La gifle

--- 28 mars 2022

En assénant une gifle à quelqu'un, l’intention n’est pas de blesser, mais plutôt d’humilier la personne

Je ne suis pas de celles qui écoutent les Oscars. D’ailleurs, je n’écoute que très peu de films, donc il est normal que pour moi cette cérémonie soit sans grande signification. Mais, même moi, j’ai entendu parler de, et j’ai même pu visionner, cette gifle inattendue, cinglante et sonore livrée par le comédien Will Smith à Chris Rock lors de la soirée des Oscars.

La grande cour de Twitter (cour d’école, cour de Versailles, cour de justice — toutes les cours se ressemblent à la fin) s’est enflammée dans les secondes qui ont suivi le geste. Chris Rock l’a-t-il mérité, avec sa blague de mauvais goût sur Jada Pinkett Smith? Will Smith aurait-il dû être escorté des lieux par la sécurité? Toxicité masculine, égo hors-contrôle des stars, comportement patriarcal – la cour est encore fébrile au lendemain de l’incident. Personnellement, je  condamne le geste de Smith – mais poussons plus loin l’analyse.

Pourquoi cette gifle nous fascine tant? Petit retour sur l’histoire de ce geste.

En assénant une gifle à quelqu’un, l’intention n’est habituellement pas de blesser, mais plutôt d’humilier la personne. La main ouverte, le gifleur frappe de plein fouet la joue de la victime, de manière à produire un bruit retentissant, et à laisser une marque rouge au visage. Celui ou celle qui reçoit la gifle est ainsi marqué publiquement, ajoutant à l’humiliation. Une gifle a comme effet de surprendre et de piquer, au sens figuré comme au sens propre.

Dans l’histoire culturelle de l’Occident, la gifle peut servir de réprimande, de rappel à l’ordre, d’insulte, d’incitation à un combat ou un duel. Une femme pouvait gifler son mari s’il portait un regard un peu trop allumé sur d’autres femmes; un homme pouvait gifler sa femme pour une remarque impertinente. Un vieil ami m’a déjà raconté que son père espagnol avait giflé sa sœur sur la place publique du village après que celle-ci eut permis à un inconnu d’allumer sa cigarette; dans ce cas, la gifle publique était une manière de rétablir l’honneur familial devant le regard attentif et plein de jugements des villageois. 

Au Moyen-Âge, des personnages importants pouvaient apparemment mourir d’humiliation après avoir reçu une gifle. En 1303 lors de «l’Attentat d’Anagni», Sciarra Colonna, à la tête d’une insurrection armée, fit irruption dans la pièce où se trouvait le Pape Boniface VIII et le gifla, le sommant d’abdiquer. Boniface VIII réussit à se sauver, mais décéda à Rome un mois plus tard; la légende veut qu’il soit mort d’humiliation. (De nos jours, le Pape se défend plutôt bien.)

En 1964, le film « La Gifle » culminait avec ce geste asséné par un père (Lino Ventura) à sa fille (Isabelle Adjani) lors d’une vive dispute entre les deux. Ici, la gifle est présentée comme ultime recours, la dernière expression d’une émotion ingérable entre un père accablé et sa fille en quête d’indépendance. 

De nos jours, on ne gifle plus. Ostensiblement répugnés par toute forme de violence, mais aussi par toute interaction physique et passionnelle, surtout avec des personnes qui ne sont pas de notre cercle intime, nous préférons des injures abjectes livrées électroniquement. C’est une méthode peut-être plus aseptisée, mais guère plus honorable!  Croire que des mots affichés sur un écran font moins mal qu’une claque au visage, c’est mal comprendre l’égo. D’ailleurs, la claque s’estompe plus rapidement et a l’avantage d’être un signal clair et immédiat. Les écrits restent.  

Mais revenons à la gifle des Oscars : pourquoi tout cet émoi?

Déjà, parce que la gifle paraît si démodée dans une société allergique à toute confrontation ouverte et en même temps rongée par des actes de violence armée. Une gifle? On s’est habitué à une certaine distance « sanitaire » entre les parties à un conflit.

Ensuite, il y a les commentaires légitimes d’outrage face à la tolérance des responsables de l’évènement. À mon sens, il s’agissait plutôt d’un cas de « the show must go on » qu’une quelconque absolution. L’impératif du divertissement, dans un événement qui célèbre le divertissement, doit forcément prendre le dessus dans un moment comme celui-là.

Mais il y a autre chose qui est peut-être plus sournois: cette gifle nous a heurtés nous aussi. Il s’agit d’un moment de réalité brutale qui détonne dans un événement hautement irréel. Toutes ces stars avec leurs costumes et leurs maquillages, tout ce beau monde impeccable et intouchable: qui y croit encore? Sur fond de guerre en Ukraine, de menace nucléaire, de fonte accélérée des pôles et de feux de forêt, célébrer le royaume de l’artifice semble déplacé, et donne lieu à un profond malaise.

Cette gifle a soudainement fait tomber les masques et nous a ramenés à nous-mêmes. Rien à voir avec les intentions du gifleur, bien sûr; ce fut un effet tout à fait secondaire et inattendu. Malgré toute la mystique qu’entretient la machine hollywoodienne, les stars sont faillibles, humaines, profondément imparfaites. C’est ça la réalité. Tout le reste n’est que show business, il est bien de se le rappeler. 


Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.

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