CRTC et minorités: Alliés de pique ou alliés de trèfle?

--- 5 juillet 2022

Le mépris, le paternalisme et l’essentialisme comme mamelles du racisme et du colonialisme

Ceux qui suivent le débat sur le racisme depuis quelques années ont entendu parler de la notion d’allié: une personne issue d’un groupe dit dominant et majoritaire, qui soutient les groupes dits dominés et minoritaires dans leur combat contre l’injustice et l’exclusion.

Dans le lexique militant, le bon allié doit respecter un certain nombre de conditions: se taire pour écouter ceux qui vivent les oppressions, être empathique mais ne pas confisquer aux opprimés leurs larmes et leurs souffrances, et surtout ne pas poser de questions aux personnes qui se sentent offensées par un mot ou par une œuvre, car le fait de leur demander de justifier en quoi le mot est offensant constitue une agression en soi, qui leur fait revivre le traumatisme originel.

Les politologues français Jean Vincent Holeindre et Marie Robin ont proposé une typologie des alliés: l’allié de pique, guidé par la peur, l’allié de trèfle, motivé par le besoin et l’intérêt, l’allié de cœur, animé par des valeurs et un engagement sincère, et enfin l’allié de carreau, avec lequel on signe un traité sur la base de normes communes. 

Dans sa décision concernant la mention du titre du livre de Pierre Vallières dans une chronique à Radio-Canada, le CRTC semble se situer quelque part entre l’allié de pique et l’allié de trèfle. Je suis convaincue de la présence d’un ou deux alliés de cœur dans le lot, mais la décision dégage une forte odeur d’opportunisme teinté de crainte.

Ce tribunal administratif recommande à Radio-Canada de « mettre en place toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact d’un propos pouvant être perçu comme offensant par son auditoire ».

Une bonne recommandation se distingue par la clarté de l’énoncé, la faisabilité des mesures proposées et la possibilité d’en évaluer les résultats, indicateurs à l’appui.

Commençons par « atténuer l’impact ». Cela ne signifie pas éliminer l’impact, mais en minimiser les effets. Dans ce cas, le fait que Radio-Canada n’ait reçu qu’une seule plainte, plutôt que des centaines ou des milliers, est en soi une indication que l’impact était limité et ne justifiait pas une décision aussi radicale du CRTC.

On continue avec « propos pouvant être perçu comme offensant par son auditoire ».

On est ici sur le terrain des perceptions, des sensibilités personnelles et des subjectivités: un propos peut très bien être perçu comme offensant par une personne appartenant à une minorité et ne pas être perçu comme tel par un autre membre de la même communauté.

Le CRTC fait référence à l’auditoire: quel est cet auditoire et comment s’assurer que ceux qui parlent en son nom sont assez représentatifs pour être le baromètre de ses sensibilités? Si on réalisait un sondage auprès des auditeurs de Radio Canada afin de dresser la liste des propos pouvant être perçus comme offensants, la liste serait longue! Surtout si on y ajoute la prise en compte du « contexte actuel en lien avec les questions » jugées explosives comme la race, la religion, l’expression de genre, la diversité corporelle, etc.

La liste serait longue et il n’est pas certain qu’un consensus se dégagerait quant à ce qui est intrinsèquement offensant et ce qui ne l’est pas. « L’auditoire », c’est comme « le terrain » ou le « plancher des vaches »: une méta-catégorie floue et abstraite à laquelle on peut faire dire une chose et son contraire, selon nos intérêts du moment.

Voilà pour la « clarté » de l’énoncé.

Qu’en est-il à présent de la faisabilité et de l’évaluation potentielle des mesures proposées par le CRTC dans cette affaire? On demande à Radio-Canada de présenter des excuses, mais il ne s’agit pas réellement d’une mesure pérenne, structurante et dont les résultats seraient quantifiables et qualifiables.

Le diffuseur public est donc indirectement incité à respecter le principe de précaution: si un propos peut susciter la controverse, mieux vaut s’abstenir.

Je ne m’étendrai pas ici sur l’objet même du délit: l’offense faite à l’auditoire. 

Le droit de ne pas être discriminé ou encore victime de discours haineux existe; il est balisé par les chartes québécoise et canadienne des droits de la personne, le code civil du Québec et le code criminel canadien.

En revanche, le droit de ne pas être offensé, heurté dans ses zones de vulnérabilité, n’existe nulle part.

Certes, les milieux de travail, par exemple, sont soumis au devoir de civilité: il faut se respecter mutuellement et maintenir des relations cordiales avec son entourage, par-delà les différences et les divergences. Mais le devoir de civilité ne va pas jusqu’à exiger des employeurs qu’ils dressent la liste des propos potentiellement offensants qu’il faudrait bannir des interactions quotidiennes au travail.

Quant au respect des sensibilités, dans une société marquée par la diversité des modes de vie, des systèmes de valeurs et de croyances, c’est une affaire de bienveillance et de discernement: on ne se vante pas de sa taille XXS devant un collègue qui se bat contre l’obésité, on n’envoie pas des photos de ses jumeaux naissants à l’équipe quand on sait qu’une collègue multiplie sans succès les visites dans les cliniques de fertilité.

On ne peut pas  légiférer sur le discernement, le bon goût ou l’empathie. On ne peut pas inventer le délit de maladresse.

Dans  le cas qui nous concerne, on ne peut pas du même souffle condamner l’usage d’un mot, reconnaître que le contexte en justifiait l’usage et demander au diffuseur de présenter des excuses.

Mais  le fait est que depuis les affaires Slav et Kanata, une poignée de décideurs se sont autoproclamés simultanément militants (alliés de pique et de trèfle), avocats, procureurs de la couronne, arbitres et juges. Leurs procès se tiennent à huis clos, les décisions improvisées et les exécutions sommaires y sont la norme: annulation de spectacles, blâmes, distribution de certificats de bonne et de mauvaise conduite, modification des critères de subventions dans la précipitation et sans anticiper les effets pervers à moyen terme.

Leurs « jugements » sont fondés sur l’interprétation de lois inexistantes. Leur conception du consensus social consiste à tendre l’oreille aux minorités les plus bruyantes.

Au nom d’une conception dévoyée de l’appropriation culturelle, on oblige par exemple des créateurs à se tourner vers les « groupes concernés » pour valider leurs œuvres, sans réaliser qu’aucun groupe n’est assez homogène pour se reconnaître dans une poignée de valideurs autoproclamés. On a décrété que certains rôles et certains thèmes sont des chasses gardées: seuls les « groupes concernés » auraient la légitimité suffisante pour incarner des personnages et pour porter à l’écran des sujets et des périodes de l’histoire.

Mais le plus insupportable chez ces avocats commis d’office, c’est leur profond mépris pour ces minorités qu’ils prétendent défendre.

En misant sur le plus petit dénominateur commun (la réaction primaire, le premier degré) ils nient aux minorités leur intelligence, leur sens de la nuance, de la modération, de l’humour, leur statut d’adulte, leur capacité à faire la différence entre une maladresse et une agression, une provocation raciste et un propos contextualisé, une sensibilité et un droit, leur indulgence, leur capacité à pardonner un écart et à clarifier les malentendus avec leurs concitoyens par les voies du dialogue et de la raison.

Au mépris, s’ajoute l’essentialisation: les minorités seraient un bloc homogène qui ressent, qui pense la même chose, qui a les mêmes zones de susceptibilité, les mêmes valeurs, les mêmes aspirations, la même conception du vivre ensemble.

Le mépris, le paternalisme et l’essentialisme: voici les trois mamelles du racisme et du colonialisme auxquelles s’abreuvent les alliés de pique (peut-être malgré eux), et qui alimentent les thèses des esprits les moins généreux envers les minorités. En manipulant comme il le fait ces ingrédients, le CRTC court le risque de nourrir un problème qu’il prétend combattre et d’éroder le capital de sympathie dont jouissent les minorités auprès du public.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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