Vérité ou conséquence: de l’utilité des épouvantails pour combattre les hommes de paille
C’est un peu comme une prise de lutte. Lorsqu’on fait une telle acrobatie, on demande au public de consentir à suspendre son incrédulité, afin qu’il puisse imaginer que ça fait très très mal.
J’ai passé les trois dernières semaines à essayer de comprendre ce que Donald Trump tentait d’accomplir avec ses interventions sur le média social Truth où il communique son désir de reconfigurer les relations canado-américaines. Après avoir évoqué, lors d’un souper avec Justin Trudeau, l’idée que le Canada pourrait devenir le 51e État des États-Unis, il s’est mis à publier des messages pour le moins étranges. Il y a eu, d’abord, cette image, forgée par un outil d’intelligence artificielle, où on le voit aux côtés d’un immense drapeau canadien, contemplant un paysage montagnard où on peut apercevoir… le Cervin, sommet emblématique des Alpes située dans le Valais, en Suisse. Les politiciens ont toujours fait des arrangements avec la vérité, mais ici, nous sommes ailleurs, c’est le cas de le dire. On peut désormais déployer un monde fantastique « véritablement spectaculaire » pour reprendre les mots utilisés par le président désigné quelques jours plus tard, en déclarant avoir hâte de poursuivre la discussion avec « le gouverneur Justin Trudeau du grand État du Canada ».
Que deviennent le vrai et le faux lorsque le réel est ainsi brutalisé, broyé, afin de mettre en place un monde inventé de toutes pièces? Le président américain se présente comme un lutteur qui demande au public une suspension consentie de l’incrédulité tel que le veut le principe du kayfabe.
._._._.
Je réfléchissais à ces questions lorsqu’une amie m’a écrit en me faisant parvenir un lien vers une vidéo publiée sur Instagram et en me posant une étonnante question.
– Simon, est-ce que tu sais si le premier ministre François Legault a déjà dit quelque part qu’il n’y a pas de racisme au Québec?
– Ce serait une gigantesque niaiserie. Sérieusement, pour avoir suivi les débats sur ces questions depuis des années, je ne crois pas et je ne vois pas comment il aurait pu déclarer une chose pareille.
– Regarde la vidéo que je viens de t’envoyer.
Je m’exécute sans attendre. En cliquant sur le lien, je me retrouve sur la page Instagram du nouveau balado On se livre, produit et animé par Léa Clermont-Dion et Maïka Sondarjee, dans lequel elles proposent de donner la parole à des essayistes. La vidéo en question est une capsule publicitaire pour une entrevue à venir avec le chroniqueur Frédéric Bérard qui sera mise en ligne quelques jours plus tard. Ce dernier, est-il annoncé, « n’a pas peur de dénoncer la mauvaise foi médiatique et politique ». Curieux, je commence mon écoute de son exposé que je transcris ici.
[Frédéric Bérard] Ce qui met de l’essence dans le réservoir, c’est de voir toute la mauvaise foi médiatique et de voir un gars comme François Legault qui avait dit à l’époque « y’a pas de racistes au Québec ». C’est pas des maudites farces! Y’a pas de racistes? OK, fait qu’on est la seule société au monde…
[Léa Clermont-Dion] Mais ça n’a pas de bon sens! C’est de la désinformation ça!
[Frédéric Bérard] Mais la rhétorique de ces gens-là, c’est quoi? C’est qu’ils flattent le petit Québécois dans le sens du poil. T’es beau mon petit Québécois, t’es fin, t’es ben meilleur que tout le monde, pis t’es une victime, c’est écœurant, pis t’es blanc, ben voilà, s’il y a un racisme qui existe, c’est bien le racisme anti-blanc, cherche en sociologie là, tu le trouveras pas (…)
En l’écoutant, je vois bien que l’extrait proposé est saccadé. On perçoit au moins une rupture dans la séquence. Il s’agit en effet d’un montage visant à mettre en vedette un moment fort de cet épisode pour donner envie aux éventuels auditeurs de l’écouter au complet.
Quoi qu’il en soit, une chose est certaine, il est affirmé que François Legault, question de flatter les « petits Québécois dans le sens du poil » a déjà dit qu’il n’y a pas de racistes (ou de racisme, la diction n’est pas claire), au Québec.
Cette information semble plaire et crée son effet. On peut lire, sous la vidéo, quelques commentaires qui s’accumulent dans le fil de discussion: « Drop the mic », dit l’une, « 100% » dit l’autre, propos auxquels s’ajoutent des emojis d’applaudissements 👏, de feu brûlant 🔥, de mains tendues vers le haut 🙌, autant de signes qui me laissent croire qu’une grande vérité vient d’être enfin énoncée et qu’il faut vite célébrer quelque chose.
Je dois avoir écouté sept ou huit fois cette courte réclame publicitaire en sourcillant, dubitatif.
Comment se fait-il, me demandais-je, que personne ne s’étonne de propos si rocambolesques? Si le premier ministre avait vraiment affirmé qu’il n’y a pas de racistes ou de racisme au Québec, ce qui serait indubitablement une immense sottise, il va de soi qu’on s’en souviendrait très clairement. Mon désarroi est total. J’observe l’actualité quotidiennement depuis une vingtaine d’années, je me suis tout particulièrement penché à maintes reprises sur les discours des politiciens concernant le racisme, la xénophobie et la discrimination et je n’ai aucun souvenir de telles paroles prononcées.
Je choisis donc de prendre part à la discussion pour poser la question qui devrait aller de soi dans une pareille situation: « J’aimerais bien savoir, ai-je écrit, où et quand François Legault a affirmé qu’il n’y a pas de racisme ou de racistes au Québec. Si vous avez la référence, je serais preneur. »
Une jeune dame, libraire jeunesse, s’est empressée de venir à mon secours.
« Octobre 2021 à l’Assemblée nationale. Vive Google », m’a-t-elle répondu moins d’une heure après mon intervention. Le compte Instagram du Balado on se livre ayant apposé à cette réponse sa marque d’approbation par le biais du petit coeur ❤️ qu’on utilise désormais pour communiquer, j’ai compris que c’est dans cette direction que je devais chercher.
._._._.
Que s’est-il donc passé en octobre 2021 à l’Assemblée nationale? Ayant largement documenté et commenté ces débats concernant le racisme au Québec, j’ai commencé par fouiller dans mes notes de chroniques et ma mémoire. Il y a eu d’abord, le premier du mois, le dépôt du rapport de la coroner Géhane Kamel concernant la mort de Joyce Echaquan survenu un an plus tôt dans des circonstances tragiques à l’hôpital de Joliette.
L’Assemblée a ensuite été prorogée le 13 octobre et les travaux ont repris avec l’ouverture de la deuxième session quelques jours plus tard, le 19, avec, comme le veut la tradition, un discours du premier ministre. Nous étions alors en pleine pandémie de Covid-19.
Je demande ici aux lecteurs et aux lectrices de me suivre dans la lecture des interventions du premier ministre François Legault qui ont marqué ce mois d’octobre 2021. C’est un exercice un peu long et fastidieux, mais la longueur et la patience sont les seules armes efficaces dont nous disposons pour contrer la pensée courte, l’opinion-minute et les raccourcis intellectuels.
Lors de la remise du rapport de Géhane Kamel, le premier ministre a tenu le 5 octobre 2021 une conférence de presse afin de le commenter. Je vous propose évidemment de l’écouter en entier. Pour fins de discussion, je vais me contenter ici d’en citer de longs extraits, en soulignant quelques passages.
Je veux revenir sur ce qui est arrivé dans les pensionnats autochtones. (…) C’est épouvantable de penser que des enfants ont été enlevés à leurs parents. Puis je peux tout à fait comprendre la colère de ces parents-là, puis ça ne s’est pas arrêté à ces parents-là, ça s’est transmis de génération en génération, puis il reste encore aujourd’hui des séquelles, des blessures. Et je veux être très clair, quand on parle de comment ça fonctionnait dans les pensionnats autochtones, c’était du racisme systémique qui était toléré par les autorités. C’est vraiment une période noire de notre histoire.
Maintenant, la question qui se pose suite à la recommandation de la coroner, c’est de savoir: est-ce qu’aujourd’hui, au Québec, il y a du racisme systémique? (…) Si on va dans le Petit Robert, systémique, on dit que ça veut dire “relatif à un système dans son ensemble”. (…) Pour moi, un système, c’est quelque chose qui part d’en haut. Prenons par exemple le réseau de la santé. Est-ce qu’il y a quelque chose qui part d’en haut et qui est communiqué partout dans le réseau de la santé en disant, “soyez discriminatoire dans votre traitement auprès des Autochtones”? C’est évident, pour moi, la réponse, c’est non.
Par contre, je comprends qu’à certains endroits, il y a des employés, je dirais même dans certains cas, des groupes d’employés, puis même des dirigeants qui ont des approches discriminatoires. Puis je me mets à la place des Autochtones qui ont été victimes de préjugés, de discrimination, de racisme. Je peux comprendre, quand ça arrive souvent, qu’on puisse se dire, bien Mais voyons donc, il doit y avoir un système organisé, qui part d’en haut, qui fait qu’on traite de façon différente les Autochtones. Donc, je comprends qu’il y a des Autochtones qui ont été victimes, qui se disent ça actuellement, puis je ne veux pas minimiser leur souffrance, leur colère, mais ce qui est important, c’est que ça arrête.
Et au Québec, bien, il y a deux groupes de citoyens. Il y a des Québécois qui pensent qu’il y a du racisme systémique, puis il y a des Québécois qui pensent qu’il n’y a pas de racisme systémique. Et le but, ce n’est pas de savoir lequel des deux groupes a raison. Le but, c’est qu’on travaille tous ensemble, tous les Québécois, pour qu’il faut combattre les préjugés, la discrimination, le racisme. Donc, je dirais en conclusion, oui, au Québec, il y a des préjugés. Oui, au Québec, il y a de la discrimination. Oui, au Québec, il y a du racisme. Puis on doit, tous les Québécois, travailler ensemble pour combattre les préjugés, combattre la discrimination, combattre le racisme.
._._._.
Comme je l’évoquais plus haut, quelques jours après cette conférence de presse, l’Assemblée était abrogée et, le 19 octobre, François Legault présentait en chambre son discours d’ouverture de la deuxième session de la 42e législature. Vous avez ici accès au texte complet que je vous invite à lire. J’en choisis pour ma part des extraits qui portent spécifiquement sur la question du racisme. C’est toujours moi qui souligne.
Peu importe notre origine, peu importe notre couleur de peau, peu importe qu’on soit de souche ancienne, de souche récente, on a tous le droit à la même dignité, au même respect, à la même citoyenneté. Le Québec est un des endroits au monde où il y a le moins de racisme, mais il y en a encore. On doit continuer de combattre le racisme, puis on doit le faire ensemble, en misant sur ce qui nous rassemble.
(…)
On doit reconnaître que les nations autochtones ont subi une forme particulièrement cruelle de racisme avec des politiques qui visaient à effacer leur identité, leur culture, leur histoire. On doit à la vérité de connaître cette histoire puis de la regarder en face. On doit aussi reconnaître que cette histoire terrible a causé des blessures profondes qui se sont transmises de génération en génération.
Cette histoire a provoqué des préjugés tenaces. On doit les combattre et on doit combattre la discrimination et le racisme que vivent trop d’autochtones, encore de nos jours, pour aller de l’avant, pour recommencer à être partenaires, en tout respect, de nation à nation.
._._._.
Ces prises de position, qui ont été largement diffusées et commentées à l’époque, faisaient suite, comme on l’a dit, au décès de Joyce Echaquan survenu un an plus tôt, le 28 septembre 2020, au Centre hospitalier régional de Lanaudière, mieux connu sous le nom de l’hôpital de Joliette. Une semaine après cette tragédie, le mardi 6 octobre 2020, François Legault présentait à l’Assemblée nationale des excuses officielles de la part du gouvernement. Prenons le temps de lire en entier la transcription de son discours, toujours en soulignant quelques passages.
« Il y a une semaine, on apprenait tous les circonstances horribles dans lesquelles Mme Echaquan est décédée. L’enregistrement de ses derniers moments est difficile à supporter. Il y a toute la souffrance de ses plaintes, mais il y a surtout la haine, le racisme dans la voix des employés à ses côtés. Comme Québécois, ça fait mal d’entendre ça. Ça fait mal de savoir qu’une chose pareille peut arriver ici, chez nous.
On ne doit pas avoir peur de le dire, le service public québécois a failli à son devoir envers Mme Echaquan. L’État a le devoir d’offrir la même dignité, le même respect à tout le monde. Peu importe son origine, peu importe son sexe, peu importe la couleur de sa peau, tout le monde a le droit au respect. Donc, aujourd’hui, je veux, au nom de l’État québécois, offrir mes excuses à la famille, aux proches et à la communauté de Joyce Echaquan.
Aujourd’hui, on présente donc des excuses pour Mme Echaquan, mais, malheureusement, ce n’est pas un cas isolé. Il continue d’y avoir beaucoup d’autres actes racistes contre des personnes autochtones au Québec, et ce n’est pas un hasard. Pendant des décennies, les peuples autochtones ont fait l’objet de discrimination par les différents paliers du gouvernement. Qu’on pense seulement à la Loi sur les Indiens du gouvernement canadien, qui s’est déjà intitulée la Loi des sauvages. Ça montre à quel point on revient de loin.
M. le Président, les choses ont changé, mais ça a laissé des blessures profondes, ça a laissé des traces chez beaucoup d’individus, et ces relents de notre passé continuent d’exister sous forme de discrimination envers les autochtones. Il y a certains Québécois qui parlent de racisme systémique, il y en a d’autres qui refusent ce concept. M. le Président, ce n’est pas le temps de se diviser autour d’un concept, c’est le temps d’agir pour lutter contre le racisme.
On s’entend tous, M. le Président, que les membres des Premières Nations font l’objet de racisme. Ça existe dans la police, ça existe dans la justice, mais ça existe aussi en dehors des institutions gouvernementales, notamment en matière d’emploi et en matière de logement. Je veux être bien clair, ça ne veut pas dire que la nation québécoise est raciste. Au contraire, moi, je pense que la nation québécoise est très ouverte, n’est pas raciste. Mais ce qu’il s’agit de faire, c’est de reconnaître que la discrimination contre les autochtones, dans les dernières décennies, les derniers siècles, a laissé des traces.
Je sais, M. le Président, que les excuses, les paroles ne vont pas effacer ce qui est arrivé à Joliette, mais j’espère que ça va apporter un peu de réconfort aux proches de Mme Echaquan et surtout qu’on va, dans les prochaines semaines, dans les prochains mois, enfin agir. M. le Président. On va travailler très fort, au cours des prochains jours, des prochaines semaines, pour rencontrer, entre autres, les chefs attikameks, les chefs des Premières Nations, les Inuits. Il faut entretenir un dialogue de nation à nation, on doit travailler ensemble pour grandir ensemble comme peuple.
On va aussi ensemble combattre le racisme sous toutes ses formes partout où il se trouve. On y travaille déjà en faisant un suivi sur les recommandations du rapport Viens. On a aussi un groupe de travail qui va déposer des recommandations au cours des prochaines semaines. Et je suis déterminé à transformer ça en actions concrètes pour que, dans cinq ans, dans 10 ans, le drame de Mme Echaquan reste comme un tournant, pour qu’on s’en souvienne comme du moment où on est enfin passés l’action collectivement. Merci, M. le Président.
._._._.
On le voit bien, les propos du premier ministre que je viens de rappeler à notre attention ne peuvent laisser quelque doute que ce soit dans notre esprit.
Jamais il n’a dit ou laissé entendre qu’il n’y a pas de racisme ou de racistes au Québec. On peut même légitimement penser que cette idée, complètement loufoque au demeurant, ne lui est jamais passée par la tête. Il faudrait être outrageusement cynique pour croire qu’il cherchait à nous berner lorsqu’il affirmait, par exemple, que le racisme « ça existe dans la police, ça existe dans la justice, mais ça existe aussi en dehors des institutions gouvernementales, notamment en matière d’emploi et en matière de logement ».
Résumons l’affaire le plus simplement possible.
Lorsque Frédéric Bérard affirme que « François Legault (…) avait dit à l’époque “y’a pas de racistes [ou de racisme] au Québec” », il rapporte une information fausse.
Et lorsque Léa Clermont-Dion surenchérit en s’exclamant que tenir de tels propos, « c’est de la désinformation », elle ne semble pas se rendre compte que c’est précisément ce qu’elle et son invité sont en train de faire: de la désinformation.
Chose certaine, si la discrimination systémique a quelque chose à voir, comme on le dit, avec des préjugés forgés par des biais conscients ou inconscients, cette conversation devrait être analysée à l’aune de cette théorie. Car nous sommes ici, indéniablement, devant des propos biaisés et validés dans le confort de l’entre-soi, au sein d’un système médiatique qui se replie sur lui-même.
._._._.
Toujours est-il que tandis que je relisais ces propos de François Legault, j’ai reçu sur Instagram quelques indices pour répondre à ma question de la part de la production du balado.
« Merci pour votre commentaire @simon_jodoin! Vous soulevez effectivement un point important.
Dans l’extrait en question, Me Bérard fait bien référence aux fois où le premier ministre a nié l’existence du racisme systémique au Québec, comme ce fut le cas en 2021, à l’Assemblée nationale. Pensons par exemple aux moments où il a affirmé qu’il était “évident” pour lui qu’il n’y avait pas de racisme systémique au Québec, ou encore, lorsqu’il a demandé, à ce sujet, “pourquoi je reconnaîtrais une situation qui n’est pas exacte selon moi?”
Nous comprenons que la formulation dans l’extrait puisse prêter à débat, et c’est justement pourquoi le balado offre un espace pour approfondir ces nuances. Nous vous invitons à écouter l’épisode complet lors de sa sortie, où ces réflexions sont développées dans leur contexte! »
._._._.
Dans l’entrefaite, Maïka Sondarjee, à qui j’avais aussi posé la question par messagerie privée, a eu la gentillesse de m’aiguiller vers un article publié sur Espace Autochtone intitulé Malgré le rapport de la coroner, Legault ne croit toujours pas au racisme systémique.
« Voici une référence pour le commentaire de Frédéric. » m’a-t-elle répondu en me faisant parvenir le lien.
Voyez-vous ce qui se passe ici? Un étonnant renversement de sens vient de se produire.
On peut lire et relire cet article en particulier et l’ensemble du fil de presse relatif à ces discussions. Il est connu et entendu que François Legault considère, à tort ou à raison, que la notion de racisme systémique, telle qu’il la conçoit, est inapplicable dans le contexte de la société québécoise. Les longs extraits de ses prises de parole que j’ai portés à notre attention plus haut permettent aisément de comprendre sa position: il considère qu’un système, c’est un ensemble d’éléments dont les mécanismes et les dynamiques sont commandés à partir « du haut ». Le système des pensionnats autochtones, à son avis, correspondait à cette définition: il a été conçu à partir d’une loi explicitement discriminatoire sur la base d’une conception raciste des groupes humains. Il la juge toutefois inexacte pour décrire le système de santé et l’ensemble des services publics québécois contemporains.
Pourrions-nous avoir un débat sur cette question? Peut-être. Il concède volontiers qu’une grande partie de la population puisse penser autrement, mais selon sa perspective, pour passer à l’action, il faut se concentrer sur un constat unanime: le racisme existe, c’est inacceptable et il faut le combattre nonobstant ces désaccords.
On peut vivement critiquer cette position. La chose est assez facile à faire, d’ailleurs. Les dynamiques d’un système ne sont pas nécessairement ou uniquement déterminées à partir du haut. Il y a là, je crois, un argument très faible qui mériterait d’être passé au crible de la réflexion.
Mais ce que Frédéric Bérard et ses deux collègues nous proposent ici c’est d’ignorer l’objet de ce désaccord et le fond du débat pour plutôt inventer une proposition d’une absurdité déconcertante: dire que la notion de racisme systémique est inexacte en contexte québécois contemporain équivaudrait, dans leur esprit, à affirmer qu’il n’y a pas de racisme ou de racistes au Québec. C’est assurément loufoque.
Je me permets, en aparté, de citer les propos de Serge Bouchard, à l’occasion d’une longue entrevue qu’il accordait à Radio-Canada à la fin de 2020, exactement à la même époque. Il va de soi que de rappeler ces mots de l’anthropologue humaniste qu’il était ne peut d’aucune manière servir d’argument d’autorité. Lui aussi pouvait certainement se tromper de temps en temps. Ce que ses paroles permettent de mettre toutefois en lumière, c’est qu’il est possible de remettre en question la pertinence du racisme systémique en contexte québécois tout en considérant qu’il y a bel et bien du racisme et des racistes au Québec et sans pour autant prendre part à une rhétorique de mauvaise foi médiatique ou politique.
Une notion de racisme systémique est une notion qui nous est étrangère, puisque c’est une notion qui est anglophone. Systemic racism. C’est anglo-canadien. C’est quasiment américain, mais c’est anglo-canadien. Ça ne s’applique pas à nous, le racisme systémique. On n’a pas inventé ce concept-là. Il y a du racisme dans la société québécoise, il y a des racistes et il va y avoir des événements racistes. Mais au Québec, c’est combattu. Tous les gens sont sur la pointe des pieds, on a une belle sensibilité là-dessus.
La société québécoise n’est évidemment pas parfaite. Mais dans le concert des nations, le Québec est en avant de tout le monde et dans les pelotons de tête pour ce qui est de la qualité de la vie, pour le vivre-ensemble.
Bon. Et je voudrais bien voir quelqu’un qui contesterait ce que je viens de dire! Maintenant, il y a du travail à faire, on n’a pas complété la société. À chaque génération, il y a du travail à faire, des problèmes pas réglés, les relations hommes-femmes, la question des genres, la question des stéréotypes, les inégalités sociales, la justice sociale. On a encore beaucoup de boulot, en fait. On aurait un siècle de boulot intense au Québec pour arriver à régler tout. Mais on ne mérite pas les commentaires qu’on reçoit du Canada anglais.
._._._.
Étonnamment, les productrices du balado, en m’indiquant les références concernant l’exposé de Frédéric Bérard, me disent qu’elles comprennent « que la formulation dans l’extrait puisse prêter à débat ».
De quoi pourrions-nous donc débattre? Un échange à ce sujet arriverait à son terme au bout d’un seul énoncé: François Legault n’a jamais dit ça. Fin du débat.
J’ai évidemment, aussi, écouté l’épisode du balado en entier, question de voir, comme on m’y invitait, comment « ces réflexions sont développées dans leur contexte ». Je n’y ai rien trouvé pour transformer un mensonge en vérité. La chose aurait été fort surprenante, d’ailleurs. Comprenez que « la terre est plate » est un énoncé factuellement faux. Que vous le disiez sous la douche, en jouant au bowling, dans un récital de poésie ou en cuisinant un gigot entre amis, ne change rien à l’affaire. Il en va de même pour ces propos attribués à François Legault.
On peut voir dans cette manière de procéder un parfait exemple de la stratégie argumentaire de l’homme de paille, qui consiste, comme on le sait, à ne retenir que les éléments les plus faibles d’une position adverse ou encore à présenter une fausse déclaration en prétendant qu’elle a été réellement avancée par un opposant. On évite ainsi d’avoir à déployer des contre-arguments solides et on se donne l’impression d’avoir raison.
C’est un peu comme une prise de lutte. Lorsqu’on fait une telle acrobatie, on demande au public de consentir à suspendre son incrédulité, afin qu’il puisse imaginer que ça fait très très mal.
._._._.
Il m’arrive de penser que nous vivons une profonde crise du langage. Je ne rapporte ici qu’une anecdote, quelques mots prononcés dans un balado, des bavardages entre amis que j’aimerais croire sans conséquence. On me reprochera sans doute de pointer ce pétard à mèche — mouillé de surcroît — alors que, comme je le racontais d’entrée de jeu, les hommes les plus puissants du monde jouent en ce moment avec des bombes à fragmentation communicationnelles et des missiles à longue portée numériques pour neutraliser le réel.
Je demeure inquiet, toutefois, car dans un tel contexte, il devient de plus en plus séduisant de croire que, pour gagner du terrain sur le mensonge, on pourrait accepter de temps en temps de lancer une petite contre-vérité, ne serait-ce que pour motiver les troupes, stimuler les alliés et convaincre les indécis de prendre part à la lutte. Après tout, pour résister aux épouvantails, ne pourrions-nous pas entraîner des hommes de paille à l’art de la révolution?
Mon doute en ces matières est total. Toute séduisante que puisse sembler cette avenue, je ne crois pas qu’il faille s’y engager. À ce doute qui m’habite s’ajoute une certitude : au jeu de la brutalité, ce sont les vraies brutes qui vont gagner.
Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.
Avant de commenter ou de participer à la discussion, assurez-vous d'avoir lu et compris ces règles simples