Cantines, casse-croûtes et cabanes à patates
« Un trait ressort chez les gens qui fréquentent ces bouis-bouis : un sentiment exalté de liberté » - Un extrait de l'essai Les têtes réduites de Jean-François Nadeau publié chez LUX.
Il m’est arrivé souvent, en marge de participations à des émissions de Radio-Canada, d’en profiter pour manger sur place. La vaste cafétéria de l’ancien édifice du diffuseur public offrait un menu varié à bon prix. Parfois, je me retrouvais là le midi, autour d’une table en Formica, en compagnie de quelques connaissances et amis, dont Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau. Les plats choisis par Serge frappaient toujours mon attention.
Je me souviens d’une fois où il s’était commandé une solide assiette de boulettes de viande, noyées d’une épaisse sauce brune qui coulait doucement depuis les hauteurs d’un amoncellement de frites dorées faites à partir de patates surgelées. Un de mes vieux carnets noirs s’en souvient mieux que moi. C’était le 1er juin 2017. Pour faire passer ce plat copieux et gras, Bouchard avait sur son cabaret un grand berlingot de lait au chocolat. J’avais souri, me rappelant que j’en buvais quand j’étais petit. Je n’ai pas noté si, ce jour-là, Serge avait aussi mangé, en guise de dessert, un May West ou un Jos Louis, ces petits gâteaux industriels chocolatés, fourrés d’une crème sucrée, sur lesquels il ne levait jamais le nez. Ce midi-là, il se prit à évoquer devant moi un pèlerinage qu’il venait d’effectuer au pays de son enfance pour son émission de radio.
En retournant dans les rues de sa jeunesse à Pointe-aux-Trembles, il avait sillonné son passé avec appétit. Cette virée, ajoutait-il, s’était terminée dans la joie d’un repas partagé dans un restaurant La Belle Province, enseigne de la restauration populaire où l’on peut manger de tout pourvu qu’on choisisse de se nourrir de poutine, de hot-dogs, de Michigans, de frites et leurs à-côtés vinaigrés. Serge demeurait très attaché à des lieux pareils. Il voyait en eux les héritiers directs des cantines de bord de route qui pullulaient dans la province au temps de son enfance.
Les cantines, ce n’est pas pour rien que Serge les tenait pour des cathédrales d’un monde populaire. En ces lieux, la vie n’a jamais cessé de frétiller comme les patates lancées dans l’huile bouillante. En les fréquentant, en y mangeant sans réserve, sans doute éprouvait-il le sentiment de communier avec tout un monde qui lui tenait à cœur et de renouer, à peu de frais, avec son passé. Comment aurait-il supporté que quelqu’un ait l’odieux de lever le nez, ne serait-ce qu’un instant, sur les truck stops qui nourrissaient ces preux chevaliers de la route que sont les camionneurs, héros de sa thèse de doctorat qui deviendrait l’ultime livre sur lequel il travaillerait de son vivant ? «Les camions sont vivants comme des animaux, variés comme les chevaux », écrivait-il en 2002 dans le texte accompagnant une exposition consacrée au phénomène western. Dans les truck stops, le camionneur mangera «un repas chaud, un menu simple et familier, il prendra une douche et du repos ». Et Bouchard d’ajouter que «le truck stop, c’est en vérité un saloon, un petit village western en résumé ».
Les casse-croutes québécois qui servent une nourriture bon marché sont souvent saisonniers. Les bâtiments de fortune qu’ils occupent ne permettent pas de les abriter à l’année. Ces cantines, comme on les appelle, sont installées le long de voies passantes. Certaines sont mobiles et se déplacent d’une usine à l’autre. Celles qui sont fixes peuplent l’entrée des villes et des villages, souvent à leurs débuts dans une illégalité sur laquelle il est convenu de fermer les yeux. Du moins jusqu’à ce que ces commerces bénéficient de droits acquis. À l’image de la nourriture qu’on y sert, les cabanes à casse-croute sont construites à la va-vite, bricolées avec des matériaux bon marché, faites de morceaux récupérés et de contreplaqué. Ces restaurants de fortune sont parfois logés dans des véhicules utilitaires, de vieux autobus, des camions de livraison ou encore des roulottes désaffectées. Ils ne sont pas destinés à rouler. Ni à durer. Et pourtant, ils durent. Certains se sont agrandis à de multiples reprises, avec un sens du bricolage qui tient, en bien des cas, d’un défi lancé à la loi de la gravité. Combien de fois fut agrandie, dans mon village natal, la cabane à patates originale du restaurant Chez Paulo, plantée tout en bas de la grande côte, à côté d’une station-service ! Là s’arrêtaient chaque jour bien des poids lourds. Nous qui fréquentions la vieille piscine publique, de l’autre côté de la rue, y allions aussi.
Quantité de ces cabanes à patates ont fini par disparaître. Elles ont été balayées par les assauts du temps, quand elles n’ont pas tout bonnement été frappées par des condamnations implicites, propres à une certaine idée du progrès. Dès que les propriétaires de ces casse-croutes se voient dans l’obligation de demander un permis de rénovation, en raison d’impératifs liés à des standards de confort, à des règles d’hygiène ou à d’autres motifs, les lignes directrices des plans d’urbanisme les encouragent plutôt à s’arrêter. Et c’en est alors terminé. C’est ce que montre en partie Esprit de cantine, un film de Nicolas Paquet.
La construction de bâtiments nouveaux pour loger, de façon différente, certains de ces vieux commerces en a institutionnalisé l’existence tout autrement dans le paysage, donnant même naissance à des chaînes dont on peine à se figurer les origines très modestes. Ces dernières ont perpétué, dans un cadre réglementé, l’alimentation pauvre demeurée riche en gras et en sel qu’offraient les cantines d’autrefois.
Lors de sa visite au Québec à la fin des années 1970, armée de son Pentax 6×7, un lourd appareil photo moyen format, la photographe et sociologue française Françoise Chadaillac a capturé l’essence des stands à patates, appréciant leur importance sociale. Au fil de plusieurs étés, avide de découvertes, elle s’est mise à leur recherche pour un projet photographique. Des années plus tard, cette initiative a abouti à un livre intitulé La reine de la patate ou Les cantines du détour.
La photographe écrit un peu. Les paroles qu’elle a notées pourraient figurer dans les romans de Michel Tremblay. Celles-ci, par exemple, entendues de la bouche d’une habituée des casse-croutes : «Y’a pas un Québécois qui a pas une patate frite dans l’cœur… Quand j’étais au couvent, j’mangeais pas d’patates sauce, parce que maman faisait de la bonne cuisine… Mais tous mes chums, ils allaient prendre des patates sauce. Et une fois, j’suis allée avec eux… C’était comme si je m’débauchais… » L’appétit pour le gras et le sel, deux vecteurs de goût vieux comme le monde, donnent en ces lieux simples un sentiment de transgression face à l’ordinaire du quotidien.
Un trait ressort chez les gens qui fréquentent ces bouis-bouis : un sentiment exalté de liberté, «pour ne pas dire de puissance », écrit-elle. En témoignent d’abord les enfants, mais aussi, dans une certaine mesure, les adultes, qui trouvent dans l’institution de la cabane à patates une façon de se laisser aller au plaisir des «saveurs exhalées » par le sel et le gras. C’est une petite gâterie, on se paye un festin comme les riches s’en offrent, mais à bas prix.
À Sherbrooke, capitale régionale des Cantons de l’Est, mon coin de pays, le stand à patates de Louis Luncheonette était adossé à la structure de métal du pont Aylmer qui enjambait la rivière Saint-François. Ainsi lié au parapet, il ressemblait à ces commerces improbables qui, au Moyen Âge, comme nous les montrent des gravures, peuplaient partout les ponts et leurs abords.
Mon oncle François et moi allions souvent chez Louis Luncheonette. Nous commandions des hot-dogs toastés, des frites présentées dans des cornets de papier, le tout agrémenté de cannettes d’Orange Crush bien froides que nous buvions avec nos pailles droites. Non loin de là se trouvait une autre cabane à patates frites, plantée dans un stationnement, à deux pas de l’artère majeure du centre-ville, la rue Wellington, du nom de ce général dont les hommes avaient, en 1812, pillé et massacré Badajoz pour la gloire funeste d’un Empire britannique.
Chez Louis était notre cantine préférée. François et moi restions là volontiers un moment, à tout observer autour, fascinés devant la vie sonore de ce lieu aux allures de scène de music-hall. Les têtes des cuisiniers étaient coiffées de calots de papier agrémentés d’un liséré rouge. Ils portaient de longs tabliers blancs, attachés à la taille sur le devant. Je me souviens avoir vu trois employés se saisir d’un tablier et, dans une chorégraphie improvisée, s’en servir pour nettoyer un plancher qui venait d’être souillé. Le tissu allait et venait sur le carrelage à damier, dans un mouvement coordonné de leur pied droit, tandis que les trois hommes chantaient. Une scène qui aurait pu s’intégrer sans trop de difficulté à Françoise Durocher, waitress, le grand film d’André Brassard et Michel Tremblay. La trame sonore qui montait de chez Louis était semblable à celle qu’on entend dans ce chef-d’œuvre du cinéma québécois, une litanie dont le modèle remonte à celui du théâtre de la Grèce antique : «Deux hot-dogs toastés, aik une frite, un Orange Crush. Deux steamés, deux steamés. Un all-dressed avec pas d’oi-gnons, l’autre all-dressed avec pas de ketchup. Deux Cokes, deux Cokes. Une guédille. Un milkshake au chocolat. Deux Seven-Up, deux Seven-Up. Un cheeseburger pas de fromage. Une poutine. Deux Seven-Up, deux Seven-Up. Un toasté moutarde-ketchup. Un toasté relish-moutarde. Un onion rings, pis une grosse frite. Deux Cokes, deux Cokes. Pis un Vi-Co ! »
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