Avoir du bon stock

--- 21 mars 2022

Un micro-entrepreneur réalise qu'il participe lui-même à la montée de l'inflation

Il est des sujets qui n’intéressent personne. Du moins tant qu’ils restent invisibles, à la marge. On peut certainement penser à des enjeux fondamentaux, comme la détérioration du climat, les inégalités sociales ou les guerres lointaines. En tant que bons individualistes, c’est plutôt quand on sent nos intérêts personnels menacés que l’on porte attention et qu’on commence à stocker de l’information.

L’inflation est un concept de ce genre (bien qu’un peu moins grave, quand même). Sujet presque sans intérêt au Canada depuis 1992. Dans mon cas, outre un passage dans une formation économique, c’est sans intérêt depuis que je suis adulte. Sauf une fois aux cinq ans, lorsque vient le temps de choisir entre taux fixe ou variable.

Maintenant que l’inflation semble se figer pour quelque temps autour de 4-5%, évidemment, tous les emprunteurs à taux variables sont aux aguets. Soudainement, l’inflation est un enjeu. Le prix à la pompe inquiète (bien que je n’aie que peu de sympathie pour les conducteurs de gros véhicules, dont moi-même), le prix des aliments aussi, bref, le prix, en général.

En tant que petit (micro?) entrepreneur, je vois poindre bien des soucis. Tout d’abord, je participe au problème. Mes prix de vente ont augmenté. Pas le choix. Les chaînes d’approvisionnement sont brisées, instables, imprévisibles. En ébénisterie, la norme, c’était ça: je commandais mes matériaux et ma quincaillerie et, en deux jours, tout était livré à l’atelier. Tant qu’on reste dans le standard (c’est-à-dire des produits non-écolos), pas de problème, la machine était bien huilée. Quelques clics, quelques coups de téléphone, et on était prêts à lancer la production d’une cuisine. Pas de temps mort.

Maintenant, tout est compliqué. Des matériaux variés dans le bas comme dans le haut de gamme (MDF, merisier russe, certaines essences de bois, bande de chant standard, coulisses de tiroirs, quincailleries diverses) tombent en rupture de stock sans préavis. Certains gros joueurs attendent les bateaux et réservent des conteneurs entiers en avance chez les distributeurs. Pour les micro-joueurs, il ne reste que des miettes. Alors quand on les voit passer, on achète, on stocke. On met de côté, on réduit les liquidités en immobilisant de l’inventaire. Comme un pusher qui doit toujours avoir du produit. Bloquer la production est presque toujours la pire option. Mieux vaut payer pour entreposer.

Réduire les liquidités de l’entreprise, n’importe quel entrepreneur vous le dira, peu importe la taille de l’affaire, c’est souvent un mauvais plan de match. Alors, hausser les prix pour compenser, c’est une solution. D’autant plus que tous les matériaux sont en hausse eux-mêmes.

Étonnamment, on arrive quand même à remplir le calendrier de production. Les clients font comme nous. Pour concrétiser leurs projets de rénovation, ils stockent: ils réservent un ébéniste. C’est cher, mais c’est moins cher que d’avoir son chantier arrêté juste avant la fin. Ils stockent notre service d’avance, ce qui nous laisse le temps de trouver leur matériel et de stocker le tout pour eux, question d’avoir l’ensemble des pièces du casse-tête à temps.

La roue de l’inflation continue de tourner. Nos employés, tous à petit salaire, comme nous, écoutent les nouvelles et font leur épicerie. Les demandes de majoration de salaires deviennent plus pressantes. Lorsqu’on travaille à faible salaire, stocker est difficile. L’épargne, la retraite… on préfère tous être dans le déni par rapport à ça. On est jeunes et on travaille, on paye les comptes et on verra plus tard. Mais l’angoisse nous rattrape et on veut assurer ses arrières, on veut plus de fric.

Moi, comme employeur, j’aime mes employés. Je ne m’en cache pas et je le dis à qui veut l’entendre: comme patron, mon principal luxe est de choisir les gens avec qui je passe mes journées. Je n’ai pas ce collègue chiant qu’on évite au quotidien. C’est un luxe incroyable, qui vaut son pesant d’or. Alors, je roule l’entreprise avec mon associé dans l’espoir d’améliorer notre condition. À tous. Lorsque j’ai un employé qui pousse avec sincérité pour que son salaire augmente, je l’écoute. Je m’organise pour essayer d’atteindre l’objectif. Plus de ventes, plus de rentabilité, plus de marges. Tout ça devrait permettre de payer plus de salaires. Il vaut probablement mieux stocker des employés efficaces et que j’aime, même si ça coûte cher, que de les voir partir et avoir à en chercher des nouveaux. Je pense donc que je vais devoir augmenter les ventes ou les prix et, à mon échelle, générer un peu d’inflation.

Voilà la situation embêtante à laquelle on fait face. Une série de comportements prudents, qui immobilisent les ressources (matériaux, entrepreneurs, employés). On stocke ce qu’on peut car la conjoncture est compliquée. Les ressources sont rares, donc on les stocke. Plus on immobilise, plus les prix montent, car on crée de la rareté. Un cercle vicieux d’entreposage.

Ça me semble parfaitement contre-intuitif d’un point de vue économique. L’image forte de l’inflation, c’est le travailleur qui vient payer son épicerie avec une brouette de billets. Ou des travailleurs qui veulent être payés à la journée, ou deux fois par jour, parce que la monnaie vaut moins le soir que le midi. Et alors? J’ai l’air de quoi avec mes dépôts qui dorment un an d’avance dans un compte épargne. Ils vaudront 5% de moins l’an prochain lorsque le chantier sera prêt à accueillir l’ébénisterie? Tous les matériaux auront augmenté et je perdrai encore au change? Est-ce que je me protège en accumulant des matériaux ou je ne fais que participer au problème?

Et si tout ralentit? L’entreprise sera-t-elle rentable avec des stocks importants de matériaux, des liquidités amochées, des employés mieux payés et des clients étouffés qui n’achètent plus? Il faudra peut-être emprunter à des taux monstrueux le temps que tout se rétablisse…

Je comprends comment l’inflation commence; je la vois agir dans mes opérations au quotidien. Mais ça fait tellement longtemps qu’on n’en a pas vu qu’on dirait que je ne vois pas comment elle va s’arrêter… Un sujet qui n’intéresse personne? Pas pour longtemps.


Mathieu Pellerin est entrepreneur par accident. Fondateur de MATPEL ébénisterie écologique, il a lancé son entreprise par orgueil et naïveté. Pris la main dans la machine depuis longtemps, il tente maintenant de renouer avec son statut déchu d'intellectuel en étant enseignant à l'École Nationale du meuble et de l'ébénisterie, membre du conseil d'administration de la Caisse d'économie solidaire Desjardins et en tenant diverses initiatives du genre: conférences, consultation et chroniques.

Lire tous les articles de Mathieu Pellerin

Privacy Preference Center