La crise du logement et cette inflation que l’on n’a pas su voir

--- 17 juillet 2024

Les politiques de ciblage de l’inflation ont maintenant trois décennies d’existence et nous devrions aujourd’hui avoir le recul nécessaire pour mieux en évaluer les bienfaits et les travers.

Photo: Usamah Khan via Unsplash

Heureusement, la crise du logement qui sévit dans l’ensemble du Canada n’est plus niée par personne.

Comme toute crise de cette nature, ses causes sont nombreuses et s’enchevêtrent de manière complexe. Il est donc tentant, pour fuir cette complexité, de pointer du doigt son bouc émissaire préféré : les maires « incompétents » pour certains, les immigrants au statut temporaire pour d’autres.

Or, au-delà de l’opportunisme politique, la réalité est que cette crise n’est pas apparue du jour au lendemain et que l’on a quand même beaucoup construit au Canada au cours des dernières décennies. L’afflux soudain et imprévu de résidents temporaires — qui prend tant de place dans le débat public au Québec — n’est apparu qu’au cours des deux dernières années. Parmi les causes de cette crise, il doit donc en exister de plus profondes, qui nous accompagnent depuis plus longtemps, et qui ont permis à la demande de logement de dépasser, année après année, notre capacité collective de construire.

Une tempête qui se prépare depuis plus de 20 ans

L’actuelle crise du logement en est surtout une d’abordabilité. Pour les acheteurs potentiels ou récents d’une première propriété, tout comme pour les locataires nouveaux ou plus anciens qui doivent se reloger aux conditions de marché actuelles, les prix sont souvent exorbitants et grugent une part trop importante de leur budget.

Que les deux grands segments du marché (location et achat) se retrouvent aujourd’hui dans des conditions similaires n’a rien d’étonnant. Ce sont des vases communicants. Le prix des propriétés est plus flexible que le prix des loyers, mais le temps fait son œuvre, de sorte que les deux segments finissent par se rejoindre. Depuis le début du millénaire, le prix des maisons a plus que quadruplé au Canada. Tôt ou tard, le principe des vases communicants allait s’appliquer.

Pour comprendre la situation actuelle, il faut donc chercher les raisons pour lesquelles une inflation aussi élevée du prix des maisons a pu surgir et persister aussi longtemps, sans que l’on y réagisse. Sans nier que l’on puisse y trouver plus d’une explication, l’une d’elles m’apparaît incontournable.

Pour qu’une inflation aussi élevée et persistante se produise, il a fallu que le crédit soit abondant, facile à obtenir et, surtout, bon marché. L’actualité des deux dernières années ne doit surtout pas nous faire oublier l’histoire des vingt ou trente qui ont précédé.

Cette histoire en est une de crédit facile et de taux d’intérêt au plancher. Sans cette combinaison dangereuse, l’endettement hypothécaire très élevé que nous connaissons aujourd’hui n’aurait pas pu être atteint et, par conséquent, l’inflation élevée du prix des maisons n’aurait pas pu être soutenue.

Cette trame n’est pas exclusivement canadienne. Elle s’est déroulée dans tous les pays auxquels nous avons l’habitude de nous comparer et, sans surprise, beaucoup de ces pays ont connu leur propre emballement du prix des maisons.   Le Canada se démarque toutefois comme l’un des pays où l’abordabilité s’est le plus détériorée.

D’où est donc venue l’offre abondante de crédit ayant caractérisé les deux ou trois dernières décennies ? On peut notamment identifier deux sources.

La première a été la déréglementation du secteur financier et sa propension à créer de nouvelles façons de transiger les actifs — et les risques qui les accompagnent. Plus spécifiquement, dans le cas du crédit hypothécaire, de nouveaux produits sont apparus, permettant aux prêteurs traditionnels de vendre leurs créances à des tiers afin de libérer du capital et ainsi faire davantage de prêts. Au Canada comme ailleurs, cela a pris la forme de la vente (à d’autres investisseurs) de milliers d’hypothèques regroupées à l’intérieur de produits financiers transférables et donc plus liquides. On se rappellera le rôle que ces titres adossés à des hypothèques d’origine américaine, revendus ensuite aux quatre coins de la planète, ont joué dans le déclenchement et la propagation de la crise financière de 2008-2009. Cette crise dite des « subprimes » a même été portée à l’écran dans le célèbre film The Big Short. Les produits canadiens de même nature, qui reposaient sur des hypothèques de meilleure qualité, n’ont heureusement pas produit un tel effet.

La deuxième source se trouve dans des politiques publiques qui ont joué un rôle complémentaire important dans certains pays.

Au Canada, une institution fédérale, la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), s’est portée acquéreur d’une part importante de ces produits financiers, surtout à partir de 2001 quand elle a commencé à émettre des obligations hypothécaires garanties par le gouvernement. Selon les chercheurs Alan Walks et Brian Clifford, c’est principalement au travers de ce mécanisme que l’offre de crédit hypothécaire a réellement pu passer à la vitesse supérieure. Coïncidence ou non, c’est aussi à partir de ce moment que l’emballement du prix des maisons a commencé au Canada. À ces actions se sont ajoutés les produits d’assurance hypothécaire offerts par la SCHL et quelques sociétés privées au bénéfice des institutions prêteuses.

(Malgré leur importance dans la compréhension des causes potentielles de la crise du logement, les travaux de Walks et Clifford n’ont pas encore trouvé d’écho au Québec à ma connaissance. Il en va autrement dans le reste du Canada, où ils sont cités dans un rapport de 2022 de Martine August, professeure à l’Université de Waterloo, publié sur le site du Bureau du défenseur fédéral du logement, ainsi que dans une publication de 2023 du site britanno-colombien The Mainlander.) 

Mais que faisait la Banque du Canada ?

Évidemment, on chercherait en vain une intention maléfique derrière des actions gouvernementales dont le but est de permettre à un plus grand nombre de ménages de devenir propriétaires de leur logement. Même si elles étaient bien intentionnées, ces actions ont néanmoins eu pour effet d’apporter de l’eau au moulin du crédit hypothécaire. Dans le cas du Canada, elles pourraient même en avoir apporté bien davantage que ce que notre capacité de construire était en mesure d’accommoder.

C’est là que se situe le problème. Comme l’enseignent les manuels d’économie, lorsque l’expansion du crédit stimule la demande davantage que l’offre, une situation de demande excédentaire se développe et l’inflation s’accélère. Comment se fait-il alors que la Banque du Canada n’y ait opposé aucune résistance ?

D’abord, il est important de noter que la politique monétaire canadienne, dont la Banque du Canada assume la responsabilité, ne diffère pas fondamentalement de celle qui est mise en œuvre ailleurs au sein des pays de l’OCDE. Depuis le début des années 1990, pratiquement toutes les banques centrales concernées en sont venues à adopter un régime de ciblage de l’inflation, avec pour objectif spécifique de stabiliser cette dernière aux environs de 2 % par année. Bien que les indices de prix utilisés pour mesurer l’inflation varient selon les pays, il s’agit toujours d’une version ou d’une autre d’un indice des prix à la consommation. Or, comme la maison est considérée comme un actif, et non comme un bien de consommation, son prix n’entre dans l’élaboration d’aucun de ces indices. Son impact n’est capté que de manière partielle et indirecte, tout au plus.

Par exemple, au Canada, les intérêts hypothécaires sont considérés dans le calcul des coûts du logement incorporés à l’indice des prix à la consommation. Ces coûts sont cependant calculés pour un échantillon présumé représentatif de l’ensemble de la population, et à l’intérieur duquel on retrouve ceux qui ont déjà entièrement payé leur hypothèque (et ne paient donc aucun intérêt) ; ceux qui ont acheté leur maison dans le passé à un prix beaucoup moins élevé qu’aujourd’hui, et qui ne paient conséquemment que peu d’intérêt ; et finalement ceux qui ont acheté plus récemment, aux prix très élevés que l’on connaît, et qui paient donc les intérêts correspondant à un endettement incommensurablement plus élevé. Le même principe d’échantillonnage s’applique aux ménages locataires, dont seule une petite partie doit signer un nouveau bail aux conditions actuelles du marché. Un article publié récemment par Petar Mijacevic en discute plus longuement, mais essentiellement, cela revient à escamoter presque entièrement la réalité de l’inflation des coûts du logement que subit le nouvel acheteur ou le nouveau locataire.

Ce qui est curieux, c’est qu’une méthode différente est parfois appliquée à d’autres composantes de l’indice des prix à la consommation. C’est le cas notamment des frais de téléphonie cellulaire, pour lesquels Statistique Canada collige le prix des nouveaux forfaits plutôt que ce que les ménages paient en réalité. Ainsi que le rapportait récemment le Globe and Mail, cette façon de faire peut contribuer à faire baisser l’indice des prix à la consommation, même si les ménages déjà abonnés n’en voyaient aucune trace sur leur facture.

Il est important de noter que le Canada n’est pas le seul pays où la mesure de l’indice des prix à la consommation pose de tels problèmes. Il s’agit dans les faits d’un problème universel. Toutefois, dès lors que les banques centrales ont fixé une inflation de 2 % comme l’objectif central — sinon unique — de leur politique, le débat ne peut plus rester confiné aux seuls spécialistes. Dans le cas de sa composante logement, l’indice des prix à la consommation peut masquer pendant de nombreuses années l’existence d’un processus inflationniste destiné à déboucher sur une crise d’abordabilité.

C’est ce qui est arrivé au Canada et dans bien d’autres pays où, malgré l’explosion du prix des maisons et sa contagion graduelle sur le coût des loyers, le taux d’inflation mesuré par l’indice des prix à la consommation est longtemps resté proche des 2 % visés, n’appelant conséquemment aucune réponse particulière de la part de notre banque centrale.

Élargir le champ de vision de la Banque du Canada

Si elles n’ont opposé aucune réaction à l’inflation du prix des maisons, les banques centrales ont réagi tout autrement lors des crises pénalisant directement la valeur des actifs financiers.

Aux États-Unis, chaque secousse importante frappant la sphère financière a conduit la Réserve fédérale américaine (la FED) à réduire ses taux d’intérêt. Par deux fois, elle les a même réduits jusqu’à zéro, communiquant simultanément son intention de les maintenir ainsi de manière prolongée, et lançant en complément de vastes opérations de rachats de titres financiers afin d’en soutenir la valeur. La FED est aujourd’hui critiquée pour avoir trop longtemps maintenu cette posture dans le sillage de la crise pandémique de 2020. Elle l’est beaucoup moins dans le cas de sa réponse à la crise financière de 2008-2009. Il est vrai que l’épicentre de cette crise était justement le marché immobilier résidentiel, dont les prix étaient alors en chute libre. Mais il en allait bien autrement au Canada.

Or, même si la Banque du Canada conduit théoriquement sa propre politique monétaire, en pratique, celle-ci ne s’écarte que rarement de celle des États-Unis. Même lorsque les conditions économiques diffèrent de manière significative entre les deux pays, le Canada peut se retrouver avec des taux d’intérêt similaires à ceux qui prévalent aux États-Unis. Ainsi, à quelques nuances près, le Canada a pour ainsi dire « importé » la politique monétaire américaine mise en place dans le sillage de la crise de 2008-2009. Or, loin de s’effondrer pour ne remonter que très lentement par la suite, comme aux États-Unis, le prix des maisons n’a connu au Canada qu’un bref moment d’hésitation avant de reprendre son envol.

Au minimum, l’ensemble de ces considérations militeraient en faveur d’un élargissement du champ de vision de nos banques centrales. On pourrait aussi vouloir ouvrir le débat sur le mandat que nous leur confions. Les politiques de ciblage de l’inflation ont maintenant trois décennies d’existence et nous devrions aujourd’hui avoir le recul nécessaire pour mieux en évaluer les bienfaits et les travers.

Au Canada, le mandat confié à la Banque du Canada doit être revu tous les cinq ans. Comme celui-ci a été renouvelé en 2021, ce n’est qu’en 2026 qu’un nouveau cycle de discussions pourra trouver une conclusion. Depuis 1991, ces cycles de discussion ont été laissés aux experts férus de questions techniques. Peut-être sans surprises, leurs discussions ont chaque fois essentiellement mené au maintien du statu quo.

Il serait peut-être temps de faire de cet exercice quelque chose de plus démocratique. De toute évidence, le statu quo a été bénéfique pour la valeur des actifs. Il l’a été beaucoup moins pour la part du budget consacrée au logement — un déterminant très important du coût de la vie. Pour la population, la maison ne sera jamais un actif comme les autres. Malheureusement, les derniers arrivés paient aujourd’hui le prix de cette inflation que l’on n’a pas su voir.


Martin Coiteux est économiste. Professeur aux premiers temps de sa carrière, son parcours l’a ensuite conduit de la Banque du Canada à la vie politique au cours de laquelle il a été député et ministre, et plus récemment à la Caisse de dépôt et placement du Québec où il a occupé le rôle de chef de l’analyse économique et de la stratégie globale. Il se consacre désormais à des activités d’éducation économique dans une optique citoyenne, notamment à HEC Montréal où il est professeur associé.

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