Nationalisme québécois: 10 ans de déni

--- 6 juin 2022

Le virage conservateur est une évidence mille fois répétée, mais que trop de nationalistes refusent de voir

Dans son documentaire La Bataille pour l’âme du Québec, la journaliste et réalisatrice Francine Pelletier donne la parole à plusieurs intervenants qui témoignent d’un phénomène incontournable pour la société québécoise: la montée en force d’un nationalisme conservateur, centré sur la préservation de l’identité homogène de la majorité francophone historique, et hostile à ce qui pourrait la menacer.

Le film de 52 minutes est à voir pour sa pédagogie soignée, sa perspective historique et la qualité de ses intervenants, dont plusieurs étaient aux premières loges du virage identitaire en question.

Pour quiconque suit la politique québécoise depuis une quinzaine d’années, bien sûr, la thèse de Francine Pelletier relève de l’évidence. 

Après tout, le mouvement nationaliste conservateur n’est pas discret. Un milliard de fois, ses tenants ont crié et répété sur toutes les tribunes possibles leur rejet du multiculturalisme (et même de l’interculturalisme) et de « l’idéologie diversitaire ». L’observateur moyen conclura sans difficulté que ce clan favorise plutôt le monoculturalisme et l’homogénéité. 

S’il subsistait des doutes, le programme politique de ce (re)nouveau nationalisme aide à les dissiper: « contrôle » de l’immigration, politiques fortement assimilationnistes, exacerbation de l’identité traditionnelle et de la « fierté » nationale, exclusion et limitation des droits des minorités culturelles, linguistiques ou religieuses, etc. Tout ça est clair et affirmé. 

D’autres signaux sont révélateurs. Le Premier ministre François Legault s’associe à l’héritage de Duplessis et, lors de la dernière élection fédérale, il a explicitement encouragé les Québécois à appuyer les Conservateurs ou le Bloc – dénonçant au passage les partis fédéraux progressistes (PLC, NPD et Verts) comme «dangereux». L’arrivée de Bernard Drainville, auteur de la défunte Charte des valeurs, consacre de manière spectaculaire l’ADN nationaliste-conservateur de la CAQ. 

Pour ceux qui s’inquiéteraient d’un bashing sélectif, il faut noter ici que le Québec n’a rien de très exceptionnel. La vague de nationalisme conservateur monte un peu partout dans le monde – des États-Unis à la France, en passant par la Hongrie et la Finlande – et ses idées convergent toujours, à quelques nuances près. Partout, on défend une identité nationale apparemment immuable contre des menaces internes ou externes. D’ailleurs, tous les partis nationalistes conservateurs ont comme principal point commun la crainte de l’immigration. Les plus rustres veulent renvoyer les soi-disant étrangers chez eux; les plus sophistiqués les tolèrent pourvu qu’ils deviennent exactement comme nous

Le virage conservateur du nationalisme québécois n’a évidemment pas échappé aux observateurs politiques depuis une décennie. Je me suis amusé à compter le nombre de textes que j’ai moi-même publiés à ce sujet depuis dix ans. Résultat? Vingt chroniques, pratiquement toutes rédigées entre 2012 et 2014, au VOIR ou à l’Actualité. 

Certains de ces textes décrivaient spécifiquement le virage en question, apparent même avant l’épisode de la Charte des valeurs. En juillet 2012, j’expliquais pourquoi la boussole de Radio-Canada aurait dû considérer le PQ comme conservateur. En août 2012, je distinguais les orientations identitaires conservatrices du PQ de celles, progressistes, de QS. En septembre 2013, je dressais une typologie des supporteurs et détracteurs de la Charte des valeurs, incluant le contingent majoritaire des nationalistes conservateurs. En octobre 2013, je décrivais les nouvelles amitiés québécoises issues de l’émergence d’un axe progressiste/conservateur au Québec. En mars 2014, je revenais sur les failles de la boussole électorale qui ne semblait toujours pas avoir intégré le virage du PQ vers le nationalisme identitaire. 

Je n’étais évidemment pas seul avec mon clavier à avoir noté le changement de cap. Déjà en 2007, au moment du projet péquiste de citoyenneté québécoise, Françoise David avait dénoncé « la caricature d’un nationalisme fermé et frileux que l’on croyait disparu depuis l’ère Duplessis ». Les années suivantes — et en particulier l’épisode de la Charte des valeurs — ont mené à de nombreuses désaffiliations semblables. Le documentaire de Francine Pelletier présente plusieurs nationalistes québécois bien connus qui ont pris leurs distances du mouvement en constatant son virage identitaire, que Gérard Bouchard qualifie de « rupture ».

Les chiffres et les sondages racontent la même histoire. Dans le dernier sondage Léger avant l’élection de 2012 – où le Parti Québécois avait mis de l’avant les thèmes de l’intégrité, de l’environnement et de la justice sociale – le PQ obtenait ses meilleurs scores chez les 18-34 ans. Ses pires résultats étaient chez les 55 ans et plus. Sans surprise, la situation était opposée au PLQ – le parti perçu comme le plus conservateur à l’époque – dont les appuis étaient au plus bas chez les 18-34 ans et à leur plus haut chez les 55 ans et plus.

Moins de deux ans plus tard, à l’élection de 2014 – où le PQ misait cette fois sur le nationalisme identitaire de sa Charte des valeurs – le scénario était complètement inversé. Le PQ récoltait alors ses pires scores chez les 18-34 ans – une chute de près de 15 points de pourcentage – et ses appuis les plus élevés étaient chez les 55 ans et plus. Les deux partis les plus opposés à la Charte des valeurs réalisaient pour leur part des gains substantiels chez les 18-34 ans: une hausse de près de 10 points de pourcentage pour QS, et de près de 15 points de pourcentage pour le PLQ. Incroyablement, en seulement 18 mois, le PQ avait réussi à passer de la première à la dernière place chez les 18-24 ans, alors que, de manière peut-être encore plus étonnante, le PLQ était devenu bon premier chez les 18-34 ans. Michel David avait observé à l’époque que « les ‘valeurs’ véhiculées par le PQ ne semblent pas correspondre à celles de la jeune génération ».  

Aujourd’hui, la CAQ est bien sûr le parti dominant au Québec. Elle a réussi à fédérer une bonne part des « vraies affaires » du PLQ d’antan et du nationalisme péquiste de 2013-2014. Si l’appui des 18-34 à la CAQ n’a pas beaucoup bougé entre 2012 et 2022 – oscillant entre 25 et 29% – ses appuis ont explosé chez les électeurs plus âgés. Comme vaisseau amiral du nationalisme conservateur, la CAQ récolte maintenant près de 65% des voix chez les 55 ans et plus, soit plus du double de ses appuis chez les plus jeunes. Québec solidaire est désormais premier chez les 18-34 ans. 


Mais alors, si l’évolution conservatrice du nationalisme québécois est aussi évidente, pourquoi le documentaire de Francine Pelletier est-il si « nécessaire » comme l’écrivait Yves Boisvert? Quel intérêt trouverait-on dans un reportage qui affirmerait que la Terre est ronde ou que le ciel est bleu?

La réponse est simple: si La Bataille pour l’âme du Québec est nécessaire, c’est parce que beaucoup de nationalistes québécois sont encore dans le déni. Malgré les signaux clairs, les virages flagrants, les stratégies manifestes et les analyses limpides, ils restent attachés à l’idée d’un mouvement progressiste, sans réaliser qu’il a été profondément transformé depuis une quinzaine d’années. Plusieurs ont pris le train nationaliste quand il visait un idéal ouvert, universel et pluraliste et n’ont pas réalisé que la locotomotive avait été détournée depuis 15 ans vers un projet de « nationalisme des francophones ‘pure laine’ [perverti] en une forme dégénérative et xénophobe ». Les mots sont durs; ils sont de Pierre Vallières

Une dernière remarque importante. 

À mon sens, la véritable contribution de Francine Pelletier au débat public québécois ne réside pas fondamentalement dans sa critique du nationalisme conservateur. Cette critique existe depuis longtemps et a été portée par plusieurs personnes. Par ailleurs, il y a peu de chances que les ténors conservateurs assumés s’émeuvent de ce que pensent Francine Pelletier, Françoise David ou Pierre Anctil.

Le grand mérite de ce documentaire pourrait toutefois être de contribuer à éclaircir les termes d’un débat politique encore confus au Québec. Autrement dit, de faire en sorte que le public comprenne et analyse mieux l’offre politique qu’on lui présente, et qu’il la décrive telle qu’elle est réellement. Au-delà des étiquettes, qui sont vraiment les progressistes et les conservateurs – et pourquoi? Qui dit vrai et qui embobine – et pourquoi?

Au Canada, aux États-Unis et ailleurs dans le monde, les politiciens de droite et de gauche, conservateurs et progressistes, s’affrontent sur plusieurs enjeux, mais ils sont généralement d’accord sur leurs identités politiques réciproques. Les conservateurs assument et brandissent leur conservatisme et conspuent les progressistes pour leur progressisme. Les progressistes font l’inverse. La camps ne sont pas d’accord, mais chacun sait à quelle enseigne il loge. 

Sauf au Québec, apparemment, où un grand nombre de nationalistes identitaires s’identifient encore comme progressistes. Ils ont changé d’équipe mais ils ne s’en rendent pas compte, ou font semblant de ne pas le voir. Il va sans dire qu’ils ont parfaitement le droit de prendre ce virage. Encore faut-il en être conscient. 

Certains sont lucides, bien sûr. En décembre 2011, j’avais publié une chronique impressioniste que certains ont vu comme une sorte de manifeste du progressisme identitaire au Québec. À l’époque, Mathieu Bock-Côté — qui avait assurément détesté chaque ligne du texte — avait noté qu’il plaisait « aux progressistes de droite et de gauche, et déplaît aux conservateurs de droite et de gauche ».

Mathieu Bock-Côté avait raison. En plus des autres lignes de faille de notre politique, il y a désormais deux camps identaires au Québec: les progressistes et les conservateurs. Évidemment, des nuances et des compromis existent et ils doivent être envisagés et discutés de bonne foi. Il n’en demeure pas moins qu’il est utile de connaitre et de comprendre les postulats de chaque camp.

À la veille d’une élection où on parlera d’immigration et de survie de la nation, il serait temps que les Québécois s’entendent, au moins, sur les idées qui servent de fondements à ces débats.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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