Le droit à l’horizon

et --- 20 octobre 2025

Qu’il se situe dans un espace réel ou fantasmé, l’horizon est le lieu même où l’espoir peut se déployer. - Un extrait de l'essai Une brève histoire de l'espoir de Mathieu Belisle publié chez LUX.

S’il faut imaginer un début à l’humanité, j’aime penser qu’il s’est produit au moment où, dans les profondeurs de l’Afrique, un hominidé a éprouvé pour la première fois le besoin de voir plus loin. Depuis toujours, lui et ses semblables vivaient dans les arbres, en bons grimpeurs qu’ils étaient, se déplaçaient à quatre pattes, ou plutôt : à quatre mains. Ils connaissaient tous les secrets de la forêt, parcouraient ses chemins, perçaient les ombres et devinaient les dangers, reniflaient les moindres odeurs – celles des fruits, du miel et des carcasses d’animaux dont ils se nourrissaient. Ils se déplaçaient en groupe, au sein de la famille élargie, parmi les frères et sœurs, les tantes et cousins ; bref, la forêt était leur monde connu, celui des certitudes et des promesses tenues.

Mais il s’est trouvé quelqu’un parmi eux pour quitter la forêt et s’avancer à découvert, dans la savane. Incapable de rien voir ni deviner au milieu des hautes herbes, dans la vulnérabilité la plus totale, cet hominidé, homme ou femme, a entrepris de défier la loi de la gravité. Dans un effort inouï, il a tendu les muscles de son dos, a poussé sur ses jambes arrière, a rentré son fessier et s’est redressé pour se tenir sur ses pieds. Droit comme un i, il a ressenti un vertige neuf, une étrange ivresse. Il était debout. À défaut de trouver un arbre où grimper, il est devenu cet arbre qui lui manquait. Ses pieds sont devenus racines, son corps un tronc, ses bras des branches, et sa tête la cime depuis laquelle envisager cette chose nouvelle qu’il n’avait pu qu’entrapercevoir quand il bravait la peur pour atteindre le toit de la forêt : l’horizon.

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C’est la découverte de l’horizon qui a permis à l’hominidé de prévoir et d’anticiper, de saisir l’étendue du monde qui s’offrait à lui, de repérer une nouvelle forêt, au-delà de la sienne, d’apercevoir la ligne des montagnes se profilant à l’est, un lac ou une rivière à l’ouest, un nouveau terrain de chasse dont il ignorait tout, et plus encore d’imaginer qu’il existait autre chose, au-delà même de ce que le regard lui permettait de voir, d’autres mondes, d’autres possibilités, d’autres promesses, qu’il ne tenait qu’à lui de saisir en osant s’avancer au milieu du vide, dans un espace qu’il ne maîtrisait pas encore et où il risquait la mort.

Peut-être n’avait-il pas d’autre choix, sans doute était-ce la nécessité qui le forçait à bouger. Mais on peut présumer qu’entraient dans cette mise en mouvement un peu de curiosité et beaucoup d’espoir, que le besoin de savoir, l’attente de quelque chose de meilleur – car autrement pourquoi marcher ? – poussaient l’humain à mettre un pied devant l’autre, à tenter l’exploit de ne plus retomber sur ses quatre pattes, à devenir un arbre aux racines amovibles, un arbre-qui-marche, tendu entre ciel et terre. Oui, c’est l’espoir qui a fait marcher l’humanité, qui l’a fait passer du confort du monde connu à l’inconfort du monde inconnu.

Je veux croire que l’humanité a commencé ce jour-là, alors que pendant quelques instants, un petit hominidé, affrontant la menace des grands fauves qui régnaient sur la plaine de l’Afrique, a voulu savoir ce que cachait l’horizon.

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Les seuls dinosaures qui ont survécu à l’extinction massive du Crétacé il y a soixante-cinq millions d’années sont les reptiles et les oiseaux, ceux qui rampent et ceux qui volent. C’est alors, et alors seulement, qu’un espace s’ouvre pour ces petits êtres poilus et craintifs appartenant au règne des mammifères, qui ont pour étrange caractéristique de porter leur progéniture dans leur ventre plutôt que de la laisser grandir dans des œufs.

Les hominidés sont le produit improbable de cette catastrophe lointaine qui est devenue leur chance. Et s’ils apprennent à se tenir debout et à marcher, c’est sans doute pour mieux rappeler à quel point ils sont des créatures de l’entre-deux, les jouets de forces contraires, habités par le désir de s’élever (l’oiseau) et la peur de tomber (le reptile).

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Je me dis parfois que c’est assis autour d’un feu que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs se sont pour la première fois sentis libres de penser. Sa chaleur lumineuse faisait reculer les frontières de la nuit, tenait le danger à distance, offrait le réconfort qui permettait de laisser voguer la pensée. Ses lueurs dansantes illuminant le plafond d’une caverne ou le pourtour d’une clairière réveillaient le monde des ombres et des mystères. Les flammes devenaient un écran mouvant sur lequel chacun pouvait projeter ses angoisses et ses envies.

La découverte du feu a mené à la découverte du temps libre. Celui qui a permis de dessiner sur les parois d’une grotte les récits de chasse, de peindre les contours d’une main, d’aligner des symboles et des points. Celui qui a libéré la parole de sa fonction utile pour s’ouvrir à la mémoire et à l’imagination. La littérature est ainsi née un soir de pleine lune, devant un feu de joie, quand un membre de la grande famille des hominidés, goûtant enfin au repos, a décidé de raconter à ses compagnons le rêve qu’il avait fait la veille. Un rêve qu’il s’est permis de réinventer à mesure qu’il le décrivait, pour le plus grand bonheur de ses auditeurs.

Homo sapiens n’avait plus besoin de marcher dans la savane pour voir au loin, du moins ce n’était plus la seule manière d’atteindre l’horizon. Cet horizon, il n’avait qu’à plonger en lui-même pour le trouver.

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Qu’il se situe dans un espace réel ou fantasmé, l’horizon est le lieu même où l’espoir peut se déployer, et peut-être s’agit-il en vérité du mot qui lui donne sa forme et sa consistance. Sans horizon, pas de vie possible.

Dans la constitution de tous les pays, il faudrait inscrire le droit à l’horizon.

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Ce texte est un extrait de l’essai Une brève histoire de l’espoir de Mathieu Belisle publié aux éditions LUX. Pour en savoir plus et pour continuer la lecture, vous pouvez vous procurer cet ouvrage chez votre libraire préféré ou encore directement sur le site web de l’éditeur.


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