La civilisation est un vernis fragile
Les États ne sont souvent qu’à une catastrophe près de l’effondrement
Je ne me suis pas encore entièrement remis du récent renversement, par la Cour suprême des États-Unis, de l’arrêt Roe v Wade (1973) qui avait constitutionnalisé, en 1973, le droit des femmes états-uniennes de choisir d’avorter en cas de grossesse. Au-delà du recul important pour les droits reproductifs de nos voisines du Sud, le chemin qui a mené à ce renversement montre, par mille, les dangers qui guettent toute démocratie (y compris la québécoise) lorsque les classes dirigeantes commencent à déconner avec les institutions démocratiques.
J’entends par « déconner » tout effort délibéré visant à affaiblir, décrédibiliser ou instrumentaliser les garde-fous institutionnels qui ont justement pour objectif d’assurer que les gouvernements, ou dirigeants, n’abuseront pas de leurs pouvoirs à l’encontre de portions de la population.
Et déconner, c’est bien ce que Donald Trump s’est évertué à faire, de manière particulièrement grossière, tout au long de sa présidence; lui qui s’en est pris vertement (et de manière répétée) à chaque institution qui l’empêchait d’imposer sa volonté. Constitution, juges, médias, universitaires et même – on le constate à travers les audiences du comité sur les événements du 6 janvier – membres de son propre gouvernement : l’acharnement narcissique du président n’a rien épargné.
Je me souviens d’une caricature magnifique de Sam Machado, publiée dans les premiers mois de la présidence de Trump, représentant la statue de la Justice qui barrait la route à un président hystérique qui souhaitait s’en prendre à la Statue de la Liberté. Le seul phylactère de la caricature faisait dire à la Justice, s’adressant à la Liberté : I got this.
Cette allégorie du principe de la séparation (et de l’équilibre) des pouvoirs, théorisée par plusieurs penseurs libéraux comme Montesquieu, ne pourrait malheureusement plus être reprise en ce qui concerne la protection des droits reproductifs des femmes états-uniennes. En quatre petites années, par la nomination de trois juges d’allégeance ultraconservatrice à la Cour suprême des États-Unis, Trump et son équipe ont sans doute changé le visage des États-Unis pour les prochaines décennies; le recul catastrophique du droit des femmes états-uniennes à l’avortement risquant malheureusement d’être suivi d’autres reculs au cours des prochaines années.
L’idée selon laquelle la civilisation est un vernis fragile traverse l’œuvre d’une multitude de penseurs, incluant le philosophe anglais Thomas Hobbes [1] ou l’historien grec Thucydide. En particulier, la description que le second a fait des conséquences sociales dévastatrices de la peste qui a décimé près de la moitié de la population d’Athènes en 430 av. J-C. [2] parlent d’elle-même : pour toutes solides qu’elles puissent sembler, les bases de nos États, et civilisations, ne sont souvent qu’à une catastrophe près de l’effondrement.
Or, en plein cœur d’une crise climatique dont les symptômes s’accélèrent de manière de plus en plus marquée (les plus récents épisodes s’incarnant notamment dans la vague de chaleurs extrêmes qui a frappé plusieurs pays européens au cours du mois de juillet 2022 ou la puissance dévastatrice d’ouragans comme Fiona, dans l’est du pays, et Ian, dans le sud des États-Unis) et d’une pandémie dont nous ne sommes toujours pas entièrement sortis, il faut tout mettre en œuvre pour éviter le déversement de dissolvants sociaux au Québec.
La fragilité inhérente du vernis qui nous permet de cohabiter de manière pacifique au sein des différents États du monde vient avec une exigeante responsabilité pour tout élu, soit celle de protéger la santé et le dynamisme des mécanismes et institutions ayant pour vocation de permettre un véritable débat démocratique. Cette responsabilité est d’autant plus importante dans un contexte où la lutte aux changements climatique exige des choix difficiles qui ne peuvent se justifier que sur le moyen et long terme et où les théories-dissolvantes du complot circulent largement dans le Far West des réseaux sociaux.
Au tout début d’un deuxième mandat (très) majoritaire de la CAQ à la tête de l’État québécois, et au terme d’une campagne électorale qui a malheureusement vu plusieurs membres de ce nouveau gouvernement « échapper » plusieurs phrases à très haut potentiel dissolutif [3], il est donc urgent de rappeler l’ensemble des élus à leurs responsabilité collective lorsqu’ils choisissent les arguments qu’ils/elles mettront de l’avant pour défendre leurs décisions et orientations politiques.
Considérant la démesure des défis auxquels nous faisons face collectivement et les efforts de mobilisation que nous devrons déployer pour les relever, on doit s’inquiéter de voir des membres de la classe dirigeante procéder avec si peu de soin pour protéger le vernis fragile de la civilisation. L’urgence de l’échéancier permettant de relever ces défis (notamment climatiques) ne peut souffrir que des membres de l’élite politique sacrifient, même symboliquement, des portions d’institutions démocratiques sur l’autel du calcul politique à court terme. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse, nous dit un vieil adage. Cette sagesse ancienne nous invite à poser une question essentielle : si elle devait se casser, comment pourrons-nous la réparer?
[1] Thomas HOBBES, Léviathan (1651), Paris, Flammarion, 2017.
[2] Voir notamment sur la question : C.D.C. REEVE, « Thucydides on Human Nature », (1999) 27 Political Theory 435.
[3] Je pense entre autres au : « lâchez-moi avec les GES » de Bernard Drainville, aux amalgames épouvantables que le Premier Ministre François Legault et, quelques semaines plus tard, le Ministre (de l’Immigration!!) Jean Boulet ont fait concernant les immigrant.e.s. et au reniement, par la CAQ, de la promesse de procéder à une réforme du système électoral québécois. Voir notamment : Hugo PILON-LAROSE et Fanny LÉVESQUE, « Troisième lien : lâchez-moi avec les GES!, dit Drainville », Cyberpresse, 2 septembre 2022, [en ligne : https://www.lapresse.ca/elections-quebecoises/2022-09-02/troisieme-lien/lachez-moi-avec-les-ges-dit-drainville.php]; Caroline PLANTE, « François LEGAULT associe l’immigration à la violence, puis s’excuse pour ses propos », Le Soleil, 7 septembre 2022, [en ligne : https://www.lesoleil.com/2022/09/07/francois-legault-associe-limmigration-a-la-violence-puis-sexcuse-pour-ses-propos-dcdf2bfdb1b68f38a1959d999d78b596]; Jean-Louis BORDELEAU, « Les propos de Jean Boulet à l’épreuve des faits », Le Devoir, 29 septembre 2022, [en ligne : https://www.ledevoir.com/politique/quebec/759805/la-verite-sur-l-immigration-en-trois-graphiques]; et Alexandre DUVAL, « Mode de scrutin : Legault accusé de prendre les Québécois pour des imbéciles », Radio-Canada, 5 septembre 2022, [en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1911106/reforme-mode-de-scrutin-abandonnee-legault-prend-les-quebecois-pour-des-imbeciles].
Louis-Philippe Lampron est professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval. Spécialiste des enjeux liés aux droits et libertés, il intervient fréquemment sur la place publique et est l’auteur de Maudites Chartes : 10 ans d’assauts contre la démocratie des droits et libertés (Somme Toute, 2022).
1 Commentaire
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Vous mettez le doigt avec justesse sur le délitement des institutions, de la démocratie et du vivre ensemble, ce grand péril transversal qui parcourre les démocraties libérales depuis déjà deux décennies. Au début, on ne s’en préoccupait pas beaucoup, trop confiants je crois dans la solidité des régles, des institutions et des normes en place devant des manifestations ‘fringe’ qui auraient dû le rester. Nous nous sommes complètement gourrés, au point où une nouvelle normalité, illibérale et antidémocratique, voire fasciste, émerge.
Je voudrais compléter votre analyse. C’est vrai que « La fragilité inhérente du vernis qui nous permet de cohabiter de manière pacifique au sein des différents États du monde vient avec une exigeante responsabilité pour tout élu, soit celle de protéger la santé et le dynamisme des mécanismes et institutions ayant pour vocation de permettre un véritable débat démocratique. » Le maintien du vivre-ensemble et des institutions sur lesquelles relève en effet de la responsabilité des élu.es. Mais pas seulement. Je crois que c’est surtout une responsabilité collective. Nos sociétés sont basées sur des institutions, certes, mais aussi sur des normes, des valeurs, des règles et des attentes qui, elles, sont proprement sociales. La société se donne – en général, mais avec pas mal de distortions dans certains cas – des dirigeant.es qui lui ressemble, ou dont les actions, les propos et les valeurs ne la trouble pas suffisamment pour s’y opposer. La montée de la droite fasciste aux États-Unis, en Hongrie, au Brésil et ailleurs est rendue possible par le délitement des valeurs et des normes au sein de la population elle-même, bien au-delà de la manipulation de celle-ci, et par le désintérêt d’un très grand nombre à l’endroit des concepts au coeur des démocraties libérales. Pour ces gens, la démocratie, l’état de droit, ‘qu’ossa donne’ ? Le combat pour vivre-ensemble pourrait ainsi se livrer dans l’arène sociale plutôt que dans l’arène purement politique.
Bref, je suis totalement en accord avec vous qu' »il faut tout mettre en œuvre pour éviter le déversement de dissolvants sociaux au Québec ». Et je crois en plus que cette responsabilité ne peut reposer sur les seul.es élu.es. Je crois qu’il faut voir émerger des leaders à tous les niveaux de la société qui prennent la parole et travaillent aussi à renforcer la cohésion sociale et le vivre-ensemble. Sans ces leaders positifs dans les familles, les communautés, les cercles sociaux et les milieux de travail, les décideurs publics de bonne volonté ne pourront pas tenir le coup très longtemps.
Au plaisir de continuer à vous lire !