Le monde d’après

La COVID-19 nous a rappelé une vérité toute simple que beaucoup avaient oubliée : l’État est une institution fondamentale qui assure la cohésion des sociétés.

Ce texte est un collage d’extraits tirés de l’ouvrage collectif Le monde d’après: Les conséquences de la COVID-19 sur les relations internationales, publié par Les Presses de l’Université de Montréal, sous la direction de Frédéric Mérand et Jennifer Welsh.

Au printemps 2020, le monde s’est arrêté. Les écoles, les commerces et les restaurants ont fermé. Des millions de personnes ont perdu leur emploi. Les employés de bureau sont passés au télétravail tandis que les travailleurs essentiels faisaient des doubles quarts pour soigner leurs patients ou livrer de la nourriture. Le secteur manufacturier a pratiquement cessé ses activités. Les routes se sont vidées. Les vols ont cessé. C’était le début, brutal, de ce qu’on appellerait bientôt le Grand Confinement.

La pandémie de COVID-19 est la crise mondiale la plus importante depuis le début du XXIe siècle. Ses ramifications sont d’ordre sanitaire et économique, bien sûr, mais aussi social, technologique, environnemental, culturel, sécuritaire, psychologique et politique. En empruntant au sociologue français Marcel Mauss, on peut la décrire comme un « fait social total », un événement d’une ampleur telle que nous n’en avons pas connu depuis la Seconde Guerre mondiale : la pandémie a touché à toutes les sphères de l’activité humaine et à toutes les dimensions de l’expérience humaine, du politique au spirituel. Et contrairement à la Seconde Guerre mondiale, à la fin de la guerre froide, à la crise financière de 2008 ou même à d’autres pandémies récentes comme Ebola, pas un seul pays – que ce soit la Chine avec sa prétendue politique « zéro COVID », ou même la Corée du Nord, le « royaume ermite » – n’a su en éviter les conséquences.

Révélations

Certaines tendances mondiales étaient déjà bien amorcées avant 2020, mais la pandémie nous les a révélées avec une clarté accrue. Les inégalités socioéconomiques en sont un bon exemple. À première vue, les inégalités entre pays semblent avoir diminué depuis les années 1990, mais c’est là en grande partie une conséquence de l’essor de la classe moyenne chinoise. Au sein des pays, au contraire, elles se sont accentuées dans bien des cas. De façon générale, comme l’ont montré des économistes tels que Thomas Piketty (2019) et Branko Milanovic (2016), le bilan est mitigé : tandis que la vie de millions de personnes s’est améliorée au XXIe siècle, particulièrement dans les pays du Sud, le premier centile de la population a vu son revenu s’accroître encore davantage. Pour bien des gens, qu’ils soient englués dans la pauvreté ou qu’ils fassent partie d’une classe moyenne occidentale stagnante, la situation a empiré. De plus, la nature même des inégalités socioéconomiques a considérablement changé. Le patrimoine engendre davantage de revenus qu’à aucun autre moment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. À l’inverse, les travailleurs non qualifiés du secteur des services se sont comparativement appauvris. C’était l’état de la situation quand nous sommes entrés dans la crise du coronavirus, qui a eu tôt fait de mettre en lumière leur vulnérabilité, dans le secteur formel aussi bien qu’informel.

La pandémie a aussi mis en évidence une autre tendance mondiale, à savoir l’interdépendance grandissante des économies nationales, incarnée dans le dense réseau des chaînes de valeurs mondiales. La délocalisation du secteur manufacturier en Chine, qui a pris son essor dans les années 1990, avait occulté à quel point la conception, la production et la vente de biens et services, au XXIe siècle, sont mondialement intégrés par les droits de propriété intellectuelle, l’interopérabilité logistique, la communication juste-à-temps, la convergence réglementaire et les marchés financiers. Avec la spécialisation extrême, les intrants se déplacent constamment de par le monde. Pour reprendre un exemple cher aux écoles de commerce, les composantes d’un iPhone d’Apple, propriété intellectuelle incluse, proviennent des États-Unis, du Japon, de l’Allemagne, de Taiwan, de France, de Corée et de Chine. Dans les premiers jours de la pandémie, alors que les pays étaient confrontés à des pénuries de fournitures médicales essentielles, on a beaucoup parlé de relocalisation. À ce jour, pourtant, peu de données viennent appuyer un renversement de cette tendance lourde ou l’appui sans réserve à la « souveraineté de la chaîne d’approvisionnement » (Zakaria, 2020).  La tâche monumentale de le faire, tant sur le plan logistique que financier, a limité toute ambition, du moins pour l’instant, de « reprendre le contrôle ».

Enfin, la COVID-19 nous a rappelé une vérité toute simple que beaucoup avaient oubliée : l’État est une institution fondamentale qui assure la cohésion des sociétés. Selon la célèbre formule de Max Weber, l’État a le « monopole de la violence légitime » – mais il a aussi le monopole de la citoyenneté et de la protection des populations. Bien que l’État ait, d’après Michael Mann (1984), le pouvoir despotique d’imposer, il a aussi, par ses infrastructures, le pouvoir de permettre – il possède, dans les mots de Pierre Bourdieu, une « main droite » qui contraint et une « main gauche » qui protège. Les gouvernements peuvent fermer manufactures et frontières et forcer les gens à rester chez eux, mais ils peuvent aussi les rapatrier de l’étranger, leur donner des soins de santé et mettre en place des prestations d’urgence. Ces pouvoirs exceptionnels se sont révélés pendant la crise, alors que les gouvernements réalisaient l’impensable : freiner la circulation des individus et enregistrer des déficits à 15 % du PIB. Sans surprise, les États plus faibles s’en sont moins bien tirés, et plusieurs d’entre eux ont exercé un pouvoir plus despotique que structurant.

Accélérations

Viennent ensuite les tendances que la COVID-19 a accélérées. Les plus évidentes relèvent de la numérisation et de la virtualisation des relations internationales, la pandémie ayant agi comme catalyseur de changements. Le bureau à domicile a bouleversé le travail des sociétés, des petites entreprises aux multinationales. Le travail à distance a aussi affecté les bureaucraties gouvernementales et intergouvernementales, qui ont adjoint les réunions virtuelles à l’utilisation déjà habituelle des courriels. Avec l’arrêt des voyages à l’étranger, les rencontres internationales – des congrès professionnels aux sommets de l’Organisation des Nations unies (ONU) – se sont déplacées en ligne. Au même titre que la salle de conseil et la salle de classe, Zoom a accueilli la salle de conférence internationale. Au « retour » du travail, le soir, les gens ont consommé des produits culturels américains à un rythme inédit, notamment sur les plateformes de Netflix et d’Apple, ou en les achetant sur Amazon.

L’ascension des entreprises de technologie (le « Big Tech ») remonte bien avant la crise de la COVID-19. Déjà, leur part du marché grandissait et ils généraient des niveaux de revenus à couper le souffle, mais le Grand Confinement leur a donné un coup de pouce considérable. Alors que la « vraie » économie s’effondrait, consommateurs et investisseurs se sont rués sur les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), laissant en ruines les économies locales du service, du tourisme et de la culture. En juillet 2020, les cinq plus grandes entreprises technologiques représentaient 22 % de la valeur des actions du S&P 500 (Klebnikov, 2021). En implantant les services numériques dans nos pratiques de consommation quotidiennes et dans les opérations des entreprises, la pandémie a ainsi accéléré une transformation profonde de l’économie capitaliste, de la vente des produits et services à la marchandisation des données, ce que Shoshana Zuboff (2020) décrit comme la montée du « capitalisme de la surveillance ». Cette transformation profitera aux travailleurs, aux travailleuses et aux entreprises de l’économie numérique aux dépens des autres, qui continueront de perdre de la vitesse. 

Deux facteurs attribuables à la COVID-19 ont accentué et élargi la rivalité entre les géants chinois et américain. Le premier est la politisation de la santé mondiale. Pendant la pandémie de H1N1 en 2009, la Chine et les États-Unis ont coopéré en échangeant des technologies et de l’information sur la propagation de la maladie et en accélérant la mise au point d’un vaccin. De la même façon, en réponse à l’éclosion d’Ebola en 2014, les deux pays, en tant que membres clés du Conseil de sécurité de l’ONU, ont participé à l’effort collectif pour envoyer de l’aide en Afrique de l’Ouest. En 2020, toutefois, le portrait fut complètement différent. Alors que, pendant la précédente éclosion de SRAS, on avait vu l’origine de la maladie comme un enjeu scientifique plutôt que politique – sans que quiconque tente d’en nier l’origine ou de tenir pour responsable un État donné –, la COVID-19 est devenue un vecteur de condamnation et de concurrence géopolitique. Donald Trump, dans une tentative pour faire porter à la « Chine communiste » le blâme de la pandémie, a transformé en arme rhétorique le fait que le coronavirus est d’abord apparu dans la région de Wuhan. Cette façon de présenter la crise a amplifié la sinophobie latente aux États-Unis, mais aussi dans une grande partie du monde occidental, et les tensions entre la Chine et l’ONU ont sapé les travaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – qui a eu du mal à mener à bien une enquête indépendante et transparente sur les origines de la pandémie ou à pousser les pays à faire front commun pour la contenir – aussi bien que du Conseil de sécurité de l’ONU, qui n’a pas su s’entendre sur une résolution pour mobiliser les agences onusiennes ni établir un mécanisme pour coordonner les efforts de réponse internationale.

Le deuxième facteur relève du fait que la performance de la riposte à la COVID-19 est devenue un enjeu de la bataille pour établir quelle superpuissance a le meilleur modèle politique. Xi Jinping s’est servi du fait que son pays a été le premier à « dompter » le virus pour embellir sa propagande sur la montée de la Chine. Étant sortie relativement indemne de la première partie de la crise – avec une croissance économique de 2,3 % en 2020, comparativement à la contraction de 3,5 % aux États-Unis –, la Chine n’a pas hésité à vanter la supériorité de son modèle économique par rapport aux politiques en déclin de son rival. Le discours a trouvé un écho dans d’autres régimes autoritaires, bien sûr, mais aussi dans de nombreux pays du Sud, où Pékin a usé de « diplomatie vaccinale » pour affirmer non seulement ses prouesses scientifiques, mais aussi son statut de grande puissance responsable. En 2021, la Chine a pris une avance précoce dans la course pour étendre son soft power en offrant des vaccins gratuits à 69 pays en développement et en exportant vers 28 autres des vaccins moins onéreux que ceux offerts par les États-Unis et l’Europe (Huang, 2021). On a détecté sur les réseaux sociaux une campagne de désinformation visant à contrer les préoccupations soulevées quant à l’efficacité du Sinovac ou la capacité du gouvernement chinois d’honorer toutes ses « commandes » tout en discréditant les vaccins occidentaux. Il faudra voir si ce capital symbolique accumulé pourra survivre à la décision du Parti communiste de continuer à appliquer une politique « zéro COVID », alors que le reste de la planète a choisi le déconfinement en 2022.

Nouvelle donne

Enfin, nous nous intéressons aux nouvelles tendances que la COVID-19 a provoquées.

En l’espace de quelques semaines, on a assisté à un éclatement des convictions les plus profondes en matière de politique fiscale. Qu’ils représentent des économies de marché « libérales » ou « coordonnées », qu’ils soient menés par des dirigeants conservateurs ou progressistes, la plupart des gouvernements de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont injecté des milliards de dollars dans leurs économies, générant des déficits annuels à hauteur de 5 % à 15 % du PIB annuel. Ils ont élargi l’accès à l’assurance-emploi, subventionné des postes et des salaires, soutenu des entreprises et en ont nationalisé d’autres. En somme, ils ont enfreint toutes les règles de l’orthodoxie en matière de politique économique. L’endettement des États a explosé. Les banques centrales, quant à elles, ont emprunté au scénario éprouvé dans la foulée de la grande récession de 2008, achetant des obligations et injectant des liquidités pour maintenir les taux d’intérêt au plancher le plus longtemps possible sans craindre l’inflation. Leur bilan financier est maintenant plus élevé qu’il ne l’a jamais été.

Au moment d’écrire ces lignes, l’inflation est de retour et provoque, pour la première fois depuis une décennie, une augmentation importante des taux d’intérêt. Il est trop tôt pour dire si les gouvernements pourront vivre avec un niveau d’endettement public plus coûteux, s’ils entreprendront une nouvelle ronde d’assainissement budgétaire ou s’ils augmenteront les impôts. On verra sans doute une combinaison de ces trois options, avec une insistance accrue sur l’une ou sur l’autre selon les capacités et l’idéologie de chaque pays. Mais les règles du jeu ont changé, ne serait-ce que pour un moment. Il ne semble pas y avoir de plafond idéal de la dette; si une stimulation économique de grande envergure est bien coordonnée pendant une crise, elle ne mène pas nécessairement à une fuite des capitaux. Même dans une économie mondialisée, les gouvernements, maintenant, semblent avoir une bien plus grande capacité en matière d’imposition et de réglementation des marchés que ce que croyait l’opinion courante.

Sortir de la crise relativement indemne n’est cependant pas une option pour la plupart des pays en développement ou lourdement endettés. La pandémie a selon toute vraisemblance mis un frein à la convergence économique observée entre les pays du Sud et ceux du Nord depuis le début du siècle. Certains pays, la Chine notamment, continuent leur ascension grâce à la force de leur marché et le bon fonctionnement de leurs institutions (aussi autoritaires soient-elles). Mais beaucoup d’autres, le Brésil et l’Inde par exemple, prendront du retard à nouveau. L’année 2020 aura marqué, pour la première fois depuis les années 1990, une augmentation de la pauvreté dans le monde (bien que plusieurs pays y aient échappé, par exemple le Canada grâce à des politiques de soutien au revenu), et des tendances propres à la pandémie auront exacerbé la fragilité d’États dans toutes les régions du globe. Si rien n’est fait pour aider ces pays, l’objectif d’un développement durable paraîtra plus éloigné qu’avant.


Ce texte est un assemblage d’extraits tirés de l’ouvrage collectif Le monde d’après: Les conséquences de la COVID-19 sur les relations internationales, publié par Les Presses de l’Université de Montréal. Pour en savoir plus et pour continuer la lecture et la réflexion, vous pouvez vous procurer cet ouvrage chez votre libraire préféré ou encore directement sur le site web de l’éditeur.