Partager les deuils sans les confisquer

--- 10 mars 2023

Il existe plusieurs bonnes (et moins bonnes) raisons de s'associer à la souffrance d'autrui

« Moi c’est en rentrant chez moi hier soir et en embrassant mes enfants que j’ai craqué ».

« La victime, ç’aurait pu être moi. J’emprunte ce chemin au moins deux fois par semaine ».

« Aujourd’hui, nous sommes tous les parents de M… nous avons tous perdu un enfant ».

« Je sais ce que c’est, je suis passée par là… et à l’époque, il n’y avait pas tous les dispositifs de soutien qui existent aujourd’hui!»

Nous entendons souvent ce genre de propos dans la foulée d’une tragédie qui a fait des victimes directes et plongé leurs proches dans les abysses de l’inconsolabilité.

Quand le drame frappe, il y a aussi les victimes indirectes et les victimes collatérales dont il faut s’occuper, notamment les témoins de la scène aux prises avec des symptômes de trouble de stress post-traumatique (TSPT). Il peut s’agir, par exemple, de personnes présentes au moment des faits, de policiers ou d’ambulanciers chargés d’intervenir sur les lieux.

Et le cercle des victimes s’élargit, vite. Trop vite, parfois. Les autorités dépêchent des cellules d’écoute en renfort, les médias tendent le micro aux voisins, des journalistes sortent de leur réserve et font part de leurs états d’âme.

Empathie et récupération

Ce n’est pas toujours de la mauvaise foi, de l’instrumentalisation ou du voyeurisme. On peut y voir de la bienveillance, de l’empathie, un sens du lien avec la communauté, une logique du « ce qui arrive à mes semblables me concerne et me touche, au plus profond de mon être ».

En toute chose, tout est affaire de dosage.

Il n’y a qu’à penser aux cérémonies funéraires. Quand on vous invite à rendre un hommage authentique et senti à cet ami dont vous étiez si proche, on comprend que vous livriez quelques anecdotes, et même que vous cabotiniez un peu. Mais on s’attend aussi à ce que vous ayez l’humilité de ne pas diriger la lumière vers votre propre personne et la décence de ne pas en profiter pour faire de la récupération (quand il s’agit d’une personnalité publique, par exemple).

C’est une question de dosage, certes, mais aussi de moment. Il y a un moment pour les victimes directes et leurs proches. C’est le temps consacré à l’expression du chagrin, de la colère, du saisissement, de la sidération. Cela n’empêche pas les manifestations de compassion et les gestes de consolation, qui permettent aux personnes éplorées et endeuillées de réaliser qu’elles ne sont pas seules, que le lien les unissant au monde et aux autres n’a pas été brisé ou emporté par la tragédie. Il est important, toutefois, de respecter leur besoin de recueillement et de silence. Or il arrive que l’émotion populaire balaie sur son passage cette délicatesse élémentaire.

Reine de son peuple, grand-mère de ses petits-fils

Le 31 août 1997, lorsque la princesse Diana est décédée brutalement dans un accident de voiture avec son compagnon, alors que leur chauffeur tentait d’échapper aux paparazzis qui les pourchassaient, les Britanniques avaient sommé la reine de se manifester au plus vite pour les consoler (« Votre peuple souffre, madame »). Alors qu’en fin d’après-midi, le prince Charles était de retour de Paris avec le cercueil de Diana, des milliers de personnes s’agglutinaient devant les grilles du palais de Kensington à Londres, certaines se contentant d’y déposer des fleurs en silence, tandis que d’autres laissaient des messages du genre « cette famille royale ne te méritait pas ».

Au même moment, deux enfants venaient de perdre leur mère et avaient bien plus besoin d’être consolés par leur grand-mère que de voir cette dernière s’adresser à son « peuple souffrant ». Aussi symbolique soit-il, le statut de reine ne devrait pas effacer, en tout temps, celui de femme, de mère, de grand-mère ou d’être humain, surtout quand sa propre famille est en détresse.

Sensationnalisme et solidarités

La ligne de démarcation entre le partage du chagrin des personnes et la confiscation de leur drame est souvent franchie, par les temps qui courent.

Cela commence avec les médias qui cherchent à émouvoir ce public qu’ils sont d’abord censés informer. Si on tend un micro sur les lieux d’une tragédie, on court davantage la chance de recueillir des cris et des larmes que des propos susceptibles d’éclairer les spectateurs, de suggérer des pistes de recherche aux enquêteurs, ou de donner du sens à l’insensé.

Mais cette tendance à réclamer ou à endosser le statut de victime par association trouve aussi ses sources ailleurs que dans le seul sensationnalisme des médias.

D’abord, dans le besoin de faire barrage à l’hyper-individualisme et de démontrer que le souci des autres a encore sa place dans nos sociétés.

On trouve aussi une autre interprétation possible de ce réflexe à vouloir se saisir rapidement du drame d’autrui dans la définition de la souffrance proposée par le philosophe français Paul Ricoeur: « la souffrance n’est pas uniquement la douleur physique et mentale, mais la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressenties comme une atteinte à l’intégrité du soi ».

Ainsi, les personnes qui crient leur indignation sur les lieux de la tragédie, qui exigent des explications, des réponses et des actions de la part des autorités, combattraient leur propre impuissance en mettant leur intégrité et leur capacité d’agir au service des victimes et leurs proches, ces derniers étant encore paralysés par l’état de choc et d’hébétude.

On peut aussi expliquer ces élans compassionnels (et leurs dérives) par une volonté de conjurer le culte du succès, de la performance et de la tyrannie du bonheur. En se tenant aux côtés des vulnérables, on communie avec les éplorés en temps réel (se présenter sur les lieux, déposer des fleurs, des objets symboliques) et on se rappelle par le fait même notre condition d’humain fragile, dont la vie peut basculer à tout moment; on prend le parti des gens ordinaires frappés par le malheur en leur signifiant que leur vie compte aussi, même s’ils ne font pas partie de ces célébrités auxquelles on réserve des funérailles nationales.

Une telle position, aussi louable soit-elle, peut parfois se transformer en posture : une tragédie en chassant une autre, les individus entretiennent une illusion de vertu, leur compassion pour autrui cédant progressivement le pas au souci de se conformer à une image de bonne personne, sensible et toujours disponible pour accueillir la souffrance de ses semblables. (Je ne parle pas ici des responsables politiques: leur présence sur les lieux des tragédies fait partie des exigences de la fonction, sauf en cas de force majeure.)

Kidnappeurs de corbillards

Et il y a bien sûr les motivations moins nobles. Celles qui animent les opportunistes, les kidnappeurs de souffrance, les empêcheurs de se recueillir en paix, les pique-assiettes de salons funéraires.  

Ceux qui maîtrisent l’art d’accrocher leurs gyrophares sur le toit de tous les corbillards qui passent pour les transformer en ambulance tonitruante qui transportera leurs combats, leurs obsessions ou leurs ambitions personnelles.

Ceux qui ne laissent pas au sang le temps de sécher. Sûrs de leur bon droit et de leur légitimité, on les voit occuper les tribunes, publier des gazouillis abjects, haranguer les foules, réclamer des ressources, désigner les coupables, accabler les uns, absoudre ou accorder des circonstances atténuantes aux autres, établir des rapports de cause à effet douteux, pour accréditer leurs thèses et tout ramener à leur grille d’analyse devenue un prisme déformant.

Ces prophètes de malheur ne se contentent pas de réclamer le statut de victime par association; ils le revendiquent aussi par anticipation, annonçant les catastrophes imminentes ou se posant parfois eux-mêmes en prochaines victimes potentielles.

À ceux-là, il est utile de rappeler que beaucoup de choses ont été écrites sur l’art de réconforter ou de consoler, parmi lesquelles ces paroles très justes et très sages du romancier André Maurois, à méditer avant de tweeter : « Dans les premiers jours d’un deuil, d’une affliction, ou même d’un grave et injuste échec, la souffrance est souvent telle que toute consolation serait vaine. L’ami ne peut alors que garder le silence, respecter, plaindre, entourer, attendre ».

D’abord du silence et de la décence. Les réclamations peuvent attendre la fermeture des cercueils.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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