La musique classique au banc des accusés

--- 6 mars 2023

Dans Tár, l’univers de la musique classique confronte la culture de l'annulation

Est-ce que la pratique de l’art classique est un acte raciste, colonialiste? Peut-on encore se dévouer à l’interprétation des grandes œuvres du répertoire européen sans obligation de prendre une posture critique et révisionniste, autrement dit, sans passer par le grand confessionnal public pour désavouer l’époque et les créateurs à l’origine des œuvres? 

Voici la question qui sous-tend le film Tár mettant en vedette la performance saisissante de Cate Blanchett, récompensée à juste titre aux prix AACTA et Golden Globes et en nomination aux prix Oscar. 

C’est aussi une question à laquelle je réfléchis depuis un certain temps. 

Un univers hermétique

Mon éducation, tout mon début de carrière, fut dans le domaine de la musique classique, un univers qui a toujours été hermétique. Hermétique dans le sens de sa fermeture sur soi-même, enveloppé du parfum d’intemporalité en raison de son enracinement dans la culture d’une autre époque — hermétique aussi dans le sens de l’isolement que cette pratique impose sur ses dévots. 

Comme des membres d’une société secrète, nous nous tenions entre nous, avec notre langage propre, notre gestuelle particulière, nos routines monastiques, notre code disciplinaire, notre recherche constante de la perfection dans l’interprétation d’oeuvres déjà maintes fois interprétées, notre admiration et notre dévouement absolus face aux maîtres. Tout comme pour les arts martiaux, la musique classique est plus qu’une façon de faire, c’est une façon d’être.    

Il y a longtemps que je me suis éloignée de ce monde, même si mon sevrage s’est fait lentement, presque imperceptiblement; même si j’ai gardé un certain ancrage à mon piano, je ne fais très clairement plus partie du cercle intime des pratiquant dévoués.   

De ma position marginale d’observatrice, je me trouve étonnée devant les rarissimes résurgences du monde classique dans nos médias modernes, car elles ne reflètent pas du tout les postures et attitudes qui avaient cours il n’y a pas de cela si longtemps — ou peut-être que si. 

De l’utilitarisme à la déconstruction

D’abord, il y a eu l’effort soutenu de démontrer l’utilité pratique d’une éducation musicale classique, en insistant sur les « compétences transversales », transférables vers d’autres domaines. 

Je me rappelle d’avoir été invitée il y a quelques années à participer à un panel à ce sujet donné par la Schulich School of Music de l’Université McGill où je me suis trouvée aux côtés de professionnels qui, comme moi, ont fait des études en musique classique avant que leur carrière les amène ailleurs: en théâtre, en médecine, en politique. Visiblement, notre présence devait servir de caution pour  les étudiants (et leurs parents) qui, ayant payé pour une formation universitaire, cherchaient à être rassurés quant au rendement financier de leur investissement.

Mais l’éducation n’a pas comme seul but le rendement économique, surtout pas une éducation en arts! Devant cette imposture, je plaidais pour l’enrichissement de la vie intérieure de l’individu, pour la contribution des arts à la société, et bien sûr, accessoirement, la discipline, l’esprit d’analyse, la capacité à performer sous pression qui se développent aussi, mais qui ne constituent pas une fin en soi, plutôt un moyen pour atteindre…. quoi au juste? 

Pour atteindre l’expression de ce qui est autrement inexprimable par des mots. 

Cette expression présuppose une communication — qui présuppose un auditoire qui est attentif, réceptif et qui partage aussi un certain vocabulaire commun qui permet la transmission de l’expression artistique. Est-ce toujours le cas? Je commençais à douter de la solidité de l’engagement, bidirectionnel, entre artiste et auditoire, et du vocabulaire commun. 

Quelques années après cette conférence, les premiers coups de hache ont été assénés à la structure de l’édifice classique. Cette fois, c’était l’analyse schenkérienne – une méthode d’analyse qui consiste à dévoiler les structures harmoniques qui sous-tendent les compositions musicales – qu’on accusait d’imposer un cadre de référence biaisé. Selon ses critiques, pratiquer l’analyse schenkérienne s’apparenterait à une forme de discrimination envers les traditions musicales non-européennes. C’est ainsi que le débat sur le racisme systémique s’est invité en toute subtilité dans l’univers de la musique classique. 

La musique comme bruit de fond

Depuis, je remarque que la recherche d’une expression universelle de notre humanité commune semble moins importante que l’identité des interprètes et des créateurs, de leurs luttes personnelles, et de la conformité de leur démarche aux vertus politiques contemporaines. Par souci d’inclusivité, la programmation des concerts change, la composition des orchestres aussi, et c’est tant mieux! Mais, encore une fois, il ne s’agit pas à mon sens d’une fin en soi, mais seulement le miroir du moment où l’on se trouve, de nos sensibilités modernes. La musique a une finalité plus large, intemporelle, qui transcende les identités et les modes militantes.

C’est ainsi que Tár propose une perspective très contemporaine sur l’univers de la musique classique. Dans le film, la musique sert avant tout de prétexte pour explorer la confrontation entre la posture classique traditionnelle — avec les aspects des plus toxiques qui y sont associés — et la tendance révisionniste de notre époque.

En quittant la salle de cinéma, j’ai demandé à ma fille adolescente ses impressions du film. Sa réponse: « Pour un film sur la musique, il n’y a pas eu beaucoup de musique ». En effet, quelques séquences de répétition d’orchestre servent essentiellement de toile de fond au drame individuel et social. 

Peut-être étais-je tout simplement au mauvais endroit. Pour notre prochaine sortie, je lui proposerai des billets pour une représentation d’orchestre symphonique.   


Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.

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