Le sacrifice, ultime tabou politique
À d’autres époques, des leaders politiques ont su appeler leurs compatriotes à renoncer à leur confort pour des idéaux qui les dépassent
Dans quelques semaines – c’est déjà commencé à bien des égards – le Québec sera officiellement en campagne électorale. Certains partis ont déjà dévoilé des éléments de leur programme. D’autres le feront bientôt.
Il y aura des promesses prévisibles et sans doute quelques surprises. Tous les candidats promettront d’améliorer le réseau de la santé, de rénover les écoles, de miser-sur-l’innovation-pour-créer-les-emplois-payants-de-l’avenir-dans-toutes-les-régions, de protéger l’environnement, de soutenir la culture, de promouvoir le français, de défendre nos valeurs, notre fierté, etc.
Il y a toutefois un thème dont aucun politicien ne parlera. Une idée malvenue au point où elle ne fait même pas partie de notre registre rhétorique. C’est l’ultime tabou politique: le sacrifice.
Ça n’a pas toujours été comme ça. À d’autres époques, face à d’autres défis – plus immédiats, mais pas nécessairement plus graves que les nôtres – des leaders politiques ont su s’élever et appeler leurs compatriotes à renoncer à une part de leur confort et de leur richesse pour des idéaux qui les dépassent.
En 1940, au moment de son élection en pleine Seconde Guerre, Winston Churchill avait annoncé qu’il « n’avait rien d’autre à offrir que du sang, du labeur, des larmes et des sueurs ». Il enchainait:
«Vous demandez: quel est notre but? Je vous réponds en un mot: la victoire, la victoire à tout prix, la victoire malgré toutes les terreurs, la victoire quelque longue et dure que puisse être la route: car, hors la victoire, il n’est point de survie.»
Une vingtaine d’années plus tard, lors de son inauguration, John F. Kennedy déclarait:
«Nous paierons n’importe quel prix, nous supporterons n’importe quel fardeau, nous surmonterons n’importe quelle épreuve, nous soutiendrons n’importe quel ami et nous combattrons n’importe quel ennemi pour assurer la survie et la victoire de la liberté. (…) Ainsi, mes chers compatriotes américains: ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais bien ce que vous pouvez faire pour votre pays. (…) Que vous soyez citoyens d’Amérique ou citoyens du monde, exigez de nous autant de force et de sacrifices que nous vous en demandons.»
Il y a des similitudes entre ces discours: l’appel au sacrifice pour le bien commun et la volonté assumée de payer «n’importe quel prix» pour l’atteindre. Les politiques ont suivi les paroles. En temps de guerre, les gouvernements ont adopté des politiques de rationnement sévère aux États-Unis et en Angleterre. Les gouvernements ont encouragé le public à planter des potagers de la victoire pour aider indirectement l’effort de guerre et maintenir le moral de la population. Des dizaines de millions de personnes ont répondu à l’appel.
Ô comme la neige a neigé.
Quarante ans après JFK, au lendemain des attentats du 11 septembre, George W. Bush a changé le script quand il a recommandé aux Américains de magasiner comme d’habitude, voire d’aller à Disney World. Exit le sacrifice: pour les Américains, les guerres d’Irak et d’Afghanistan (quoi qu’on en pense) se feraient en marge du business as usual. C’est le mode par défaut de la politique contemporaine: proposer le confort, l’insouciance, la stabilité.
Il est vrai que, dans les premiers temps de la COVID, la rhétorique du sacrifice a brièvement refait surface. Il fallait limiter nos libertés pour protéger les plus vulnérables (et soi-même). Les gens ont embarqué pour un temps; la cote de popularité du Premier ministre a atteint 273%. Puis la pandémie s’est étirée, les choses se sont compliquées, les gens se sont lassés.
Le concours de service à la clientèle a recommencé. Qui vous en donnera le plus pour votre argent? Qui vous rendra le plus riche? Qui vous facilitera le plus la vie? Comme homme ou femme politique, vous pouvez promettre tout ce que vous voulez – plus de services, moins d’impôts, plus de tunnels, de meilleures routes, plus de privé, plus de public, des meilleures jobs, plus de croissance, une économie plus verte – pourvu que ça n’implique aucun sacrifice. Tout est possible, tant que rien ne change.
Les ambitions comptables de notre époque doivent être alléchantes, pragmatiques et rentables. On fixe un budget réaliste et on choisit les idéaux qui fittent. Le concept de «réalisme» est particulièrement important: il marque la limite du possible, c’est-à-dire ce qui est envisageable sans que ça nous coûte quoi que ce soit (de l’argent ou des votes). Tout ce qui nuit à sa popularité ou au PIB est par définition impossible.
Le meilleur exemple est assurément la rhétorique ambiante concernant les changements profonds qu’exigent la crise climatique et la perte de biodiversité. Pratiquement tout le monde accepte que nous ayons un problème. Certains concèdent même qu’il faut des virages audacieux et décisifs. Mais on s’empresse le plus souvent de promettre encore plus de richesse et de croissance – la transition verte comme occasion d’affaires! Il faut croire que l’économie durable sera rentable ou ne sera pas. L’approche est politiquement vendeuse, à défaut d’être écologiquement solide. Au moins ça n’exige aucun renoncement.
Et quand, rarement, on évoque le renoncement, c’est généralement à l’échelle individuelle. C’est ce qu’on pourrait appeler le piège de Dick Cheney, qui avait fameusement déclaré – à Toronto, en 2001 – que réduire notre consommation d’énergie pouvait être un signe de «vertu personnelle» mais ne pouvait pas être un objectif fondamental de politique publique.
Mais Dick Cheney avait tort. Pour aligner nos systèmes économiques sur les limites écologiques, les sacrifices qui seront nécessaires ne sont pas de nature individuelle. Les efforts personnels sont louables, bien sûr. Mais l’enjeu écologique est global et transversal et les solutions devront l’être également: systémiques, transparentes, simples et équitables. Et elles devront être portées par des hommes et des femmes de courage, capables de fonder leur action politique sur des convictions profondes et le bien commun à long terme.
Il faudra tôt ou tard accepter de briser le tabou.
Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.
10 Commentaires
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Aux élites de faire des sacrifices
La protection de la nature et les conditions nécessaires à sa régénération rendent nécessaire le développement d’un mode de vie frugal. Et ce sont les élites qui doivent donner l’exemple. Puisqu’elles ont beaucoup à perdre, ce sont d’abord elles qui doivent faire des sacrifices. Le discours de la responsabilité doit leur être adressé en priorité.
Un préalable important à tout sacrifice est la définition du bien commun. Dans sa dimension idéale comme dans sa dimension matérielle. À l’échelle d’un pays, d’une région du monde ou de l’humanité toute entière.
Les intérêts individuels, de classes et nationaux risquent de rendre impossible une entente sur des objectifs planétaires. Le défi est immense.
La foi déplace les montagnes, paraît-il. Il en faudra beaucoup.
Vivement une nouvelle culture où les citoyens se demandent ce qu’ils peuvent faire pour leur pays, au lieu du contraire. Les politiciens distribuent des bonbons, au lieu d’encourager les gens à mettre l’épaule à la roue. Merci tellement pour ce texte.
Le sacrifice ultime que je suis prête à faire est de promouvoir l’interdiction de toutes publicités sous toutes ses formes, toutes ses plateformes, ses couleurs, ses rythmes, ses mots, ses intentions, ses buts, ses valeurs. Soixante dix ans de consentement à des publicités intrusives, tapageuses, insistantes, répétées jusqu’à plus-soif.
Quand il ne se passe plus rien entre deux blocs publicitaires installés là pour oublier ce qui vient d’être nous avons un problème. Une occasion manquée quoi! Bref, je suis capable de me concentrer des heures sur des sujets intéressants, des textes intéressants, des films intéressants, des apprentissages intéressants, des rencontres intéressantes mais je ne suis plus capable de voir l’écœurant bonheur publicitaire./ Là je zap. Aller voir ailleurs n’est pas un sacrifice.
Quel magnifique commentaire, auquel je souscris totalement!
Il y a parmi nous des superprédateurs qui mettent l’avenir du vivant actuel en danger, et cela, pour le profit.
Chaque pays a les siens. Tous sont riches, voire richissimes. Tous ont une influence proportionnelle à leur richesse. Ils ont l’oreille, sinon l’avenir de ceux qui nous dirigent au creux de la main.
On peut se demander, si, après une certaine limite, leurs neurones ne disparaissent pas au même rythme que leur richesse augmente, au vu des dommages qu’ils occasionnent.
À moins que ce ne soit leur conscience qui disparaisse, meurtre après meurtre, comme on le voit chez les psychopathes.
Peut-être qu’en fin de compte, c’est de cela qu’il s’agit.
Sinon, comment expliquer le pillage, la dévastation, le saccage de la nature, du vivant, des vivants, qui va s’accélérant sans aucune intention de ralentir.
Il semblerait qu’à l’opposé du vin, la lie de l’humanité se retrouve dans les strates supérieures. L’appât du gain est la source de tous nos malheurs et c’est ce qui nous perdra si rien n’est fait pour y remédier.
Ne dit-on pas: « follow the money » quand malversation il y a?
Dans ce période de chaos, et complexité il y a la nécessité de repensé, d’être créative. Par contre, le nature de la créativité reste destructrice dans ce changement, quelles que chose n’est plus.
“Sacrifice” Ce mot utilisé est naïve, simpliste, pas originale.
“L’impératif de la responsabilité” (Hans Jonas) publiée il y a 40 ans et la Club de Rome, illustré bien l’échec de nos politiciens, et enfin le déclin de nos systèmes complètement qui ne fonctionne plus.
Et, on arrive à un moment Socio- psychologique fragile, faible en processus démocratique, et antagoniste.
En français je voir vos mots , bataille pour, mes sacrifices, mon devoir, la blâme: vous gagner pas l’esprit des gens majoritaires sans changer votre dialogue d’un peux plus profonde et responsabilité intellectuelle.
Par tempérament, la frugalité relative et le « sacrifice » ne me rebutent pas, loin de là. Cependant, il faut toujours se méfier du versant puritain que peut avoir cette injonction. Se méfier aussi de qui (les favorisés, les gouvernements de centre-droit, ma famille, les organisations civiles, etc.) le demande. Donc, c’est vrai qu’il faut une réflexion en profondeur pcq les sacrifices inutiles ça existe et que conquérir l’adhésion de la majorité ne se fera pas avec un discours misérabiliste (je ne parle pas de cet article). Il faut convaincre les gens que vivre avec moins- jusqu’à un certain point et quand on en a les moyens!!!- c’est vivre mieux !!! Certains le sentent profondément et donc le sacrifice est joyeusement consenti. Pour les autres, ce sera plus compliqué.
Merci!!
[…] pourrait prendre différentes formes, mais amènera à réfléchir à des concepts comme le sacrifice ou les limites/maximas à ne pas dépasser. Pourquoi ne pas mettre en place des séances de […]
[…] présente des visions inspirantes pour le Québec du 21e siècle – voire même qu’on aborde le tabou ultime du sacrifice – mais il semble qu’on assiste surtout à une surenchère de propositions ciblées, testées en […]