À Vanessa Destiné et les autres

--- 15 avril 2022

Le « système » québécois, tout perfectible qu’il puisse être, est essentiellement fondé sur des valeurs inclusives, pacifistes et antiracistes

Chemin cahoteux dans l'arrière pays lorsque les terres se dégèlent © Simon Jodoin

Au cours des derniers jours, j’ai reçu dans mon courrier une bonne demi-douzaine de messages m’invitant à lire un texte signé par Vanessa Destiné dans La Presse. J’allais y trouver, me promettait-on, matière à réflexion.

Pour les lecteurs curieux – et je vous invite sincèrement à le faire – vous pouvez lire ce texte en suivant ce lien.

INTÉGRATION ET LANGUE FRANÇAISE
POUR MIGUEL, YESENIA, MINH ET LES AUTRES

Il m’a été impossible, pour ma part, de partager l’emballement que ce texte semblait susciter. Au contraire même, sous les mots qu’elle me donnait à lire, je découvrais un immense problème difficile à expliquer brièvement. Je vous invite donc à me suivre, au risque de quelques longueurs, dans cette quête de compréhension qui fut la mienne.

Sa missive s’ouvre sur ces mots :

Quand je lis certains articles ou que j’écoute certaines analyses sur la question de l’immigration au Québec, en particulier tout ce qui a trait à la défense de la langue (ou du droit de prononcer le mot qui commence par un « n »), je me surprends toujours à me demander si les gens derrière ces articles ou ces analyses connaissent des personnes racisées.

Ainsi commence mon périple. Je comprends d’entrée de jeu qu’il sera question de l’immigration au Québec. On m’aiguille plus spécifiquement vers la défense de la langue française en prenant soin de me dire que je pourrais tout aussi bien emprunter la voie du droit de prononcer le mot en N. Je me demande bien à quel carrefour, au juste, ces deux enjeux se croisent, mais j’accepte volontiers ce dépaysement passager. Ces premiers pas débouchent, de manière étonnante, sur la rencontre de personnes racisées. J’ai l’impression d’avoir déboulé une série de marches. En quelques mots, je viens de glisser de l’immigration vers la race en passant par la question linguistique.

C’est une grosse bouchée à avaler d’un seul trait. J’arrive quand même à me repérer en voyant que la chroniqueuse souhaite me parler de certains auteurs qui tiennent certains propos qu’elle peut lire ou écouter dans les médias ou ailleurs. Sans savoir de qui il s’agit, ni où ni comment ni ce qu’on a dit, je veux bien la suivre. Ces individus mystérieux, donc, elle les soupçonne de n’avoir jamais réellement fréquenté de manière profonde et consistante des personnes issues de l’immigration. Ils ne seraient ouverts sur le monde qu’en apparence et il y aurait lieu de remettre en question leur connaissance de ceux et celles qui viennent s’installer ici. Remarquez que la notion de « personnes racisées » semble s’être momentanément évaporée. Il n’est désormais question que de personnes venues d’ailleurs. Je poursuis la lecture.

Trop souvent, au Québec, je vois des personnes blanches qui commentent le « dossier » de l’immigration – qu’elles qualifient parfois sans gêne de massive – en se référant aux écrits d’autres personnes blanches qui leur ressemblent. Même classe sociale, mêmes référents culturels, mêmes expériences de vie ; des étés chauds bercés par les envolées mélodieuses d’Harmonium aux hivers rudes parsemés des cendres des feux de foyer et d’un rêve national avorté deux fois plutôt qu’une.

En lisant ces lignes, je dois avouer que je suis un peu déboussolé. Mais qui sont ces « personnes blanches » ? Elles doivent bien avoir un nom. Elles doivent bien exister quelque part. D’autant plus que la chroniqueuse connaît leur classe sociale, la musique qu’elles écoutaient en été et leurs rêves brisés. S’agit-il de Mathieu Bock-Côté, dont on parle si souvent? Est-il question de Joseph Facal, né en Uruguay et arrivé ici avec ses parents? D’un autre chroniqueur de Quebecor? De Jean-François Lisée? Des professeurs de CEGEP qui souhaitent que leurs établissements soient assujettis à la loi 101 et qui se sont confiés cette semaine à mon amie Émilie Dubreuil? Se pourrait-il que je sois moi-même visé? Après, tout, j’ai défendu la légitimité de citer en référence un ouvrage comme Nègres blancs d’Amérique ce qui m’a valu quelques accusation loufoques – et je suis une personne blanche. Mais de qui parle-t-on? Allez savoir. En ne nommant personne, on pointe un peu tout le monde, comme l’instituteur dans une classe qui, au retour de la récréation, utilise la technique du si-le-chapeau-vous-fait en s’adressant à la classe: «Écoutez-moi bien, il y a des personnes qui… et c’est intolérable! »

C’est donc toujours à l’aveuglette, à tâtons, que je poursuis ma lecture.

À travers le regard et les plumes de ces personnes blanches qui ont grandi dans un milieu homogène, « les immigrants » – invariablement un bloc monolithique sans égard pour les différentes vagues migratoires, les raisons de leur exil, leur statut socioéconomique avant, pendant, après ledit exil et le bagage socio-historique de leur pays d’origine hashetague colonisation – représentent un concept flou, abstrait qu’il fait bon d’ériger en épouvantail. Tantôt vautours (paraît qu’ils volent les jobs et/ou vivent sur le bras de l’aide sociale), tantôt fossoyeurs (paraît qu’ils tuent la langue [pourtant colonisatrice] en la « créolisant » et qu’ils détruisent la culture dominante à coup de lunch halal), les immigrants représentent une menace, celle de l’extinction.

Je m’en rends compte d’un seul coup: le labyrinthe dans lequel j’avance n’est en fait qu’un palais des miroirs. Ce que je croyais être des couloirs dans lesquels je pourrais cheminer pour trouver une issue vers de nouveaux paysages ne sont en fait que des reflets, des jeux d’images et d’inversions, des illusions. Je suis dans un piège.

Car ce reproche qui est adressé ici, cette idée selon laquelle des individus se fabriquent volontiers une figure de l’immigrant abstraite qu’on peut facilement dresser comme un croque-mitaine pour faire peur aux enfants, Vanessa Destiné y arrive elle-même après avoir dessiné vaguement les contours tout aussi flous de « plumes et des personnes blanches », toutes pareilles, homogènes, toutes imprégnées de la nostalgie d’Harmonium et de l’amertume des référendums perdus. Les blancs dont elle me parle sont tous les mêmes, identiques et identitaires. 

Je précise encore une fois, au risque de me répéter, qu’on ne sait toujours pas de qui il est question et ce qu’ils ont dit. Qu’importe, ça n’a plus vraiment d’importance, au fond. L’illusion est parfaite: on vient de construire un homme de paille pour lui reprocher de brandir des épouvantails.

Il faut bien en convenir, et sur ce point je suis absolument d’accord avec cette chroniqueuse: l’humanité, les sociétés, les populations, c’est compliqué. Des destins se croisent, des vécus s’entrechoquent, on migre, on immigre, on s’exile, on émigre. On ne saurait cristalliser les aventure humaines dans les figures fantasmées et univoques de l’immigrant, de l’homme blanc, de monsieur et madame tout le monde ou toute autre construction imaginaire idéale et commode pour se raconter un récit rassurant. Tous ces amalgames, en effet, gomment la complexité du monde.

Mais pourquoi diable, sachant cela, faut-il accepter de bricoler comme elle nous le propose le portrait « des personnes blanches » sans leur faire dire un seul mot pour opposer à leurs discours la magnifique et riche diversité des vécus imprévisibles qu’elle souhaite mettre en lumière?

On arrive au cœur de l’affaire. Cet échafaudage permet à Vanessa Destiné d’affirmer, qu’au contraire de ce que ces fameux interlocuteurs blancs et déçus peuvent penser, l’immigration au Québec a bien donné lieu à de multiples parcours admirables et inspirantes, d’Horacio Arruda à  Sophika Vaithyanathasarma en passant par Joanne Liu ou Anglesh Major. Elle a bien raison de le dire et je me demande un peu qui pourrait en douter. S’il faut dresser une liste, je pourrais moi-même ajouter des dizaines d’exemples, ayant été longtemps rédacteur en chef d’un magazine culturel et travaillant quotidiennement à observer notre société par la fenêtre médiatique. 

Effectivement, ce qu’on appelle le « modèle québécois » est un système social, imaginé et mis en place à l’origine par « des personnes blanches » qui ont su concevoir des institutions scolaires, médiatiques et culturelles capable de loger dans un filet social des citoyens et des citoyennes nonobstant la couleur de leur peau et leur origine ethnique. Les politiques linguistiques, éléments essentiels du dialogue permettant ce tissage, font d’ailleurs partie des outils nécessaires pour entretenir cette immense demeure collective. Tout cela n’est pas parfait, mais un constat s’impose et je me rallie à elle pour l’affirmer haut et fort: le « système » québécois, tout perfectible qu’il puisse être et malgré des désaccords plus ou moins marqués selon les protagonistes qu’on observe, est essentiellement fondé sur des valeurs inclusives, pacifistes et antiracistes. Évidemment, il y a des débats. Certainement, il y a des insatisfactions et des exagérations au gré des inquiétudes qui peuvent être justifiées ou non, mais à observer attentivement mes contemporains je dois bien me rendre à l’évidence: ceux et celles qui souhaitent dynamiter ce sous-sol pour faire table-rase de ces précieux acquis sont plutôt rares.

À écrire ces lignes, je sens monter en moi des souvenirs inoubliables de feu de camp et il me prend l’envie soudaine de chanter en coeur du Harmonium: « Si c’tun rêve réveille moi donc, ça va être notre tour ça sera pas long, reste par icitte parce ça s’en vient. »

Je ne sais pas si ces vers de notre patrimoine chansonnier et les quelques mots que je couche ici sauront rassurer Vanessa Destiné et les autres. J’en doute, bien honnêtement, à lire la conclusion de son texte qui semble avoir été écrite expressément pour me choquer inutilement. Je la cite une dernière fois:

« Le visage du Québec a changé et les conversations entourant la langue ne peuvent se faire comme si on était encore dans le contexte politique et social de L’Osstidcho.»

Et voilà… Ces quelques mots me permettent de comprendre ce qu’elle voulait dire depuis le début : elle visait un peu tout le monde, au fond. Il n’est pas simplement question de tel ou tel chroniqueur ou auteur mais plus généralement des héritiers de L’Osstidcho, œuvre phare d’une époque qui serait révolue. Les masques tombent et la messe est dite. La chroniqueuse nous révèle en dernière instance que les temps ont bien changé depuis ces moments lointains. Mais est-ce vraiment le cas? Après tout, c’est bel et bien un désir d’universalisme et de justice sociale qui s’exprimait naguère à travers de telles oeuvres. Il y avait, dans cet événement en particulier et dans l’ambiance culturelle en général, une lutte pour la liberté d’expression -corollaire d’une langue commune et d’une éducation publique, ainsi qu’une résistance sans compromis contre la domination des puissants, le colonialisme, le racisme et toutes les formes d’injustices. 

Est-ce que Vanessa Destiné sait que nous avançons aujourd’hui collectivement sur cette même route et que la vaste majorité de nos concitoyens souhaite préserver cet espace culturel chèrement acquis au prix de durs combats? Sait-elle que nous partageons toujours, en toute bonne foi, ce désir de justice, de liberté et d’équité et qu’à tout prendre, au contraire de ce qu’elle dit, les choses, pour l’essentiel, n’ont pas si changé que ça? Sait-elle que cette histoire n’est pas révolue et qu’elle continue, simplement?

Je n’aurai peut-être jamais de réponse à ces questions. Ce que je sais, toutefois, c’est que voir tout bonnement dans ces épisodes du passé des luttes d’arrière-garde, portées par des nostalgiques, c’est se méprendre sur la valeur des récits qui ont forgé notre présent.

Et cette méprise, clairement, ne peut donner lieu qu’à du mépris.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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