Gérald Godin : Campagne électorale de 1976

et --- 21 octobre 2023

Un extrait de GODIN, biographie de Gérald Godin par Jonathan Livernois publiée chez LUX

15 novembre 1976

Les rumeurs d’élections se précisent au début du mois d’octobre 1976. Le Parti libéral cherche à prendre l’opposition par surprise en devançant d’une année le scrutin. Les événements se bousculent. Le Parti québécois doit trouver un candidat péquiste pour affronter le premier ministre Robert Bourassa, député de la circonscription de Mercier depuis 1966. Le comté couvre l’essentiel de ce qu’on appelle aujourd’hui le Plateau-Mont-Royal : il est borné, à l’ouest, par l’avenue de l’Esplanade ; à l’est, par la voie ferrée du Canadian Pacific Railway (CPR) ; au sud, par l’avenue du Mont-Royal ; au nord, par la même voie du CPR, qui vire près des rues Van Horne et des Carrières. Le comté ressemble à un piano à queue vu de haut. Essentiellement résidentielle, la circonscription est surtout canadienne-française – les anglophones et les néo-Québécois n’y représentent que 23 % de la population[1]. Le niveau de scolarité y est très bas. En 1976, seulement 3,83 % des citoyens ont atteint un grade universitaire, tandis que 54,08 % n’ont pas dépassé la 8e année[2].

En 1970, le péquiste Pierre Bourgault y avait été défait par son ami Robert Bourassa, ce dernier ayant obtenu 3 061 voix de majorité. En 1973, c’était au tour de Louis O’Neill de mordre la poussière. Bourassa avait obtenu 2 880 voix de majorité. En 1976, le comté pourrait basculer dans le giron péquiste, d’autant que les circonscriptions voisines, Maisonneuve et Saint-Jacques, sont représentées par le Parti québécois depuis 1970. Mais dans les faits, comme le premier ministre en est le député, les chances de victoire des péquistes sont très minces. 

Qui sont les candidats péquistes pressentis dans Mercier en cette année 1976 ? Louis O’Neill, le candidat de 1973, se présente plutôt dans la circonscription de Chauveau, dans la région de Québec. Pierre Bourgault ne se représentera pas non plus. Entre lui et René Lévesque, c’est le feu et l’eau.

Yolande Leblanc, alors militante péquiste dans le comté de Mercier, explique que malgré tout, le Parti québécois « avait plusieurs candidats [en vue] à ce moment-là[3] ». Elle évoque Jean Doré, ancien attaché de presse de René Lévesque et militant du RCM. Selon Leblanc, le futur maire de Montréal hésitera, mais finira par refuser pour des raisons d’ordre familial. Le nom du père Jacques Couture ressort aussi, selon Daniel Gomez, membre de l’exécutif du PQ de Mercier, qui agira comme attaché de presse de Godin pendant la campagne[4]. Le père Couture refusera la proposition et se présentera dans Saint-Henri, son « milieu naturel ». La candidature de Paul Cliche est aussi envisagée, mais celui-ci, alors conseiller municipal du RCM, passe son tour. On pense également au syndicaliste Pierre Vadeboncoeur[5], mais ce dernier refuse.

Godin rappelle lui-même, en 1986, les circonstances de son « recrutement » : « Il y a eu deux circonstances extérieures qui m’ont conduit dans la campagne de 1976. D’abord, en tant que journaliste, je couvrais Mercier où, un ami à moi, Marcel Boily, était impliqué pour le PQ. Marcel, un homme que j’admirais beaucoup, m’a demandé de joindre l’équipe du PQ dans Mercier et j’ai accepté. À ce moment-là j’étais chargé de cours [sic] à l’UQAM et en chômage forcé à cause d’une grève. Au lieu de faire la grève, j’ai fait la campagne contre Bourassa[6]. »  

Autrement dit, il se jetterait dans cette mêlée pour passer le temps. Il est vrai qu’en apparence, ses chances de gagner ne sont guère meilleures qu’avec le Parti rhinocéros. À l’annonce de son collègue, le professeur de l’UQAM Serge Proulx est convaincu que puisqu’il se présente dans Mercier, Godin ne risque pas de quitter le Département de communication[7]. L’intellectuel et poète entre en politique, racontera-t-il, « à titre de journaliste avec l’intention de faire un reportage sur une campagne électorale vue de l’intérieur[8] ».

Cette candidature pressentie ne fait pas l’affaire du chef du Parti québécois, René Lévesque. L’attaché de presse de Lévesque, Robert Mackay, demande par deux fois à Louise Harel, alors présidente de la région Montréal-Centre du PQ, de se présenter à l’investiture dans Mercier contre Godin. La présidente de cette turbulente et radicale instance du PQ comme candidate ? « Disons que j’étais le moindre mal », raconte aujourd’hui en riant Louise Harel[9], qui refusera de se présenter contre Godin.

Mais qu’a donc René Lévesque contre Gérald Godin ? Ils se connaissent depuis le milieu des années 1960. C’est la journaliste Judith Jasmin qui avait alors arrangé la rencontre entre les deux hommes[10]. En 1973, Godin en relate les circonstances : « Un soir, je m’en souviens, [j’avais rencontré Lévesque] avec Judith Jasmin, sa vieille copine de Radio-Canada. […] Au cours de la conversation qui suivit, René Lévesque fit une sortie contre “les maudits séparatistes qui avaient noyauté Radio-Canada”. Il avait pris le ton de Louis-Philippe Lacroix. Judith Jasmin le réprimanda doucement : “René, René, dit-elle, tu parles exactement comme Robert Rumilly et Maurice Duplessis parlaient de toi, il y a quelques années”. » Godin est frondeur et demande au ministre Lévesque : « Nommez-moi une chose, une seule chose que le gouvernement Lesage a faite depuis 1960, qui remet en question fondamentalement le colonialisme qu’exercent sur les Québécois, le capitalisme canadien-anglais ou l’impérialisme américain ? » La Caisse de dépôt, a répondu Lévesque du tac au tac[11].

Ce jour-là, le courant n’a pas passé entre les deux hommes, et il ne passe toujours pas en 1976. La relation tumultueuse de Godin avec le journal Le Jour aura sans aucun doute envenimé ses rapports déjà froids avec Lévesque. Godin, on le sait, reprochera à ce journalde concurrencer Québec-Presse, dont la fragilité économique était connue. Godin va ensuite déplorer amèrement la fermeture du Jour par le PQ, qui aura lieu après la disparition de Québec-Presse. Pour Louise Harel, ce « contentieux sur Le Jour et Québec-Presse[12] » peut expliquer le refus de Lévesque d’accorder son soutien à la candidature de Godin. Martine Tremblay, collaboratrice de longue date et plus tard directrice de cabinet de René Lévesque, abonde dans le même sens : « Ce que j’en sais, c’est qu’ils avaient des rapports épisodiques qui n’étaient pas des rapports de collégialité. Ce n’était pas des gens qui se connaissaient beaucoup. Godin appartenait, à cette époque-là, à une frange militante qui était vue comme plus à gauche. Québec-Presse était campé beaucoup plus à gauche que le journal Le Jour, par exemple. Ils n’ont donc pas eu de rapport étroit, d’aucune manière[13]. » Une rumeur court aussi, à l’époque : bien avant Gérald Godin, René Lévesque aurait eu une histoire avec Pauline Julien… Des ragots, peut-être, mais qui circulaient dans le milieu.

Les élections sont officiellement déclarées le 18 octobre 1976, en début de soirée. La veille, Le Devoir indique déjà que Godin sera l’adversaire de Bourassa dans son comté. Pierre O’Neill écrit alors, rappelant la courte victoire de Bourassa en 1973, qu’« il s’en trouve même, chez les libéraux, pour soutenir que M. Bourassa pourrait le regretter cette fois-ci de ne pas s’être gardé le comté d’Outremont, où il réside d’ailleurs[14] ». La candidature de Godin est officialisée le 24, lors d’une convention prévue à 20 heures, à l’École Cardinal-Newman[15], située sur l’avenue Christophe-Colomb. Malheureusement pour René Lévesque, personne ne se présente pour affronter Godin. La chose était loin d’être impossible, comme l’écrit celui-ci le même soir, à Pauline qui, vous l’aurez deviné, est encore en tournée européenne : « Il n’y a pas eu d’opposition, même si jusqu’à la dernière minute, d’après ce que m’a rapporté Monique Richer, les pressions étaient très fortes de Bernard Landry et autres. Ils voulaient m’envoyer, me dit-elle, Jean-Pierre Charbonneau, et puis Robert Lussier et d’autres encore. Ils parlaient des deux faillites : Québec-Presse et Le Jour (ils avaient oublié Le Nouveau Journal). Ils disaient que tu me nuisais, et quand ils ont su que tu étais partie, ils ont dit que si tu avais été là, tu m’aurais aidé… Complete bullshit[16]. » Même son ami Jérôme Proulx s’opposerait à sa candidature. Mais Godin ne s’en formalise pas trop. Ce ne sont que des ouï-dire, juge-t-il.

Son collègue de l’UQAM Serge Proulx se souvient d’avoir assisté à la soirée, pendant laquelle Paul Cliche, Guy Joron et Louis O’Neill ont été les orateurs invités[17] : « J’étais allé le voir lors de l’assemblée d’investissement. Un discours formidable avec pour leitmotiv “Ça ct’un scandale”. Un orateur précis, efficace[18]. » On retrouve dans les archives de Godin les notes de ce discours :

un scandale, c’est que la langue française ne soit pas une langue rentable pour trouver un emploi à Montréal. Et c’est la leçon que l’on doit retenir de L’attitude des immigrants.

un scandale, c’est qu’il y ait 10 % de chômeurs, au Québec, c’est que les jeunes Québécois ne soient pas sûrs de se trouver un Emploi après leurs études.

un scandale, c’est que les salaires ne rejoignent jamais les augmentations des prix.

un scandale, c’est que les poissons du Saint-Laurent et des principales rivières du Québec soient tellement pollués qu’il est dangereux de les manger.

Pour moi, c’est ça, des scandales.

Dans ce qui semble être la suite de son discours d’investiture, Godin insiste sur le sort des personnes aînées dans sa circonscription[19]. Cette insistance sur les problèmes des personnes âgées n’est pas innocente. Dans Mercier, les gens de 65 ans et plus représentent 10,5 % de la population, une proportion beaucoup plus élevée que la moyenne québécoise, qui se situe autour de 5 ou 6 %[20]. Cette population âgée, résidant surtout à l’est du comté, est très mécontente du travail de Bourassa, comme en témoigne le journaliste Jacques Benoît : « À M. Bourassa, ils reprochent : de ne montrer le nez dans le comté qu’en période d’élections ; d’avoir fait, en 1973, 1 000 promesses sans en avoir tenu aucune ; sa négligence en ce qui regarde les logements et les services destinés aux vieillards et, plus que tout, la dernière grève dans le secteur hospitalier[21]. » Godin remarque également que la grève des travailleurs d’hôpitaux, pendant l’été 1976, a été un élément de grand mécontentement chez ces personnes âgées[22]. Dans ses notes prises pendant la campagne, on constate qu’il s’intéresse beaucoup aux conditions de vie des vieillards. Il consacre de nombreux passages à la nourriture qu’on leur sert, à des foyers clandestins, aussi, où vingt vieillards peuvent s’entasser avec une seule salle de bain pour tout le monde. Il constate aussi les lacunes des services de loisirs pour les jeunes. Et cette note, au détour d’une page : « Néo-Canadiens exploités dans les manufactures de vêtements 0,50 $/heure[23]. »

Godin conclut son discours d’investiture sur l’opposition entre les solutions artisanales des Québécois et les solutions de béton du gouvernement, thème qu’il reprendra à quelques reprises : « Ce qu’on vous propose ici ce soir, c’est un Québec qui fait passer l’être humain avant le béton, c’est un Québec qui sera fait par, avec et pour les Québécois, en un mot, c’est un Québec libre[24]. » La campagne est donc sur les rails. Le ton est donné. Il s’agira pour Godin d’opposer les solutions ingénieuses du peuple à la modernité des grands édifices et des grands stades construits par les amis du régime libéral.

Godin accordera son dire et son faire. À la grande machine politique libérale, il opposera une tactique à échelle humaine, simple et efficace. Comme le rappelle Pierre Dupont dans son ouvrage intitulé 15 novembre 1976, c’est dans le porte-à-porte, « la course à cette bonne vieille tradition artisanale des affiches aux fenêtres et aux balcons des maisons », que Godin possède une « avance incontestable[25] » sur son prestigieux et puissant adversaire.

Beaucoup de personnes mettent la main à la pâte pour faire élire Godin, un homme connu mais qui n’a pas la popularité de Réal Giguère. Des vedettes de la télévision, comme Denise Filiatrault, Benoît Marleau[26], Jacques Galipeau, Lionel Villeneuve, François Tassé et Yvon Thiboutot[27] font du porte-à-porte pour lui, tout comme, du moins si on en croit les notes de Godin, Benoît Girard et Yvon Deschamps[28], aussi occupé à soutenir la candidature de son ami Pierre Marc Johnson dans Anjou. La famille s’y met aussi. La mère de Godin, fille de l’organisateur libéral Hector Marceau, est aussi bien présente auprès de son fils. 

Cette campagne fonctionne à plein régime. À Pauline Julien, il écrit, le 7 novembre : « J’ai perdu ma bedaine : je grimpe 50 ou 200 escaliers par jour… je marche des milles et des milles, j’ai presque retrouvé mon corps de 22 ans, quand tu m’as connu, à Trois-Rivières. J’ai des milliers de choses à te raconter : mon histoire avec les gens du comté de Mercier se poursuit. C’est absolument extraordinaire[29] ! » Il prend aussi acte du désarroi de bien des électeurs. Il le raconte, quelques mois plus tard, dans la revue Possibles, où il publie un journal de campagne :

Un matin, rue Gilford, un électeur s’apprête à entrer dans la buanderie. Je m’approche de lui :

— Je suis Gérald Godin, candidat du Parti québécois dans Mercier.

— …

— Est-ce que je peux vous donner la main ?

— Oui, mais pas trop fort.

— …

—Je souffre d’arthrite…

— …

— (Dans un murmure)… et c’est la faute à Bourassa.

Un des aspects du porte-à-porte, c’est l’infinie diversité de la nature humaine[30].


Ce texte est tiré de la biographie de Gérald Godin intitulée tout simplement GODIN, un ouvrage de Jonathan Livernois, publié aux éditions LUX. Pour en savoir plus et pour continuer la lecture et la réflexion, vous pouvez vous procurer cet ouvrage chez votre libraire préféré ou encore directement sur le site web de l’éditeur.


[1] Jacques Benoît, « Bourassa peut dormir en paix », La Presse, 4 novembre 1976, p. A11.

[2] Commission de la représentation électorale du Québec, Dossiers socio-économiques Tome 4, août 1981, p. 304.

[3] Verbatim de l’entretien de Simon Beaulieu avec Yolande Leblanc, en vue du documentaire Godin (prod. : Marc-André Faucher et Benjamin Hogue [Les films de Gary], 2011). 

[4] Daniel Gomez, interview téléphonique accordée à l’auteur, 26 mars 2021.

[5] Pierre Vadeboncœur  me l’a lui-même confirmé à plusieurs reprises pendant que je consacrais ma thèse de doctorat à ses essais, entre 2007 et 2009.

[6] Gérald Godin dans « “Le Québec, c’est ma vie, et être député me permet d’être au cœur de cette passion” », Guide Mont-Royal, 26 novembre 1986, p. 3.

[7] Serge Proulx, courriel à l’auteur, 31 mars 2022.

[8] PC, « Le député risque de devenir un révolté (Godin) », Le Soleil, jeudi 5 mai 1977, p. B6.

[9] Louise Harel, interview téléphonique accordée à l’auteur, 26 février 2021. Voir également Pierre Godin, René Lévesque. L’espoir et le chagrin, Montréal, Éditions du Boréal, 2001, p. 34.

[10] Colette Beauchamp, Judith Jasmin. De feu et de flamme. Montréal, Éditions du Boréal, 1992, p. 296-297

[11] Gérald Godin, « Le frémissement des années soixante », Québec-Presse, 30 décembre 1973, p. 23.

[12] Louise Harel, interview téléphonique accordée à l’auteur, 26 février 2021.

[13] Martine Tremblay, interview téléphonique accordée à l’auteur, 25 mars 2021.

[14] Pierre O’Neill, « Godin contre Bourassa », Le Devoir, 18 octobre 1976, p. 2.

[15] Pierre O’Neill, « Conventions péquistes », Le Devoir, 23 octobre 1976, p. 2.

[16] Lettre de Gérald Godin à Pauline Julien, 24 octobre 1976, dans, Ton métier, le mien, le Québec. Fragments de correspondance amoureuse et politique (1962-1993), présentation, choix des lettres et notes par Emmanuelle Germain et Jonathan Livernois, Montréal, Leméac, 2019, p. 92.

[17] Ibid., p. 92.

[18] Serge Proulx, courriel à l’auteur, 31 mars 2022.

[19] Fonds Gérald-Godin, BAnQ, 464/010/022.

[20] Jacques Benoît, « Bourassa peut dormir en paix », La Presse, 4 novembre 1976, p. A11.

[21] Ibid.

[22] Daniel Drache et Rick Salutin, « Since beating Bourassa. An Interview with Gerald Godin”, This Magazine, vol. 11, no 5, octobre 1977, p. 4.

[23] Cahiers politiques de Godin, fonds Gérald-Godin, BAnQ, 464/022/014.

[24] Fonds Gérald-Godin, BAnQ, 464/010/022.

[25] Pierre Dupont, 15 novembre 1976…, Montréal, Quinze, 1976, p. 53.

[26] Michèle Sénécal, « La réaction des artistes face au nouveau gouvernement péquiste », Photo-journal, 19-25 novembre 1976, p. 2 et 3.

[27] Jacques Benoît, « Pour battre Bourassa, Gérald Godin a maigri de 25 lbs », La Presse, 24 novembre 1976, p. E19.

[28] Cahiers politiques de Godin, fonds Gérald-Godin, BAnQ, 464/022/014.

[29] Ton métier, le mien, le Québec. Fragments de correspondance amoureuse et politique (1962-1993), présentation, choix des lettres et notes par Emmanuelle Germain et Jonathan Livernois, Montréal, Leméac, 2019, p. 95.

[30] Gérald Godin, « Journal d’une campagne électorale », repris dans Traces pour une autobiographie. Écrits et Parlés II, édition préparée par André Gervais, Montréal, l’Hexagone, 1994, p. 153.


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