CRTC et minorités: Alliés de pique ou alliés de trèfle?
Le mépris, le paternalisme et l’essentialisme comme mamelles du racisme et du colonialisme
Ceux qui suivent le débat sur le racisme depuis quelques années ont entendu parler de la notion d’allié: une personne issue d’un groupe dit dominant et majoritaire, qui soutient les groupes dits dominés et minoritaires dans leur combat contre l’injustice et l’exclusion.
Dans le lexique militant, le bon allié doit respecter un certain nombre de conditions: se taire pour écouter ceux qui vivent les oppressions, être empathique mais ne pas confisquer aux opprimés leurs larmes et leurs souffrances, et surtout ne pas poser de questions aux personnes qui se sentent offensées par un mot ou par une œuvre, car le fait de leur demander de justifier en quoi le mot est offensant constitue une agression en soi, qui leur fait revivre le traumatisme originel.
Les politologues français Jean Vincent Holeindre et Marie Robin ont proposé une typologie des alliés: l’allié de pique, guidé par la peur, l’allié de trèfle, motivé par le besoin et l’intérêt, l’allié de cœur, animé par des valeurs et un engagement sincère, et enfin l’allié de carreau, avec lequel on signe un traité sur la base de normes communes.
Dans sa décision concernant la mention du titre du livre de Pierre Vallières dans une chronique à Radio-Canada, le CRTC semble se situer quelque part entre l’allié de pique et l’allié de trèfle. Je suis convaincue de la présence d’un ou deux alliés de cœur dans le lot, mais la décision dégage une forte odeur d’opportunisme teinté de crainte.
Ce tribunal administratif recommande à Radio-Canada de « mettre en place toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact d’un propos pouvant être perçu comme offensant par son auditoire ».
Une bonne recommandation se distingue par la clarté de l’énoncé, la faisabilité des mesures proposées et la possibilité d’en évaluer les résultats, indicateurs à l’appui.
Commençons par « atténuer l’impact ». Cela ne signifie pas éliminer l’impact, mais en minimiser les effets. Dans ce cas, le fait que Radio-Canada n’ait reçu qu’une seule plainte, plutôt que des centaines ou des milliers, est en soi une indication que l’impact était limité et ne justifiait pas une décision aussi radicale du CRTC.
On continue avec « propos pouvant être perçu comme offensant par son auditoire ».
On est ici sur le terrain des perceptions, des sensibilités personnelles et des subjectivités: un propos peut très bien être perçu comme offensant par une personne appartenant à une minorité et ne pas être perçu comme tel par un autre membre de la même communauté.
Le CRTC fait référence à l’auditoire: quel est cet auditoire et comment s’assurer que ceux qui parlent en son nom sont assez représentatifs pour être le baromètre de ses sensibilités? Si on réalisait un sondage auprès des auditeurs de Radio Canada afin de dresser la liste des propos pouvant être perçus comme offensants, la liste serait longue! Surtout si on y ajoute la prise en compte du « contexte actuel en lien avec les questions » jugées explosives comme la race, la religion, l’expression de genre, la diversité corporelle, etc.
La liste serait longue et il n’est pas certain qu’un consensus se dégagerait quant à ce qui est intrinsèquement offensant et ce qui ne l’est pas. « L’auditoire », c’est comme « le terrain » ou le « plancher des vaches »: une méta-catégorie floue et abstraite à laquelle on peut faire dire une chose et son contraire, selon nos intérêts du moment.
Voilà pour la « clarté » de l’énoncé.
Qu’en est-il à présent de la faisabilité et de l’évaluation potentielle des mesures proposées par le CRTC dans cette affaire? On demande à Radio-Canada de présenter des excuses, mais il ne s’agit pas réellement d’une mesure pérenne, structurante et dont les résultats seraient quantifiables et qualifiables.
Le diffuseur public est donc indirectement incité à respecter le principe de précaution: si un propos peut susciter la controverse, mieux vaut s’abstenir.
Je ne m’étendrai pas ici sur l’objet même du délit: l’offense faite à l’auditoire.
Le droit de ne pas être discriminé ou encore victime de discours haineux existe; il est balisé par les chartes québécoise et canadienne des droits de la personne, le code civil du Québec et le code criminel canadien.
En revanche, le droit de ne pas être offensé, heurté dans ses zones de vulnérabilité, n’existe nulle part.
Certes, les milieux de travail, par exemple, sont soumis au devoir de civilité: il faut se respecter mutuellement et maintenir des relations cordiales avec son entourage, par-delà les différences et les divergences. Mais le devoir de civilité ne va pas jusqu’à exiger des employeurs qu’ils dressent la liste des propos potentiellement offensants qu’il faudrait bannir des interactions quotidiennes au travail.
Quant au respect des sensibilités, dans une société marquée par la diversité des modes de vie, des systèmes de valeurs et de croyances, c’est une affaire de bienveillance et de discernement: on ne se vante pas de sa taille XXS devant un collègue qui se bat contre l’obésité, on n’envoie pas des photos de ses jumeaux naissants à l’équipe quand on sait qu’une collègue multiplie sans succès les visites dans les cliniques de fertilité.
On ne peut pas légiférer sur le discernement, le bon goût ou l’empathie. On ne peut pas inventer le délit de maladresse.
Dans le cas qui nous concerne, on ne peut pas du même souffle condamner l’usage d’un mot, reconnaître que le contexte en justifiait l’usage et demander au diffuseur de présenter des excuses.
Mais le fait est que depuis les affaires Slav et Kanata, une poignée de décideurs se sont autoproclamés simultanément militants (alliés de pique et de trèfle), avocats, procureurs de la couronne, arbitres et juges. Leurs procès se tiennent à huis clos, les décisions improvisées et les exécutions sommaires y sont la norme: annulation de spectacles, blâmes, distribution de certificats de bonne et de mauvaise conduite, modification des critères de subventions dans la précipitation et sans anticiper les effets pervers à moyen terme.
Leurs « jugements » sont fondés sur l’interprétation de lois inexistantes. Leur conception du consensus social consiste à tendre l’oreille aux minorités les plus bruyantes.
Au nom d’une conception dévoyée de l’appropriation culturelle, on oblige par exemple des créateurs à se tourner vers les « groupes concernés » pour valider leurs œuvres, sans réaliser qu’aucun groupe n’est assez homogène pour se reconnaître dans une poignée de valideurs autoproclamés. On a décrété que certains rôles et certains thèmes sont des chasses gardées: seuls les « groupes concernés » auraient la légitimité suffisante pour incarner des personnages et pour porter à l’écran des sujets et des périodes de l’histoire.
Mais le plus insupportable chez ces avocats commis d’office, c’est leur profond mépris pour ces minorités qu’ils prétendent défendre.
En misant sur le plus petit dénominateur commun (la réaction primaire, le premier degré) ils nient aux minorités leur intelligence, leur sens de la nuance, de la modération, de l’humour, leur statut d’adulte, leur capacité à faire la différence entre une maladresse et une agression, une provocation raciste et un propos contextualisé, une sensibilité et un droit, leur indulgence, leur capacité à pardonner un écart et à clarifier les malentendus avec leurs concitoyens par les voies du dialogue et de la raison.
Au mépris, s’ajoute l’essentialisation: les minorités seraient un bloc homogène qui ressent, qui pense la même chose, qui a les mêmes zones de susceptibilité, les mêmes valeurs, les mêmes aspirations, la même conception du vivre ensemble.
Le mépris, le paternalisme et l’essentialisme: voici les trois mamelles du racisme et du colonialisme auxquelles s’abreuvent les alliés de pique (peut-être malgré eux), et qui alimentent les thèses des esprits les moins généreux envers les minorités. En manipulant comme il le fait ces ingrédients, le CRTC court le risque de nourrir un problème qu’il prétend combattre et d’éroder le capital de sympathie dont jouissent les minorités auprès du public.
Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.
10 Commentaires
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Et quand à l’Assemblée nationale nombre de mots jugés offensants sont proscrits?C’est correct? J’ai visionné dernièrement le film d’Oprah Winfrey « Le majordome ». Une histoire vécue par un noir qui a grandi comme esclave dans une plantation de coton et qui a vu son père lâchement fusillé sous ses yeux. Il a réussi à fuir cet enfer pour se réfugier dans la région de Washington et à monter les échelons, passant de maitre d’hôtel à majordome, sous différents occupants de la présidence américaine, en se pliant au petit catéchisme de ce que doit à être un bon petit « nègre ». Ce vocable méprisant était utilisé allègrement par ses « maîtres » à la Maison Blanche. C’est de pédagogie que les Québécois auraient grandement besoin. La récupération de la bête décision du CRTC ne fait qu’une fois de plus laisser libre court aux propos racistes sur les réseaux sociaux. Et ce sont les noirs qui se retrouvent une fois de plus ostracisés. Honte aux MBC et Martineau de ce monde qui soufflent sur les braises de l’intolérance par pure idéologie réactionnaire identitaire xénophobe.
Tout ce que vous dites est vrai. Je constate cependant que vous, comme tous ceux qui écrivent sur ou parlent de ce sujet, omettent prudemment de citer le mot « nègre » du titre du livre « Nègres blancs d’Amérique » dont il était question dans la plainte. J’ai peur que moi aussi je sois censuré sur ce site.
Merci
Lumineux !
Un jour on finira par nous dire qu’Octobre 1970 est une vue de l’esprit, que cela n’a jamais existé.
S’il fallait s’abstenir de rappeler l’histoire et de prononcer des mots délicats, on devrait éliminer de nos bibliothèques toutes les œuvres qui contiennent de tels mots. Toute la littérature française serait alors à rejeter, y compris par exemple, et ce serait un comble, les premiers textes antiracistes et les dénonciations de l’esclavage par Diderot et Voltaire, car ces livres contiennent des mots « interdits » !
Merci pour cette brillante réflexion.
Pokomoko !
Dans « Lost in a Harem », une comédie de 1944, Abbott & Costello rencontre un clochard qui ne supporte pas d’entendre le mot « Pokomoko » parce qu’il lui rappelle de douleureux souvenirs ( https://www.youtube.com/watch?v=Ab4CKoif7Wk ). En fait, c’est un sketch classique du théâtre burlesque ( https://en.wikipedia.org/wiki/Slowly_I_Turned ). Il illustre une réalité : les humains sont souvent irrationnels et on doit en tenir compte.
J’ai une nièce qui est éducatrice spécialisée. Elle travaille avec des enfants autistes. Inutile de dire qu’ils ont des besoins particuliers. On ne peut pas les traiter comme des personnes raisonnables au sens habituel du terme.
J’ai une autre nièce, une rousse à la peau très blanche qui est tombée amoureuse d’un Québécois à la peau très noire. Cela a donné trois filles magnifiques à la peau foncée. Lors de l’incident Verushka Lieutenant-Duval, ma nièce a voulu connaître l’avis de son mari et de ses filles. Les quatre étaient unanimes : la professeure de l’université d’Ottawa a eu tort d’utiliser le N-word dans son cours même si elle était bien intentionnée. Ce mot ne doit jamais être prononcé par un Blanc. Si l’on juge nécessaire de l’utiliser, ce doit être très précautionneusement, en avertissant les personnes à qui on s’adresse et, si possible, en tenant compte de leurs réticences.
Mes petites-nièces et leur père ne sont pas seuls à penser que le N-word et son équivalent français ne doivent plus être prononcés par des Blancs parce qu’ils ont toujours une connotation négative, même quand il s’agit simplement de donner le titre d’une œuvre. Un sondage a été fait auprès d’étudiants majoritairement noirs : « A majority (76%) of respondents agreed that it is never acceptable for nonBlacks to use the N-word with anyone in any situation » ( http://www.ijscl.net/article_32639_ca7a040f687e95845369690778a0fdea.pdf ).
Ricardo Lamour fut seul à se plaindre de la chronique de Simon Jodoin où le mot tabou fut prononcé trois fois en français, une fois en anglais. Je peux penser qu’il exagère ou, pire, qu’il triche ; qu’il fait semblant d’être offensé. Mais de quel droit refuserai-je de croire à sa détresse ? Même si je pense qu’il est trop sensible, pourquoi devrai-je m’abstenir de tenir compte de son hypersensibilité ? Quand on m’accorde le droit de m’exprimer librement sur n’importe quel sujet, qu’est-ce qui m’empêche de faire preuve d’empathie envers les personnes qui pourraient être offensées par mes paroles ?
Le mot tabou a été utilisé une fois dans la décision du CRTC, mais 14 fois dans les opinions minoritaires. Était-il absolument nécessaire de le répéter 14 fois si une seule fois a suffit dans l’opinion majoritaire ?
Paragraphe 26 de la décision du CRTC : « Le Conseil s’attend à ce qu’à l’avenir, la SRC mette en place toutes les mesures raisonnables nécessaires pour atténuer l’impact de la diffusion de propos pouvant être offensants pour l’auditoire, y compris des mises en garde explicites ». Je ne vois là aucune censure. Même si Radio Canada est incitée à respecter le principe de précaution, cela ne va pas jusqu’à s’abstenir, comme le prétend Rachida Azdouz, quand un propos suscite la controverse. Un avertissement au début d’une chronique peut me paraître infantilisant, mais s’il est rassurant pour quelqu’un d’autre, pourquoi refuserais-je de m’en accommoder ?
Il n’existe pas de droit de ne pas être offensé, sauf pour nos députés. Plus de 300 mots sont tabous à l’Assemblée nationale du Québec. Ce ne serait pas une bonne idée de faire pareil dans nos médias, mais je suis sûr que nos spécialistes en communication sont capables d’accommodements raisonnables.
Non à la censure parce que c’est toujours un abus de pouvoir. Oui aux accommodements où personne n’abuse de personne.
Merci monsieur Langlois pour votre commentaire et félicitations pour votre famille si représentative de la diversité humaine! Tant de couleurs de peau , une seule couleur de sang! Personne ici ne remet en question la sincérité du plaignant et encore moins le droit de toute personne qui se sent heurtée ou brimée de porter plainte . Ce serait anti-démocratique de présumer de la non recevabilité de sa plainte avant que celle ci ne soit analysée ou de présumer que tout plaignant est un abuseur potentiel. Il est question ici d’interroger les mécanismes d’arbitrage ( le CRTC et d’autres ) et d’articulation des droits en contexte pluraliste. Quel est le rôle de ces instances, leur pouvoir , ses limites et quels sont les critères qui balisent leurs décisions? Sur quoi se basent ils pour dicter ce qui relève du consensus social et ce qui ne fait pas consensus et devrait encore être soumis à la délibération publique ( et à la discussion interne , au sein d’une même minorité) ? où placent ils le curseur qui sépare le respect des sensibilités et la protection des droits ? Beaucoup de questions sont encore posées …chacun de nous est invité à alimenter ce débat fondamental et le pire scénario serait de confier à des instances comme le CRTC ou le Conseil des arts ou autre le pouvoir de conclure hâtivement « la cause est entendue…circulez y a plus rien à voir » …nous avons des tribunaux pour ça et il ne faut pas confondre les rôles et les pouvoir . Merci de votre commentaire. Je suis sur cette plate forme aussi pour recevoir les avis dissidents et différents du mien, formulés avec respect comme le vôtre. Vive le débat contradictoire!
Moi aussi je peux m’accommoder d’un avertissement.
D’une censure au droit de parole, qu’elle vienne d’un Lamour ou du CRTC, jamais.
Le problème avec les accommodements c’est qu’ils ne satisfont personne.
[…] Azdouz, a psychologist, expert on intercultural relations and frequent media collaborator also criticized the CRTC decision by writing […]