Plaidoyer pour un gouvernement à deux têtes
Pourquoi ne pas distinguer le chef de la vision du chef des opérations?
La semaine dernière, le ministre Christian Dubé a annoncé son intention de scinder le ministère de la santé en deux si la CAQ est réélue aux prochaines élections. On créerait une nouvelle agence publique, Santé Québec, qui s’occuperait des opérations, tandis que le ministère demeurerait responsable des orientations.
Politique partisane oblige, la proposition a été immédiatement critiquée par les partis d’opposition. Elle semble toutefois reposer sur des bases sérieuses et a le mérite de proposer une réforme structurante (du moins en apparence) au lendemain d’une pandémie qui a exposé de graves lacunes dans notre système de santé. Il y a 22 ans, le Rapport Clair concluait déjà à la nécessité d’une telle réorganisation:
«Nous recommandons de bien distinguer les fonctions essentiellement politiques comme fixer les orientations, déterminer les objectifs et évaluer les résultats, de celles de la gestion des opérations. Notre vision repose sur la conviction qu’il est essentiel que la gouverne soit à la fois visionnaire et organisée à tous les niveaux.»
J’espère sincèrement que cette réforme pourra contribuer à débureaucratiser notre système de santé et à le rendre plus efficace et plus humain, et je souhaite la meilleure des chances au ministre qui l’implantera.
Une distinction essentielle… et trop rare
Personnellement, la nouvelle m’a surtout frappé pour une autre raison: pour une rare fois, un gouvernement faisait explicitement la distinction entre les questions politiques et les enjeux de gestion, entre la vision et les opérations.
Or, depuis plusieurs années, il semble qu’on ait rarement fait la différence. Dans le discours des gouvernements récents, les enjeux courants, les initiatives ciblées et les dossiers particuliers ont pris toute la place, occultant les questions politiques et poussant à la marge les débats de vision, d’orientations, de grands objectifs.
Nos débats politiques sont devenus des concours de gestion. Au point où, de nos jours, les principaux partis tentent régulièrement de se différencier sur la base de propositions presque interchangeables: ma baisse d’impôt est plus grosse que la tienne, mes places de garderie sont plus nombreuses, mes autoroutes iront plus loin. Les candidats répètent inlassablement qu’ils sont «à l’écoute des gens sur le terrain» – comme si leur rôle politique se limitait à dresser la liste des doléances locales immédiates: agrandir la cour de l’école, trouver des infirmières pour la clinique, financer le projet d’usine. Repenser nos façons de faire, proposer des réformes du système et tracer une voie nouvelle et cohérente pour l’avenir? Des délires de rêveurs déconnectés.
Le discours politique dominant s’intéresse moins aux idées et au progrès qu’aux opérations et aux anecdotes. On optimise le statu quo, on innove à la marge et on gère les crises, pragmatiquement, dans le cadre financier prévu. Jacques Parizeau dénonçait cette (absence de) vision dans une entrevue au Devoir en 2013:
«D’abord, on se fixe un objectif et ensuite, on cherche de l’argent. À l’heure actuelle, on fait toujours le contraire.» (Jacques Parizeau, 2013)
À l’élection de 2014, les Libéraux proposaient de «s’occuper des vraies affaires» – une manière de dire qu’ils se concentreraient sur la gestion quotidienne et qu’ils laisseraient les idées et les réformes à d’autres. En 2018, François Legault, bien qu’il disait incarner le changement, vantait explicitement son équipe de gestionnaires pragmatiques et promettait «la continuité dans la gestion de l’État». Quatre ans plus tard, le slogan électoral de la CAQ est «Continuons». Pour sa part, le PLQ propose cette année de se concentrer de nouveau sur les «vrais enjeux et les vraies solutions». (En 1916, Louis Hémon écrivait que «au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer». Il ne croyait pas si bien dire.)
Les idées à la marge
Il faut reconnaître que tous les partis ne souffrent pas également de ce cancer gestionnaire, qui envahit tout pour ne laisser place qu’aux considérations opérationnelles, aux propositions ciblées, et aux priorités tactiques et comptables.
Le Parti conservateur et Québec solidaire, notamment – deux partis aux antipodes du spectre politique – proposent chacun une vision relativement cohérente de leur programme et de leurs aspirations pour le Québec. La vision du PCQ est la même que celle des autres partis de droite libertarienne au Canada et aux États-Unis : privatisation, déréglementation, baisses d’impôts, coupures dans les dépenses publiques, exploitation du pétrole, sacralisation du libre marché et des libertés individuelles. La vision de QS est opposée sur tous les points: fort interventionnisme public, syndicalisme, priorité à l’environnement et à la justice sociale, une économie au service du bien commun.
Mais ces deux partis plus visionnaires – au sens où leur programme repose sur des visions politiques assumées et cohérentes, et non sur un catalogue de propositions disparates issues de focus groups et de clientèles-cibles – demeurent pour l’instant à la marge. Le dernier sondage Léger leur accorde, ensemble, moins de 30% des intentions de vote. À l’inverse, les deux partis les plus gestionnaires – la CAQ et le PLQ – obtiennent 62% des voix. Des chiffres qui, malheureusement, ne risquent pas d’encourager les partis à miser plus sérieusement sur la formulation d’orientations fortes, claires et distinctives.
Un gouvernement à deux têtes?
Mais voilà que, involontairement peut-être, le gouvernement Legault propose une solution.
Pourquoi ne pas saisir la proposition de Christian Dubé pour le réseau de la santé et l’étendre à tout le gouvernement? Pourquoi ne pas créer un poste de Premier ministre de la vision et un poste de chef des opérations? Le premier serait responsable de formuler clairement les orientations, les priorités et les objectifs à long terme du gouvernement – les questions politiques – tandis que le second serait responsable de la mise en œuvre, des budgets et des affaires courantes – c’est-à-dire les enjeux de gestion. Les questions liées aux failles administratives, aux bavures d’exécution, aux incidents locaux, aux dossiers particuliers seraient référées au PDG. Les questions liées à la cohérence des programmes, au choix des priorités et à la finalité des politiques tomberaient dans la cour du Premier ministre.
On cesserait ainsi de confondre enjeux politiques et de gestion et on pourrait enfin accorder à chacun la place qu’il mérite dans l’espace public. Une séparation claire entre les deux têtes du gouvernement (et, présumément, des partis d’opposition) permettrait de distinguer les formations qui savent où elles s’en vont de celles qui courent dans toutes les directions; celles qui réfléchissent à long terme de celles qui grapillent au ras des pâquerettes; celles qui semblent compétentes et efficaces de celles qui paraissent confuses et désorganisées.
Deux dernières remarques.
D’abord, au risque de souligner une évidence, l’idée d’un gouvernement bicéphale est davantage un cadre d’analyse qu’une proposition concrète. Je serais ravi que nos partis politiques décident de distinguer formellement les rôles de leader visionnaire et de gestionnaire en chef, mais la chose semble peu probable. Cela dit, rien n’empêche les observateurs et les commentateurs politiques d’adopter cette perspective et d’évaluer l’offre politique québécoise sur ces deux dimensions plutôt que de les confondre ou, pire encore, de se contenter de journalisme de course de chevaux.
Finalement, bien que ce billet puisse donner l’impression que les enjeux de gestion sont méprisables ou indignes d’intérêt, c’est évidemment inexact. L’administration compétente, intègre et rigoureuse des affaires de l’État est une responsabilité centrale et essentielle de tout gouvernement. Il est normal et souhaitable que les partis politiques cherchent à faire valoir leur capacité de gestionnaires avisés. Reste qu’il faut gérer en fonction d’objectifs, que ces objectifs devraient découler de priorités et d’orientations, elles-mêmes issues d’une certaine vision.
Il peut arriver, selon les époques et les juridictions, qu’une politique soit trop idéologique, obnubilée par les idées et les grands principes et divorcée de leur mise en œuvre et du réel. Ce n’est évidemment pas souhaitable.
Le Québec contemporain semble toutefois souffrir du mal inverse: une politique étouffée par le pragmatisme gestionnaire, en manque d’idées fortes et de visions inspirantes de l’avenir. Certains d’entre nous souhaiteraient rétablir un équilibre et élargir un peu l’horizon.
Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la CDPQ et au Sénat du Canada.
4 Commentaires
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Il y a toujours une idéologie dans un parti politique, qu’elle soit explicite comme dans le cas de QS et du PCQ, ou implicite dans le cas du PLQ et de la CAQ.
Les partis susceptibles de prendre le pouvoir et de le garder, au cours des dernières décennies, n’ont pas vraiment de vision d’avenir. L’avenir est déterminé essentiellement par le marché, les producteurs et les consommateurs. Les premiers utilisant abondamment le marketing et la publicité pour manipuler les consommateurs. C’est donc l’évolution de l’économie capitaliste qui préside notre destinée. Et les gouvernements successifs gèrent les services publics et favorisent les investissements par des programmes et des subventions, en concurrence avec les autres États.
Le credo est la croissance économique, peu importe où celle-ci nous mènera. La majorité des citoyens veut améliorer son sort matériel ou maintenir ses acquis. Les Québécois se sont embourgeoisés et ont vieilli. Ils veulent conserver leur petite vie tranquille. Ils souhaitent une société stable, malgré un système économique qui produit sans cesse des inégalités. Ils souhaitent une société stable ethniquement malgré leur faible fécondité depuis des décennies. Ce qui est irréaliste. Cela donne les lois 21 et 96.
Le libéralisme a fait la force de l’Occident. L’individualisme et le matérialisme qu’il a favorisés causent sa décadence.
Ça me rappelle l’époque où, dans l’Université où j’enseignais, il y avait un conseil universitaire et un conseil d’administration, le premier chargé de définir les orientations et de planifier les structures pour les réaliser, le second chargé d’administrer les budgets. Évidemment, les décisions du premier étaient toujours à la merci des décisions du second. Ceci dit, je suis pleinement d’accord pour dire que nos gouvernements font vraiment beaucoup trop de mini-gestion, qui repose sur un manque de confiance systémique à l’égard des organes chargés de la mise en place des politiques.
Le cadre d’analyse de M. Lussier est très intéressant. Je le regarde à travers le prisme de la dualité du long terme (vision) et du court terme (gestion) et je me demande comment un parti politique peut se faire élire (ou réélire) pour quatre ans sans s’appuyer essentiellement sur ce qui est faisable ou ce qui a été fait pendant quatre ans (le court terme). Autrement dit, l’électorat est d’abord courtisé par les partis pour leurs capacités de gestion, leurs résultats récents en faisant foi. Ce qui fait que toute idéologie partisane doit se moduler aux impératifs de gestion pour prendre et exercer le pouvoir. Alors, je me pose cette question. Comment faire pour briser le cercle tout en haussant le processus démocratique à un niveau supérieur, un cran à la fois ?
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