Le sacrifice, ultime tabou politique

--- 13 juillet 2022

À d’autres époques, des leaders politiques ont su appeler leurs compatriotes à renoncer à leur confort pour des idéaux qui les dépassent

Dans quelques semaines – c’est déjà commencé à bien des égards – le Québec sera officiellement en campagne électorale. Certains partis ont déjà dévoilé des éléments de leur programme. D’autres le feront bientôt. 

Il y aura des promesses prévisibles et sans doute quelques surprises. Tous les candidats promettront d’améliorer le réseau de la santé, de rénover les écoles, de miser-sur-l’innovation-pour-créer-les-emplois-payants-de-l’avenir-dans-toutes-les-régions, de protéger l’environnement, de soutenir la culture, de promouvoir le français, de défendre nos valeurs, notre fierté, etc. 

Il y a toutefois un thème dont aucun politicien ne parlera. Une idée malvenue au point où elle ne fait même pas partie de notre registre rhétorique. C’est l’ultime tabou politique: le sacrifice. 

Ça n’a pas toujours été comme ça. À d’autres époques, face à d’autres défis – plus immédiats, mais pas nécessairement plus graves que les nôtres – des leaders politiques ont su s’élever et appeler leurs compatriotes à renoncer à une part de leur confort et de leur richesse pour des idéaux qui les dépassent. 

En 1940, au moment de son élection en pleine Seconde Guerre, Winston Churchill avait annoncé qu’il « n’avait rien d’autre à offrir que du sang, du labeur, des larmes et des sueurs ». Il enchainait:

«Vous demandez: quel est notre but? Je vous réponds en un mot: la victoire, la victoire à tout prix, la victoire malgré toutes les terreurs, la victoire quelque longue et dure que puisse être la route: car, hors la victoire, il n’est point de survie.» 

Une vingtaine d’années plus tard, lors de son inauguration, John F. Kennedy déclarait: 

«Nous paierons n’importe quel prix, nous supporterons n’importe quel fardeau, nous surmonterons n’importe quelle épreuve, nous soutiendrons n’importe quel ami et nous combattrons n’importe quel ennemi pour assurer la survie et la victoire de la liberté. (…) Ainsi, mes chers compatriotes américains: ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais bien ce que vous pouvez faire pour votre pays. (…) Que vous soyez citoyens d’Amérique ou citoyens du monde, exigez de nous autant de force et de sacrifices que nous vous en demandons.»

Il y a des similitudes entre ces discours: l’appel au sacrifice pour le bien commun et la volonté assumée de payer «n’importe quel prix» pour l’atteindre. Les politiques ont suivi les paroles. En temps de guerre, les gouvernements ont adopté des politiques de rationnement sévère aux États-Unis et en Angleterre. Les gouvernements ont encouragé le public à planter des potagers de la victoire pour aider indirectement l’effort de guerre et maintenir le moral de la population. Des dizaines de millions de personnes ont répondu à l’appel. 

Ô comme la neige a neigé. 

Quarante ans après JFK, au lendemain des attentats du 11 septembre, George W. Bush a changé le script quand il a recommandé aux Américains de magasiner comme d’habitude, voire d’aller à Disney World. Exit le sacrifice: pour les Américains, les guerres d’Irak et d’Afghanistan (quoi qu’on en pense) se feraient en marge du business as usual. C’est le mode par défaut de la politique contemporaine: proposer le confort, l’insouciance, la stabilité. 

Il est vrai que, dans les premiers temps de la COVID, la rhétorique du sacrifice a brièvement refait surface. Il fallait limiter nos libertés pour protéger les plus vulnérables (et soi-même). Les gens ont embarqué pour un temps; la cote de popularité du Premier ministre a atteint 273%. Puis la pandémie s’est étirée, les choses se sont compliquées, les gens se sont lassés. 

Le concours de service à la clientèle a recommencé. Qui vous en donnera le plus pour votre argent? Qui vous rendra le plus riche? Qui vous facilitera le plus la vie? Comme homme ou femme politique, vous pouvez promettre tout ce que vous voulez – plus de services, moins d’impôts, plus de tunnels, de meilleures routes, plus de privé, plus de public, des meilleures jobs, plus de croissance, une économie plus verte – pourvu que ça n’implique aucun sacrifice. Tout est possible, tant que rien ne change. 

Les ambitions comptables de notre époque doivent être alléchantes, pragmatiques et rentables. On fixe un budget réaliste et on choisit les idéaux qui fittent. Le concept de «réalisme» est particulièrement important: il marque la limite du possible, c’est-à-dire ce qui est envisageable sans que ça nous coûte quoi que ce soit (de l’argent ou des votes). Tout ce qui nuit à sa popularité ou au PIB est par définition impossible.

Le meilleur exemple est assurément la rhétorique ambiante concernant les changements profonds qu’exigent la crise climatique et la perte de biodiversité. Pratiquement tout le monde accepte que nous ayons un problème. Certains concèdent même qu’il faut des virages audacieux et décisifs. Mais on s’empresse le plus souvent de promettre encore plus de richesse et de croissance – la transition verte comme occasion d’affaires! Il faut croire que l’économie durable sera rentable ou ne sera pas. L’approche est politiquement vendeuse, à défaut d’être écologiquement solide. Au moins ça n’exige aucun renoncement. 

Et quand, rarement, on évoque le renoncement, c’est généralement à l’échelle individuelle. C’est ce qu’on pourrait appeler le piège de Dick Cheney, qui avait fameusement déclaré – à Toronto, en 2001 – que réduire notre consommation d’énergie pouvait être un signe de «vertu personnelle» mais ne pouvait pas être un objectif fondamental de politique publique. 

Mais Dick Cheney avait tort. Pour aligner nos systèmes économiques sur les limites écologiques, les sacrifices qui seront nécessaires ne sont pas de nature individuelle. Les efforts personnels sont louables, bien sûr. Mais l’enjeu écologique est global et transversal et les solutions devront l’être également: systémiques, transparentes, simples et équitables. Et elles devront être portées par des hommes et des femmes de courage, capables de fonder leur action politique sur des convictions profondes et le bien commun à long terme. 

Il faudra tôt ou tard accepter de briser le tabou. 


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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