Accélérer la chute
Pendant qu’on cherche à comprendre le raisonnement derrière ses actions, Trump est en train de réaliser, volontairement ou non, le programme des accélérationnistes

C’est l’été 2016. Je suis en canot, sur la rivière Noire. Nous sommes un petit groupe de quatre canots, assis deux par canot. Mon mari est à l’arrière et moi à l’avant, question de distribution de poids. Nous traversons des rapides R2 quand, soudain, les choses tournent mal, très mal pour notre embarcation. Ce n’est pas de sa faute à lui, l’expert en navigation des rapides, mais bien la mienne, car le rôle le plus important de la personne assise à l’avant n’est pas de ramer (quoique ça aide…) mais plutôt d’identifier les embûches et de les communiquer rapidement, en criant, au navigateur: Roche à gauche ! Branches à droite !
Une confusion dans les signaux, une mauvaise lecture du courant et nous voilà mal pris, sur le point de cravater notre canot sur une immense roche submergée. La situation semble perdue. Saute! me crie-t-il. Je regarde dans les profondeurs noires de l’eau en ébullition et j’hésite. Aweille! Je ferme les yeux et je saute. À vrai dire, le canot est tellement penché qu’il s’agit plus de me laisser tomber que de sauter.
Une fois dans l’eau, on n’a pas le choix d’accepter : accepter d’être trempée, accepter que le courant nous emporte, accepter qu’on va peut-être retrouver nos sacs – mais peut-être pas. Je me laisse donc porter par le courant, pieds en avant, comme on nous l’a appris.
Envahi par le sentiment déstabilisant qu’on va chavirer, on a tendance à vouloir résister. Mais après coup, une fois sorti de la rivière, après avoir récupéré nos barils, fait l’inventaire des pertes, essoré et suspendu nos vêtements et sacs de couchage pour les faire sécher, on réalise que ce qui nous semblait un geste extrême était en fait la meilleure chose à faire dans les circonstances.
Appuyer sur l’accélérateur
Il est tout à fait normal de tenter de corriger un problème : de chercher son origine, d’analyser ses caractéristiques et de soupeser différentes solutions. Si vous êtes ingénieur, ou si vous en connaissez, vous reconnaîtrez ce réflexe.
L’accélérationnisme, en revanche, est une approche contre-intuitive. En politique, l’accélérationnisme prône la transformation radicale de la société par l’intensification du capitalisme et des processus qui lui sont historiquement liés, plutôt que par la révolution ou la proposition d’un système alternatif. En intensifiant la mécanique du capitalisme, on cherche à provoquer la rupture du système en exacerbant ses failles inhérentes.
En écoutant l’annonce du président américain lors du Jour de la libération (les grands régimes totalitaires donnent régulièrement aux événements des noms contraires à la réalité) et en constatant dès le lendemain l’impact dévastateur sur la Bourse — sorte d’électrocardiogramme du capitalisme — j’y ai soudainement vu un geste de chavirement délibéré. Les autres explications proposées par les commentateurs politiques me paraissent un peu courtes : volonté de combler un déficit commercial ou de stimuler le rapatriement d’entreprises américaines — peut-être, mais pas seulement.
Dans les faits, Trump est en train de faire voler en éclats le système tel qu’on le connaît, tel qu’il a évolué depuis des décennies, avec toute l’inertie et l’immobilisme qui le caractérisent. Trump agit en bafouant les lois et les normes qui agissent comme freins et contrepoids aux élans autoritaires. Et il le fait en appuyant sur l’accélérateur.
La fin du système techno-capitaliste ?
Le capitalisme mondialisé, critiqué de longue date par les groupes anticapitalistes pour l’aggravation des inégalités sociales, et par les écologistes pour son extractivisme effréné et ses externalités environnementales, reste pourtant l’un des systèmes économiques les plus robustes.
L’ancien Premier ministre canadien Stephen Harper, dans une récente entrevue avec Joe Lonsdale, affirme que contrairement aux régimes autoritaires, qui s’accrochent à leurs convictions idéologiques jusqu’à la chute, le capitalisme démocratique, fondé sur la liberté individuelle, peut certes dévier, mais tend à se corriger sur un horizon temporel mesuré en années. C’est ce qui le distingue des systèmes autoritaires, qui se revendiquent de la science ou de l’autorité suprême du chef, éliminant ainsi toute possibilité de dialogue, pourtant essentiel à l’auto-correction du système.
Le plus grand legs de la mondialisation capitaliste aura sans doute été la longue période de stabilité politique et économique (malgré quelques soubresauts) dont ont bénéficié les pays occidentaux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’ouverture des frontières et aux accords commerciaux visant la croissance du PIB. À ce chapitre, on pourra dire que le néolibéralisme aura été un succès.
Mais les externalités négatives générées par la croissance économique n’ont jamais disparu, ni même diminué; elles ont simplement été déplacées dans le temps et dans l’espace. Si les travailleurs occidentaux ont su faire valoir leurs droits et améliorer leurs conditions de travail, cela s’est fait au détriment des travailleurs du Sud global, où les entreprises mondialisées ont transféré leur production pour bénéficier de coûts moindres et d’un droit du travail moins contraignant.
Les rejets environnementaux de notre économie – sous forme de GES, de pesticides et d’autres produits chimiques – nous rattrapent, avec quelques décennies de décalage, sous la forme d’événements météorologiques extrêmes, de canicules, d’inondations, de feux de forêt, de maladies chroniques et de pertes de biodiversité. Ces impacts ravagent d’abord les pays du Sud global, mais commencent de plus en plus à frapper les pays du G7, défenseurs du système.
Malgré ces signaux alarmants, visiblement incapables de changer de cap, nos gouvernements ont toujours tenté de redresser le canot. Jusqu’à l’arrivée de Donald Trump 2.0 qui, lui, rame droit vers la roche. Est-ce un acte délibéré? Impossible de cerner les véritables motifs de cet homme imprévisible. Peu importe, l’impact sera le même.
Préparons-nous alors à prendre l’eau. On se reverra, je l’espère, sur la rive, autour du feu, pour faire l’inventaire des dégâts et réfléchir ensemble à la suite.
Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.
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