Il faut parler de cinéma

--- 27 avril 2022

Le cinéma peut initier aux arts, à la littérature et au monde, mais il échappe aux louanges des apôtres des arts traditionnels

Photo: Jake Hills, via Unsplash

James Brady, professeur de cinéma au Collège de Rosemont, Montréal

Dans sa chronique « L’épineuse question du ­­’curriculum’ », publiée dans Le Devoir le 27 mars 2021, Normand Baillargeon revient, avec sa clairvoyance habituelle, sur la question du corpus littéraire. Il cite au passage l’américain E. D. Hirsch qui parle de « littératie culturelle », c’est-à-dire de ce qu’il serait possible de « transmettre à tous, y compris dans des domaines comme la littérature et les arts ».

Toujours au sujet de ce fameux curriculum, Baillargeon ajoute plus loin qu’« une de ses inattendues retombées, en plus de donner à chacun des outils lui permettant de comprendre et d’agir dans le monde dans lequel il vit, est d’ouvrir à tous des portes sur des bonheurs parfois insoupçonnés qui rendent la vie plus belle et plus douce : aller au théâtre, au musée, lire de la poésie, se passionner pour telle écrivaine, et bien d’autres. »

Il me serait aisé de témoigner du bonheur que me procure le fait de lire un livre, de visiter un musée, d’écouter de la musique, d’aller au théâtre, mais aussi… de regarder un film ! En fait, de tout ce que la culture, globalement, peut nous apporter au cœur et à l’esprit. Et le cinéma en fait partie, il me semble. Tous, nous consommons une quantité importante de films et de séries, mais quand vient le temps de parler de grande culture, le cinéma échappe aux louanges des apôtres des arts traditionnels, au premier chef ceux qui écrivent et qui ont la verve et l’éloquence nécessaires pour occuper les pages d’opinion. 

Il ne se passe pas une semaine sans qu’on ne vante les différentes vertus, voire la toute-puissance de la littérature. Non seulement elle forgerait notre intelligence et notre mémoire, mais contribuerait aussi à notre empathie. Pour Deleuze, elle aurait même le pouvoir de nous protéger du chaos !

Ne pourrait-on pas en dire autant de tous les arts, qui n’ont malheureusement pas tous voix au chapitre dans la très exclusive formation générale de nos cégeps et qu’on n’ose point remettre en question ? La littérature, la philosophie, l’anglais et l’éducation physique constituent un quatuor d’apprentissage essentiel. Mais est-ce encore suffisant pour permettre à chacun et chacune « de comprendre et d’agir dans le monde dans lequel il vit »?

On a appris de Marshall McLuhan, il­ y a déjà presque 60 ans, que le progrès technique modifie les modes de communication. La civilisation est passée de l’oralité à l’imprimé (galaxie Gutenberg) pour en revenir à l’oralité (galaxie Marconi) avec le rêve d’un village global. Le cinéma, la télévision, les ordinateurs, internet et les réseaux sociaux, continuent d’imposer ce qui est devenu notre galaxie médiatique. Loin d’être détrôné malgré la mode des 280 caractères, le livre se porte très bien et le mode de l’écrit est encore présent partout.

Au sens où on l’entend comme l’ensemble des ouvrages écrits sur un sujet, la littérature demeure bien sûr le véhicule privilégié pour transmettre ce qu’on nomme de plus en plus « littératie », c’est-à-dire « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités ».

Or, toutes les disciplines, tous les médiums, que ce soit le roman, la poésie, le théâtre, les arts visuels, l’architecture, mais aussi la musique, l’opéra, la danse, la photo, le cinéma et la bédé contribuent à « étendre ses connaissances et ses capacités ».

Bien sûr, les arts traditionnels perdent du terrain au fur et à mesure que les nouvelles formes d’expression s’imposent. Les supports se renouvellent. L’analogique et l’argentique cèdent le pas au numérique, les pigments aux pixels. Il y a parfois coexistence ou renaissance, comme le retour du tourne-disque ou le roman-feuilleton qui se réincarne dans les séries.  Les civilisations basculent, des mutations s’opèrent. À une certaine époque, on croyait que le roman était « bon pour les goujats ».[1] Étonnant, dans notre monde contemporain où un urinoir ou une robe de viande peuvent avoir droit de cité dans un musée!

Dans les médias relevant des nouvelles technologies, tous les types de signes (visuels, sonores, graphiques) cohabitent. C’est ce qu’on appelle le multimédia. Le fameux tandem lecture-écriture doit s’étendre aux compétences informationnelles et aux autres compétences spécifiques qui lui sont liées : capacité graphique, médiatique, informatique, numérique.

Il devient donc nécessaire, voire crucial, de renforcer le rôle que tiennent les disciplines qui nous enseignent à lire une image fixe ou en mouvement et de comprendre comment se tisse le sens dans les (pas si) nouvelles formes d’écriture hybrides : télévision, cinéma, vidéo, installation.

Il serait grand temps de fournir à nos élèves une littératie médiatique, leur permettant de saisir ce monde façonné par l’audiovisuel, de plus en plus incontournable, et de leur apprendre enfin à utiliser efficacement les outils qu’ils tiennent déjà dans la paume de leur main.  

Chaque jour, je réalise à quel point le langage cinématographique est une révélation pour mes élèves. Eux qui sont de grands consommateurs d’images et qui voient tant de films et de séries, ont tout à apprendre. Y compris d’être initiés aux grandes figures, aux formes et aux cinématographies qu’ils ne connaissent pas, mais qui ont tant à leur apporter, ne serait-ce que culturellement.

Quand prendrons-nous exemple sur la France, où « l’école donne une place importante au cinéma et à l’audiovisuel dans le cadre plus large de l’éducation à l’image. »

Jadis considéré comme un phénomène de foire ou une simple technique à laquelle on ne prédisait pas beaucoup d’avenir, le cinéma est devenu, en tant qu’art de synthèse par excellence, un des médiums les plus représentatifs de notre société. Certains commentateurs ne s’y sont pas trompés : « ce n’est pas le moindre miracle apporté par le cinéma, qu’on puisse invoquer tour à tour à son propos tous les arts qui avaient, jusqu’ici, organisé nos sensations », disait Eli Faure en 1953.

Le cinéma synthétise autant l’avant qu’il anticipe la suite. En plus d’un siècle d’existence, il a su prendre une place incontournable dans nos sociétés. Peu importe notre culture ou notre provenance, le 7e art a marqué le comportement, la mémoire et les perceptions de plusieurs générations. Son langage audiovisuel est pour ainsi dire à l’origine même des médias et des technologies actuelles, qu’il arrive même à absorber comme il l’a fait avec les grands arts traditionnels pour affirmer son impureté essentielle. Sans parler du fait qu’il est le véhicule idéal pour aborder quantité de sujets : « je ne veux parler que de cinéma, pourquoi parler d’autre chose ? Avec le cinéma on parle de tout, on arrive à tout. » (J.-L. Godard)

Pour ma part, je dois tout au cinéma, qui a forgé mon humanisme et ma sensibilité. C’est le cinéma qui m’a initié aux arts, qui m’a intéressé à la littérature, au monde. C’est aussi lui qui m’a ouvert les yeux sur l’histoire, les réalités sociales, la psychologie, la philosophie. Qui m’a amené à me poser des questions sur le vrai et le faux, le mensonge et l’illusion, bref sur la nature du réel, ce qui n’est pas le moindre des apprentissages à l’ère de fausses nouvelles !

Il devient donc de plus en plus indispensable d’initier les nouvelles générations à ce médium central et parfaitement en phase avec le monde dans lequel nous vivons.

Alors, à quand un corpus de films pour l’école ?


[1] Daniel Defoe, cité par Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972


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