La quête du centre à l’heure des guerres culturelles
It’s the economy, stupid! Le raccourci est séduisant, mais il est aussi trompeur.
Il ne fait pas de doute que, dans les démocraties contemporaines, les élections se jouent beaucoup sur les questions économiques. En 1992, un stratège politique américain, James Carville, était même allé jusqu’à dire que rien d’autre n’avait de réelle importance. Depuis Carville, il est de bon ton de répéter à chaque élection la devise qui l’a rendu célèbre: it’s the economy, stupid!
Le raccourci est séduisant, mais il est aussi trompeur. En réalité, les liens entre le comportement des électeurs et les questions économiques sont tout sauf simples.
Des conservateurs et des progressistes plus identitaires
D’abord, il est clair que nos sociétés n’ont plus les mêmes repères politiques qu’à l’époque où Carville aidait Bill Clinton à devenir président des États-Unis. Au début des années 1990, on voyait la gauche et la droite co-célébrer la déréglementation et la libéralisation des échanges internationaux au nom du progrès économique.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis.
Lorsque les Britanniques ont fait le choix du Brexit en 2016, ce n’était certainement pas parce qu’ils estimaient qu’ils en sortiraient plus riches. C’était plutôt une certaine conception de leur identité nationale et un inconfort manifeste à l’égard de l’immigration qui avaient mobilisé les électeurs hostiles à l’Union Européenne.
Huit ans plus tard, aux États-Unis, Donald Trump a fait du contrôle de l’immigration clandestine le thème central de sa campagne. Il ne s’est pas privé, non plus, d’exploiter à son avantage le clivage croissant lié à l’identité de genre au sein de la société américaine.
On pourrait multiplier les exemples similaires, en Europe comme en Amérique du Nord, incluant bien sûr le Québec où semble maintenant faire rage un débat sur le « wokisme ».
Sans avoir complètement disparue, la dimension économique des identités conservatrice et progressiste — qui a longtemps divisé les électeurs — s’étiole aujourd’hui, cédant la place à une dimension nettement plus culturelle. Les électeurs demeurent sensibles aux arguments économiques, bien sûr, mais ils en font rarement l’obsession monothématique que certains imaginent.
Par ailleurs, même lorsque les questions économiques sont au cœur de leurs motivations électorales, on commet souvent l’erreur de penser que les électeurs voient dans les indicateurs chers aux économistes le miroir de leurs vies. Cette extrapolation a toujours été audacieuse, mais elle l’est probablement davantage aujourd’hui.
Des statistiques en porte-à-faux avec la vie réelle des gens
Considérons par exemple la croissance du produit intérieur brut (PIB) et le taux d’inflation calculé à l’aide de l’indice des prix à la consommation. Ces deux indicateurs font régulièrement la manchette comme témoins de la santé générale de l’économie.
Selon une interprétation simpliste du comportement des électeurs, l’accumulation de bonnes nouvelles concernant le PIB et l’inflation devrait normalement favoriser les gouvernements en place, tandis que l’inverse devrait favoriser l’opposition.
Qu’est-ce qui constitue une bonne nouvelle pour les électeurs? Spontanément, on répondra la croissance du PIB, c’est-à-dire une hausse de l’ensemble des revenus que génère l’activité économique au pays. Comment ne pas se réjouir d’une telle nouvelle?
Or, même lorsque la croissance du PIB dépasse celle de la population – c’est-à-dire quand le revenu par habitant augmente — rien ne garantit que tous soient en train d’y gagner quelque chose. Il s’agit là d’un problème bien connu mais qu’on occulte fréquemment : le PIB par habitant ne dit absolument rien de la distribution des revenus et de la richesse dans la population. Vu la progression des inégalités à laquelle on a assisté au cours des dernières décennies, il est même probable que cet indicateur – toujours très populaire auprès des économistes — soit aujourd’hui moins représentatif des conditions de vie de la majorité de la population qu’il ne l’était jadis.
Cela dit, la dissonance est encore plus grande dans le cas de l’inflation.
Lorsqu’ils pensent à l’inflation, les électeurs pensent normalement au coût de la vie. Mais les nouvelles qu’on leur présente comme bonnes ou mauvaises à ce sujet portent plutôt sur l’inflation – c’est-à-dire le taux auquel le coût de la vie continue d’augmenter. Suivant le dérapage des dernières années, les 2% d’augmentation annuelle que les économistes prévoient aujourd’hui s’ajoutent aux hausses déjà subies. Le ralentissement de l’inflation ne ramènera d’aucune manière le coût de la vie au niveau où il était avant la flambée post-pandémique.
Par ailleurs, invoquer « le rattrapage des salaires pour la moyenne ou la médiane des travailleurs » ne peut que laisser de glace ceux et celles dont le pouvoir d’achat ne s’est toujours pas rétabli. Pour la médiane, cela représente la moitié de la population concernée; beaucoup d’électeurs pour qui un 2% additionnel d’augmentation des prix ne fait qu’ajouter à leurs problèmes. La réalité, c’est que l’inflation fait toujours des gagnants et des perdants et que le rattrapage des salaires est un processus de négociation dans lequel tous n’ont pas les mêmes moyens de se faire entendre.
Tout cela présuppose enfin que l’inflation, telle qu’elle est calculée aujourd’hui, est représentative de l’évolution réelle du coût de la vie.
Or, si elle peut l’être pour la moyenne, elle ne l’est pas pour d’importants segments de la population. Par exemple, le traitement de la composante logement de l’indice des prix à la consommation est hautement problématique et ne reflète que très partiellement ce qu’il en coûte aux nouveaux ménages de se loger. Évidemment, ce problème touche tout particulièrement les jeunes. On ne s’étonnera donc pas de les entendre placer les coûts exorbitants du logement et de la vie en général au sommet de leurs préoccupations économiques.
La quête du centre dans une société plus fragmentée
Tout ça pour dire que, oui, l’économie demeure importante, mais elle n’explique pas tout et, surtout, elle n’explique pas tout de la même manière pour tout le monde. Nos sociétés n’ont jamais été homogènes mais elles le sont probablement moins aujourd’hui qu’au moment où James Carville lançait son it’s the economy, stupid.
Nous vivons dans un monde où les identités conservatrices et progressistes sont devenues plus culturelles qu’économiques et où un enjeu comme l’immigration s’impose souvent comme un des principaux thèmes du débat politique. Nous vivons aussi dans un monde où les inégalités de revenu et de richesse ont redéfini les perspectives des uns et des autres au point où il devient de plus en plus difficile de définir le succès commun au moyen des indicateurs macroéconomiques habituels.
Malgré cela, le défi politique reste toujours le même : rallier une majorité d’électeurs autour d’un projet qui, en définitive, ne pourra être que collectif. C’est sans doute plus difficile aujourd’hui qu’à une époque où les clivages étaient moins prononcés. Ça ne devrait cependant pas être impossible. Il faut à tout le moins essayer. Appelons cela la nécessaire quête du centre.
Il y aurait une réflexion beaucoup plus profonde à faire sur ce que devraient être les éléments constitutifs de cette quête du centre dans le monde d’aujourd’hui. Il faudrait, au minimum, s’assurer de ne pas accentuer soi-même les clivages existants, notamment en évitant de mépriser les opinions exprimées par les électeurs du camp adverse.
Cela dit, je crois qu’il existe une masse critique d’électeurs ouverts à un discours modéré et sensible – des électeurs rebutés par les versions les plus caricaturales des identités conservatrice et progressiste contemporaines. Il faut savoir entendre leurs préoccupations, incluant certaines de nature économique, et s’adresser à eux dans une autre langue que celle des moyennes statistiques.
Il s’agit là d’un vaste programme, comme dirait l’autre, mais justement, il s’agit d’un programme qui ne s’accommode d’aucun raccourci.
Martin Coiteux est économiste. Professeur aux premiers temps de sa carrière, son parcours l’a ensuite conduit de la Banque du Canada à la vie politique au cours de laquelle il a été député et ministre, et plus récemment à la Caisse de dépôt et placement du Québec où il a occupé le rôle de chef de l’analyse économique et de la stratégie globale. Il se consacre désormais à des activités d’éducation économique dans une optique citoyenne, notamment à HEC Montréal où il est professeur associé.
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