachant par ailleurs que la liberté de religion individuelle dans les sphères publique et privée, ainsi que la liberté d’association sur la base d’un culte commun, sont garanties par les chartes. 

De l’autre, les tenants d’une laïcité dite ouverte, plus proche de la vision multiculturaliste. Ce courant considère la prise en compte des manifestations religieuses dans les institutions publiques comme une manière d’incarner les valeurs d’inclusion et de refléter la diversité dans toutes les sphères de la société, même chez les représentants de l’État.

Ce conflit n’oppose pas des tolérants à des intolérants; il renvoie plutôt à deux conceptions divergentes de la place du religieux dans les institutions publiques, en contexte de diversité.

En 2019, le gouvernement caquiste a tenté de couper la poire en deux avec l’adoption de la Loi 21, qui interdit le port de signes religieux seulement aux employés de l’État ayant un pouvoir coercitif (incluant les enseignants, qui ont un pouvoir de sanction et une autorité morale sur les jeunes). Les débats entourant cette loi se sont déplacés devant les tribunaux.

Le document de la CCDP fait aussi référence à l’obligation juridique d’accommodement. Cette mesure corrective, en vigueur depuis des décennies au Canada, permet aux individus, au cas par cas, et sans imposer de contrainte excessive aux organisations, d’exercer leurs libertés de conscience et de religion. Elle se traduit, par exemple, par une dérogation au calendrier des jours fériés ou à des normes vestimentaires, à condition que cette dérogation ne donne pas lieu à des privilèges ou des passes droits et que le bénéficiaire consente à compenser les journées ou les heures non travaillées.

La section consacrée à cette mesure dans le document, intitulée « défaut d’adaptation aux pratiques religieuses » donne l’impression que tout est à faire, alors que les organisations peuvent s’appuyer sur une vaste jurisprudence, qui s’est construite depuis le milieu des années 80, autant en matière de gestion du personnel qu’en matière de relations avec les usagers et les citoyens.

Là encore, on constate une confusion des enjeux et des concepts. On présente l’accommodement comme un remède à l’intolérance religieuse. Or, l’accommodement est plutôt une mesure visant à corriger ou atténuer les effets discriminatoires de certaines normes, pratiques ou règlements sur des personnes, en leur permettant d’y déroger. Une analyse préalable de la recevabilité de la demande doit conclure que la norme contestée porte préjudice au demandeur et le prive de l’exercice d’un droit fondamental (cette étape pourtant cruciale du processus n’est pas évoquée dans le document). Dans un deuxième temps, on procède à l’analyse de la faisabilité et de la raisonnabilité des différents aménagements possibles.

La réponse à l’intolérance, c’est la solution pédagogique (la sensibilisation et l’éducation), pas l’accommodement.

La réponse à la discrimination par effet préjudiciable, c’est l’accommodement raisonnable et autres mesures correctives comme l’équité en emploi.

Et enfin, la réponse à la discrimination intentionnelle, c’est la sanction.

Tout n’est pas dans tout.

Rappelons au passage que cette mesure corrective n’est pas réservée aux minorités religieuses mais qu’elle s’applique aussi aux femmes, aux personnes en situation de handicap et à tout autre individu dont la condition nécessite une dérogation à certaines normes organisationnelles ayant un effet discriminatoire sur lui et le brimant dans l’exercice d’un droit fondamental, à moins que cette discrimination ne soit justifiée par les qualités et aptitudes requises par l’emploi.

La locomotive autochtone

En extrapolant le sort réservé aux spiritualités des premiers peuples à celui réservé aux vagues successives de minorités religieuses au Canada, issues de l’immigration récente et moins récente, le document de la CCDP compare deux situations incomparables.

Il est impossible par exemple d’invoquer auprès des premiers peuples l’argument de la préséance du groupe majoritaire « qui était là avant eux », et qui aurait établi en toute bonne foi son calendrier des jours fériés, sur la base de la réalité sociale et des croyances qui étaient siennes il y a 150 ou 350 ans.

En revanche, cette justification se défend s’agissant des minorités religieuses issues de l’immigration.

D’autant plus que la politique officielle de multiculturalisme, adoptée par le gouvernement en 1971 faisait la promotion de la diversité culturelle et religieuse et que la Loi sur le multiculturalisme canadien, adoptée en 1988, oblige légalement le gouvernement fédéral à s’engager envers la promotion et le maintien d’une société diverse et multiculturelle.

On peut raisonnablement en conclure que le Canada s’est doté de moyens légaux pour s’adapter à la transformation de son tissu social et assurer le respect de la diversité ethnique et religieuse, et ce, depuis au moins 52 ans.

Certes, ce dispositif d’inclusion a vu le jour après des errements, des ratés, des lois et des épisodes discriminatoires qui se sont étalés dans le temps et dont voici quelques exemples: la loi de l’immigration chinoise en 1885, qui imposait un droit d’entrée de 50 $ aux personnes d’origine chinoise, le règlement sur le voyage continu, adopté en 1908, qui visait à empêcher les voyageurs sud-asiatiques de s’établir au Canada, l’exploitation des ouvriers d’origine chinoise lors de la construction du chemin de fer en Colombie Britannique de 1880 à 1885 (entre 600 et 2200 seraient morts selon les estimations), l’arrestation de 21000 et le déplacement de 12 000 personnes d’origine japonaise pendant la deuxième guerre mondiale, en vertu de la Loi sur les mesures de guerre de 1942 etc.

Il suffit toutefois de consulter aujourd’hui l’état de la jurisprudence en matière d’accommodement religieux pour constater que les choses ont beaucoup évolué; si certaines organisations répugnent à tenir compte des demandes à caractère religieux et cherchent un moyen de se soustraire à leur obligation de moyens, d’autres au contraire font le choix politique d’accommoder au-delà de ce à quoi les chartes les obligent et créent ainsi des précédents embarrassants ; cette générosité dans l’accommodement est parfois l’expression d’une conviction profonde, mais parfois aussi le résultat d’un calcul politique ou de la “peur d’être traîné devant la commission des droits”.

Pour ce qui est de la recrudescence des crimes haineux, la montée des populismes et des extrémismes, il y a en effet de quoi s’inquiéter. Ces dérives trouvent leurs sources dans un mélange d’intolérance, d’ignorance, d’insécurité économique, d’endoctrinement, de sectarisme, de quête de sens ou de recherche du bouc émissaire.

Mais c’est sur le terrain de la sanction et de la prévention qu’il faut les traiter, pas sur celui des accommodements religieux. A chaque mal son remède.

Revenons à l’évangélisation forcée des Premières Nations par l’État colonial, un élément qui a servi de prémisse et de pierre angulaire à la thèse soutenue dans le document de la CCDP.

Le fait que certaines minorités religieuses issues de l’immigration récente et moins récente ont en commun avec les premiers peuples d’avoir été dans un autre contexte victimes du colonialisme, ne rend pas pour autant les situations comparables.

Les enjeux distincts, le contexte, l’histoire spécifique aux premiers peuples ne peuvent être dilués dans un ensemble de revendications ayant peu ou pas à voir avec les aspirations des principaux concernés.

La convergence des luttes s’arrête là où commence la dénaturation des récits, la confiscation des drames et la réclamation du statut de victime par association.

Comme l’écrivait Natasha Kanapé Fontaine « n’entre pas dans mon âme avec tes chaussures ».

Pour conclure, le document de la CCDP n’a pas de portée juridique et on pourrait en déduire que cette controverse est une tempête dans un verre d’eau.

Il est toutefois surprenant, voire inquiétant, qu’une instance censée tirer sa légitimité et sa crédibilité de son expertise en matière de droits de la personne, ait apposé sa signature sur un plaidoyer truffé d’approximations, d’opinions, de raccourcis méthodologiques et intellectuels.

La lutte contre la discrimination sous toutes ses formes mérite mieux.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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