Isaac Asimov parle d’école et de livres
L’école, on le voit nettement avec Asimov, est un lieu d’éducation, d’apprentissage, certes, mais aussi un lieu de socialisation.
On le dit parfois, et c’est bien entendu souvent très largement juste : l’art et la littérature sont des imitations de la vie et de la nature.
On ne le dit guère, mais ce n’est pas moins vrai : il arrive aussi que la vie et la nature imitent l’art ou la littérature, ou du moins soient perçus comme tels.
Cela se produit quand une œuvre semble nous faire mieux apercevoir ce que la réalité nous donne à contempler — et ce n’est pas un des moindres mérites de l’art et de la littérature que de nous offrir ce riche présent. Ce sera par exemple le cas quand, devant un paysage de la Provence, on verra un van Gogh.
Je me propose dans ces chroniques de suggérer des manières par lesquelles des œuvres littéraires ou artistiques aident à penser notre actualité, notre réalité, en nous la donnant à contempler de la manière dont l’œuvre de fiction la construit.
Ce qui est fascinant est que ces écrits, parfois même très anciens, parlent souvent de nous, nous parlent, et nous aident même à penser notre actualité.
Au programme cette fois, une courte nouvelle d’Isaac Asimov (1920-1992) intitulée : The Fun They Had (1951). Elle a été traduite en français sous le titre : Ce qu’on s’amusait !
Avant de raconter ce qui se passe dans cette courte histoire (on peut la lire en anglais ici), je ne résiste pas à la tentation de toucher un mot sur Asimov, même si j’imagine que beaucoup de personnes lisant ce texte le connaissent.
Asimov est un scientifique et un professeur d’université qui était aussi auteur de nouvelles et de romans, notamment de science-fiction, un auteur de livres pour la jeunesse et un très grand vulgarisateur scientifique. Il était, dans chacun de ces genres, un prolifique auteur, et au total sans doute un des plus prolifiques auteurs de tous les temps. Il publiera un jour son centième livre, sous le titre : Opus 100. 100 livres, c’est énorme. Mais sachez que plus tard il publiera Opus 200, et ensuite Opus 300 ! On estime aujourd’hui à près de 500 (ou un peu plus de, selon les sources et les manières de compter…) le nombre de ses livres.
Asimov travaillait sans cesse, bien entendu. Son appartement à New York surplombait Central Park, mais il n’y avait pas de fenêtre dans la pièce où il travaillait.
L’histoire de la rédaction de son livre sur l’humour (Treasury of Humor: A Lifetime Collection of Favorite Jokes, Anecdotes, and Limericks with Copious Notes on How to Tell Them and Why, 1971) vaut d’être contée.
Asimov s’est laissé convaincre de prendre des vacances – quelle drôle d’idée, il déteste ça… On lui a fait promettre qu’il n’amènera ni dactylo ni livres, et qu’il ne travaillera pas. Il promet.
Il a ensuite l’idée, pendant que ses amis se livrent à ces sordides affaires comme s’allonger au soleil, boire de l’alcool et relaxer, d’écrire en cachette sur l’humour, sur les blagues et sur toutes ces autres choses de ce genre – il en connaît pas mal des blagues, des mots d’esprit et des anecdotes amusantes, et cela lui fournira la matière première de son travail. Mieux : il pourra même demander à ses co-voyageurs de lui conter des blagues, ce qui, coquin de lui, nourrira son travail! Bref : aucun besoin de livre, de documentation pour faire ça!
Les procédés qui font rire, les sortes de blagues et d’autres sujets semblables seront alors à examiner, à classer, à étudier: le terreau est riche. Il y a du travail. Asimov va à sa chambre se reposer… et écrit. Tous les prétextes sont bons pour s’isoler… et écrire. Les vacances (quel horrible mot) finies, Asimov a un nouveau manuscrit, écrit en cachette. Ce sera un de ses prochains livres.
Mais revenons à notre nouvelle…
Le 17 mai 2155
La petite Margie, 11 ans, note ceci dans son agenda (virtuel) : aujourd’hui, le 17 mai 2155, Tommy a trouvé un vrai livre.
Un vrai livre! Tommy (13 ans) et elle avaient entendu parler de cet étrange objet. Mais là, ils en ont un, un vrai. Un peu abîmé, sans doute. Mais quand même.
Le grand-père de Margie lui a raconté que son propre grand-père lui avait parlé, quand il était enfant, d’une lointaine époque où toutes les histoires se trouvaient dans des livres! Incroyable!
On tourne les pages sans les lire. C’est décevant. Et une fois fini, se demandent les enfants, on en fait quoi du livre? On le jette? Il y a un million de livres dans la machine qui enseigne à Margie et dans celle qui enseigne à Tommy. Cela se passe chez eux, où ils apprennent toujours seuls avec leur robot-enseignant.
Mais on revient au livre et on le lit. C’est qu’il parle de l’école, de l’école que Margie déteste. Ah, cette machine-professeur, ce robot-enseignant, qui lui fait sans arrêt passer des tests et qui lui rend aussitôt les notes. En ce moment, il est défectueux et la mère de Margie a fait venir un inspecteur. Il dit que ce sera vite réparé. Margie s’en désole : elle espérait une pause.
Les enfants reviennent à leur livre, à cette école dont il parle et qu’il décrit. Là, ça devient passionnant.
La nouvelle se termine ainsi :
«Margie est allée à sa salle de classe, située juste à côté de sa chambre. La machine-professeur était allumée et l’attendait. Elle était toujours allumée à la même heure, tous les jours, sauf le samedi et le dimanche, car sa mère disait que les petites filles apprenaient mieux si elles apprenaient à des heures régulières.
L’écran était allumé, et il disait : « La leçon d’arithmétique d’aujourd’hui porte sur l’addition de fractions. Veuillez insérer les devoirs d’hier dans l’emplacement approprié. »
Margie le fait en soupirant. Elle songe aux écoles qu’il y avait quand le grand-père de son grand-père était un petit garçon. Tous les enfants du quartier venaient, riant et criant dans la cour de récréation, s’asseyant ensemble dans la salle de classe, rentrant ensemble à la maison à la fin de la journée. Ils apprenaient les mêmes choses, donc ils pouvaient s’entraider pour les devoirs et en parler.
Et les professeurs étaient… des personnes!
Le machine-professeur clignote sur l’écran : «Quand nous additionnons les fractions ½ et ¼ …»
Margie pense à comment les enfants devaient aimer l’école dans le temps. Et comme ils devaient s’amuser.
Comme ça nous parle, il me semble, cette nouvelle… Comme ça nous parle à nous et à nos enfants, en particulier, qui avons vécu ce que la Covid a imposé à l’école.
L’école, on le voit nettement avec Asimov, est un lieu d’éducation, d’apprentissage, certes, mais aussi un lieu de socialisation. Que manque-t-il, de ce point de vue, à l’école à distance et qui explique la nostalgie de Margie?
Voici là-dessus Steve Bissonnette, un éminent chercheur québécois sur le sujet – je me permets de le citer longuement :
«Loin d’être anecdotique, cette absence de socialisation représente une lacune majeure de l’enseignement à distance. Sans récréations, sans activités parascolaires et avec des interactions limitées de façon virtuelle, les enfants n’ont pas accès à une des missions principales de l’éducation — celle d’apprendre la vie en société. »
M. Bissonnette ose croire que le Québec évitera les pièges des écoles virtuelles à grande échelle, qui sont un « échec monumental » aux États-Unis. « Des chercheurs ont recommandé un moratoire pour stopper le développement de ce type d’écoles aux États-Unis, tellement les résultats sont mauvais », dit-il.
Dans un monde idéal, l’école virtuelle est une « solution de dernier recours » en situation de crise comme lors des vagues successives de la pandémie. « L’enseignement à distance est mieux que pas d’enseignement du tout. Si c’est bien utilisé, et de façon temporaire, je pense que ça a sa place. Mais il ne faut pas que ça devienne un caprice de parents qui pensent que c’est mieux pour leur enfant à long terme », affirme Steve Bissonnette[1].
Mais que vaut au moins cet enseignement par des machines? Cela aussi résonne très fort en ce moment, alors que des forces puissantes veulent en étendre la portée.
Je vous propose de lire cette recherche de Christian Boyer et de Steve Bissonnette pour vous faire un idée. Asimov, un scientifique, l’aurait sûrement fait.
Et, comme vous le verrez, la petite Margie serait bien heureuse d’apprendre ce qu’on y trouve…
[1] Marco Fortier, «L’école virtuelle prend du galon au Québec», Le Devoir, 3 mai 2022. [https://www.ledevoir.com/societe/education/706470/education-l-ecole-virtuelle-prend-du-galon-dans-la-province]
Normand Baillargeon est un philosophe qui a écrit, dirigé, ou traduit et édité plus d’une soixantaine d’ouvrages traitant d’éducation, de philosophie générale ou politique, d’art et de littérature et d’enjeux sociaux d’actualité. En plus d’articles académiques, il publie régulièrement des chroniques pour divers journaux et revues. Il est en ce moment chroniqueur en éducation au quotidien Le devoir.
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