Il faut parler de cinéma
Le cinéma peut initier aux arts, à la littérature et au monde, mais il échappe aux louanges des apôtres des arts traditionnels
James Brady, professeur de cinéma au Collège de Rosemont, Montréal
Dans sa chronique « L’épineuse question du ’curriculum’ », publiée dans Le Devoir le 27 mars 2021, Normand Baillargeon revient, avec sa clairvoyance habituelle, sur la question du corpus littéraire. Il cite au passage l’américain E. D. Hirsch qui parle de « littératie culturelle », c’est-à-dire de ce qu’il serait possible de « transmettre à tous, y compris dans des domaines comme la littérature et les arts ».
Toujours au sujet de ce fameux curriculum, Baillargeon ajoute plus loin qu’« une de ses inattendues retombées, en plus de donner à chacun des outils lui permettant de comprendre et d’agir dans le monde dans lequel il vit, est d’ouvrir à tous des portes sur des bonheurs parfois insoupçonnés qui rendent la vie plus belle et plus douce : aller au théâtre, au musée, lire de la poésie, se passionner pour telle écrivaine, et bien d’autres. »
Il me serait aisé de témoigner du bonheur que me procure le fait de lire un livre, de visiter un musée, d’écouter de la musique, d’aller au théâtre, mais aussi… de regarder un film ! En fait, de tout ce que la culture, globalement, peut nous apporter au cœur et à l’esprit. Et le cinéma en fait partie, il me semble. Tous, nous consommons une quantité importante de films et de séries, mais quand vient le temps de parler de grande culture, le cinéma échappe aux louanges des apôtres des arts traditionnels, au premier chef ceux qui écrivent et qui ont la verve et l’éloquence nécessaires pour occuper les pages d’opinion.
Il ne se passe pas une semaine sans qu’on ne vante les différentes vertus, voire la toute-puissance de la littérature. Non seulement elle forgerait notre intelligence et notre mémoire, mais contribuerait aussi à notre empathie. Pour Deleuze, elle aurait même le pouvoir de nous protéger du chaos !
Ne pourrait-on pas en dire autant de tous les arts, qui n’ont malheureusement pas tous voix au chapitre dans la très exclusive formation générale de nos cégeps et qu’on n’ose point remettre en question ? La littérature, la philosophie, l’anglais et l’éducation physique constituent un quatuor d’apprentissage essentiel. Mais est-ce encore suffisant pour permettre à chacun et chacune « de comprendre et d’agir dans le monde dans lequel il vit »?
On a appris de Marshall McLuhan, il y a déjà presque 60 ans, que le progrès technique modifie les modes de communication. La civilisation est passée de l’oralité à l’imprimé (galaxie Gutenberg) pour en revenir à l’oralité (galaxie Marconi) avec le rêve d’un village global. Le cinéma, la télévision, les ordinateurs, internet et les réseaux sociaux, continuent d’imposer ce qui est devenu notre galaxie médiatique. Loin d’être détrôné malgré la mode des 280 caractères, le livre se porte très bien et le mode de l’écrit est encore présent partout.
Au sens où on l’entend comme l’ensemble des ouvrages écrits sur un sujet, la littérature demeure bien sûr le véhicule privilégié pour transmettre ce qu’on nomme de plus en plus « littératie », c’est-à-dire « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités ».
Or, toutes les disciplines, tous les médiums, que ce soit le roman, la poésie, le théâtre, les arts visuels, l’architecture, mais aussi la musique, l’opéra, la danse, la photo, le cinéma et la bédé contribuent à « étendre ses connaissances et ses capacités ».
Bien sûr, les arts traditionnels perdent du terrain au fur et à mesure que les nouvelles formes d’expression s’imposent. Les supports se renouvellent. L’analogique et l’argentique cèdent le pas au numérique, les pigments aux pixels. Il y a parfois coexistence ou renaissance, comme le retour du tourne-disque ou le roman-feuilleton qui se réincarne dans les séries. Les civilisations basculent, des mutations s’opèrent. À une certaine époque, on croyait que le roman était « bon pour les goujats ».[1] Étonnant, dans notre monde contemporain où un urinoir ou une robe de viande peuvent avoir droit de cité dans un musée!
Dans les médias relevant des nouvelles technologies, tous les types de signes (visuels, sonores, graphiques) cohabitent. C’est ce qu’on appelle le multimédia. Le fameux tandem lecture-écriture doit s’étendre aux compétences informationnelles et aux autres compétences spécifiques qui lui sont liées : capacité graphique, médiatique, informatique, numérique.
Il devient donc nécessaire, voire crucial, de renforcer le rôle que tiennent les disciplines qui nous enseignent à lire une image fixe ou en mouvement et de comprendre comment se tisse le sens dans les (pas si) nouvelles formes d’écriture hybrides : télévision, cinéma, vidéo, installation.
Il serait grand temps de fournir à nos élèves une littératie médiatique, leur permettant de saisir ce monde façonné par l’audiovisuel, de plus en plus incontournable, et de leur apprendre enfin à utiliser efficacement les outils qu’ils tiennent déjà dans la paume de leur main.
Chaque jour, je réalise à quel point le langage cinématographique est une révélation pour mes élèves. Eux qui sont de grands consommateurs d’images et qui voient tant de films et de séries, ont tout à apprendre. Y compris d’être initiés aux grandes figures, aux formes et aux cinématographies qu’ils ne connaissent pas, mais qui ont tant à leur apporter, ne serait-ce que culturellement.
Quand prendrons-nous exemple sur la France, où « l’école donne une place importante au cinéma et à l’audiovisuel dans le cadre plus large de l’éducation à l’image. »
Jadis considéré comme un phénomène de foire ou une simple technique à laquelle on ne prédisait pas beaucoup d’avenir, le cinéma est devenu, en tant qu’art de synthèse par excellence, un des médiums les plus représentatifs de notre société. Certains commentateurs ne s’y sont pas trompés : « ce n’est pas le moindre miracle apporté par le cinéma, qu’on puisse invoquer tour à tour à son propos tous les arts qui avaient, jusqu’ici, organisé nos sensations », disait Eli Faure en 1953.
Le cinéma synthétise autant l’avant qu’il anticipe la suite. En plus d’un siècle d’existence, il a su prendre une place incontournable dans nos sociétés. Peu importe notre culture ou notre provenance, le 7e art a marqué le comportement, la mémoire et les perceptions de plusieurs générations. Son langage audiovisuel est pour ainsi dire à l’origine même des médias et des technologies actuelles, qu’il arrive même à absorber comme il l’a fait avec les grands arts traditionnels pour affirmer son impureté essentielle. Sans parler du fait qu’il est le véhicule idéal pour aborder quantité de sujets : « je ne veux parler que de cinéma, pourquoi parler d’autre chose ? Avec le cinéma on parle de tout, on arrive à tout. » (J.-L. Godard)
Pour ma part, je dois tout au cinéma, qui a forgé mon humanisme et ma sensibilité. C’est le cinéma qui m’a initié aux arts, qui m’a intéressé à la littérature, au monde. C’est aussi lui qui m’a ouvert les yeux sur l’histoire, les réalités sociales, la psychologie, la philosophie. Qui m’a amené à me poser des questions sur le vrai et le faux, le mensonge et l’illusion, bref sur la nature du réel, ce qui n’est pas le moindre des apprentissages à l’ère de fausses nouvelles !
Il devient donc de plus en plus indispensable d’initier les nouvelles générations à ce médium central et parfaitement en phase avec le monde dans lequel nous vivons.
Alors, à quand un corpus de films pour l’école ?
[1] Daniel Defoe, cité par Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972
2 Commentaires
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L’intelligible dans le sensible et le sensible dans l’intelligible
Votre plaidoyer, tout à fait légitime, en faveur de la contribution du cinéma à l’éducation artistique, est très intéressant et mérite certainement un examen plus approfondi que mes quelques remarques.
Vos judicieux propos s’inscrivent dans ce combat militant en faveur du développement des arts à l’école, lesquels sont longtemps demeurés (et encore aujourd’hui évidemment) le parent pauvre et sacrifié à d’autres valeurs et à d’autres investissements éducatifs. Mais heureusement, votre nouvel allié est le fait que le recours éducatif et formateur à l’art et à ses valeurs ne se limite plus au seul champ scolaire. Il gagne de nombreux pans de la société, l’espérance éducative se double d’une espérance sociale.
Que cherche notre société du côté de l’art et de la culture? C’est comme si cette quête suppose l’existence d’une relation intime et fondatrice entre l’art, la culture et le lien social. C’est exactement cette espérance, cette utopie de l’art au secours d’une société en perdition qui est au fondement même du film de Bertrand Tavernier, Ça commence aujourd’hui. Évidemment, pour moi, qui constate le délitement du lien social, ce film est marquant.
Dans cette perspective vos efforts sont extrêmement louables, car ils servent à faire regarder l’art non plus comme un superflu, une gratuité, un supplément d’âme, mais bien comme un fondement social. Ils continuent d’ouvrir la voie à une reconnaissance de la sensibilité, des affects et de l’expérience esthétique de la personne humaine.
C’est comme si on était encore pris dans l’affrontement de deux visions de la subjectivité, l’une issue du cartésianisme qui place l’essentiel du cogito dans la raison, tandis que l’autre, pascalienne et sensualiste, situe l’essentiel dans le cœur ou le sentiment. Dans le domaine éducatif, je ne suis pas certain que cet affrontement soit dépassé.
La sensibilité et l’acte de sentir ont droit de cité dans la pensée et l’action ainsi que la reconnaissance, contre toute la tradition rationaliste, que l’intuition, l’imagination, la sensualité et la passion ont un pouvoir spécifique d’accès à la connaissance. Pour moi, vos efforts visent à dépasser cette opposition entre l’intelligible et le sensible pour parvenir à y voir l’un dans l’autre.
Toutefois, en terminant, comme l’essentiel de mes lectures portent sur le langage, oral et écrit, je me dois de signaler que dans cette littérature sur le rapport entre le texte et l’image on reconnaît le primat du texte puisque c’est essentiellement par le truchement du discours que la fonction symbolique s’installe et se transmet. L’accès à la symbolisation s’opère depuis toujours par la simple mise en œuvre de la plus vieille activité de l’homme, le discours oral de face à face.
C’est cette essentielle transmission générationnelle du bien humain le plus précieux entre tous, le discours, le parler, que les images et la télévision peuvent mettent en péril. Si les repères symboliques de l’enfant ou de l’adolescent ne sont pas bien fixés ou s’avèrent fragiles, les conséquences sont lourdes. Car ils risquent d’éloigner encore plus l’enfant ou l’adolescent de la maîtrise des catégories symboliques d’espace, de temps et de personne. Ce n’est rien de moins que la capacité discursive et symbolique de ceux-ci qui sont mises en cause.
(Commentaire fondé sur des textes de François Laplantine (Le sujet, essai d’anthropologie politique), Dany-Robert Dufour (Télévision, École et Fonction symbolique ainsi que Télévision, socialisation, subjectivation), Alain Kerlan (L’art pour éduquer, La tentation esthétique), Lei Peng (L’éducation artistique), Michael Kohlhauer (Fictions de l’histoire dans la littérature et les arts)
Merci pour votre généreux commentaire. « L’intelligible dans le sensible et le sensible dans l’intelligible ». Curieux, c’est exactement ce qui m’est venu à l’esprit quand j’ai écouté le débat entre Baillargeon et G. Charles à TMEP. Il reste que ce n’est pas vraiment l’objet de mon billet. Le cinéma, comme la littérature touche à la fois au sensible et à la raison. Par ailleurs, il contribue autant au symbolique. Je crois que l’un et l’autre ont leur raison d’être dans la société actuelle.