Mon char, mon choix, ma liberté et ses limites
Le gouvernement peut-il invoquer les changements climatiques pour limiter la liberté des gens?
Ce n’est que tout récemment, près de deux mois après son lancement, que j’ai pris connaissance de la campagne du Parti conservateur du Québec, poétiquement intitulée Mon Char, Mon Choix. (Quand j’ai entendu le slogan, la première chose qui m’est venue en tête est cette vieille pub de RBO.)
En surface, il s’agit d’une initiative qui cherche à cibler un électorat précis – les personnes qui aiment et veulent garder leur char à gaz – et à récolter des adresses courriels pour l’envoi d’infolettres et de sollicitations politiques. On ne vous demande pas simplement d’adhérer à un slogan, mais aussi à un parti. Les électeurs urbains sophistiqués se moqueront évidemment de la manœuvre – franchement, quelle bande de ploucs ces conservateurs! – mais elle n’a rien de particulièrement inhabituel. Tous les partis politiques sont opportunistes à leur manière et cherchent constamment à accroître leur bassin d’électeurs et de donateurs. J’ajoute même, dans la foulée de mon billet récent sur l’homme d’acier, que la campagne du PCQ s’appuie sur un mémoire de 25 pages qui détaille les raisons (essentiellement économiques) pour lesquelles le parti s’oppose à l’interdiction des moteurs à essence à partir de 2035.
Sous la surface – et en toutes lettres dans son slogan – la campagne Mon Char, Mon Choix pose toutefois une question politique essentielle, peut-être la plus fondamentale de toutes: qui peut limiter la liberté d’autrui, et sur quelles bases?
La valeur de la liberté
Le titre de l’initiative donne le ton à toute la manœuvre. Le PCQ aurait pu critiquer l’interdiction des voitures à essence en 2035 en prétendant que la mesure sera inefficace pour atteindre nos cibles de réduction de GES. Il aurait pu proposer d’autres options plus pratiques ou moins coûteuses. Il aurait pu proposer des amendements constructifs au projet de règlement. Il aurait même pu suggérer, comme l’ex-ministre Pierre Fitzgibbon, que la véritable solution n’est pas tant de remplacer les voitures conventionnelles par des voitures électriques, mais de réduire le parc automobile de moitié.
Mais, après avoir fait l’étalage de mille difficultés techniques et économiques (qui n’incluent pratiquement aucune référence aux enjeux écologiques), le PCQ demande tout simplement l’abandon du règlement et le maintien du statu quo. Le troisième paragraphe du document annonçait déjà la conclusion: les valeurs principales du parti sont «les droits et libertés individuels, la responsabilité personnelle et l’économie de marché». En adoptant le slogan Mon Char, Mon Choix, le PCQ a fait le pari que, bien avant les difficultés de mise en œuvre d’une politique spécifique, c’est la question de principe – l’enjeu du choix individuel – qui mobiliserait ses partisans et susciterait l’attention.
C’est la liberté qui est en cause. Et on ne niaise pas avec la liberté.
Là-dessus, le Parti conservateur a raison. La liberté des individus et l’égalité des droits de tous les citoyens constituent les fondements des sociétés occidentales modernes. Pierre Falardeau, dans un registre plus nationaliste, avait fameusement déclaré que la liberté n’est pas une marque de yogourt: retirer des libertés aux gens n’est pas un geste politique banal. Il est toujours possible de poser des limites aux droits et libertés – les gouvernements le font constamment – mais il faut de bonnes raisons, un processus transparent et des argumentaires solides.
En ce sens, j’ai peu de sympathie pour les militants progressistes qui, depuis plusieurs années déjà, ont décidé de répliquer à certaines positions conservatrices en ridiculisant les appels à la libarté. Comme si la liberté individuelle était un concept vulgaire et insignifiant – une émanation des plus bas instincts de l’humanité qu’on peut limiter de multiples manières et sans justification sérieuse. Il y a là une dérive: pour répliquer à l’invocation indue de sa liberté, il ne faut pas banaliser ou affaiblir cette notion essentielle, mais expliquer pourquoi, dans les circonstances, il est justifié d’y porter atteinte.
Le bien-fondé des limites
Les chartes québécoise et canadienne énoncent un certain nombre de droits et libertés – liberté d’expression, d’association, de religion, droit à la vie et la sécurité, droits politiques, etc. – que les gouvernements, même démocratiquement élus, ne peuvent pas limiter à moins de faire des démonstrations très exigeantes du bien-fondé et de la proportionnalité de leurs décisions. Le droit absolu de choisir son char ne fait pas partie de nos libertés fondamentales.
Cela dit, même au-delà de ces quelques droits et libertés protégées, les gouvernements occidentaux n’ont pas la légitimité de restreindre l’autonomie et la liberté des personnes sans justification.
En règle générale, les gouvernements pourront plus facilement limiter la liberté des individus quand ils invoqueront des considérations sérieuses, d’application générale, rationnellement liées à un objectif d’intérêt public, qui ne reposent pas sur des préférences personnelles ou des caractéristiques identitaires, et qui ne touchent pas de trop près à la vie privée. À l’inverse, les restrictions seront plus facilement contestables si elles s’appuient sur des arguments superficiels, des choix arbitraires, des particularités culturelles, ou qu’elles ciblent un groupe précis ou la sphère intime. Le gouvernement du Québec peut sans difficulté imposer des restrictions relatives au transport de gaz toxique dans les tunnels; il aura plus de mal à forcer tous les Québécois à porter des sous-vêtements à motif de fleur de lys, ou à exiger qu’ils prennent des cours de tango.
Même quand on peut raisonnablement invoquer des arguments de santé publique ou de bien commun, il existe encore des limites à ce que les gouvernements peuvent imposer. Il est sans doute mieux pour la santé de commander la salade en accompagnement de votre club sandwich, mais les gouvernements seraient bien malvenus d’intervenir dans ce dossier. La réalité, n’en déplaise aux nutritionnistes, c’est que j’ai l’doua de manger des frites avec mon club sandwich, et vous aussi.
Le test du char
En présentant leur campagne Mon Char, Mon Choix comme un enjeu de liberté – individuelle, il va sans dire – Éric Duhaime et le PCQ posent donc la question suivante: le gouvernement du Québec a-t-il fait la démonstration que l’intérêt public justifie qu’on limite le droit des Québécois à acheter une voiture à essence neuve au-delà de 2035?
À cette question, la réponse me paraît sans équivoque: oui.
Les changements climatiques menacent les écosystèmes et les conditions de vie humaine sur terre. Toutes les sociétés ont le devoir – et, à différents degrés, un intérêt – de modifier leurs habitudes pour les aligner sur la soutenabilité climatique. Le Québec doit faire sa part comme les autres. Toutes les études scientifiques sérieuses ont conclu, il y a des années déjà, que la combustion de carburants fossiles est la première cause des changements climatiques et qu’il est impératif de réduire drastiquement notre utilisation de ces derniers. L’interdiction des véhicules à essence en 2035 est une mesure, parmi d’autres, qui permet rationnellement d’atteindre cet objectif. Le Canada, une dizaine d’États américains, l’Union européenne et plusieurs autres pays ont annoncé des mesures similaires. Si ces gestes ne garantissent pas que les objectifs seront atteints, ils démontrent que la décision du Québec n’a rien d’exceptionnel ou d’arbitraire. Par ailleurs, il est utile de rappeler que le règlement ne prévoit pas l’interdiction totale des véhicules à essence en 2035, mais simplement la fin de la vente de véhicules à essence neufs; si vous avez encore un char à gaz en 2035, vous pourrez présumément le conduire jusqu’à la fin de sa vie utile.
Pragmatiquement, bien sûr, la mesure peut se heurter à certaines difficultés. Je ne les sous-estime pas. Si toutes les voitures sont électriques, il faudra beaucoup plus d’électricité. Si l’hiver québécois affecte l’autonomie des batteries, il faudra en tenir compte. S’il faut rester agnostique quant aux technologies de remplacement, j’en suis. S’il faut ajuster la politique ou offrir des soutiens pour tenir compte des réalités urbaines et rurales, parlons des modalités.
Ce qui n’est pas négociable, toutefois, c’est la hiérarchie des priorités. Au 21e siècle, il devrait être évident que la liberté des individus d’acheter la voiture de leur choix passe bien après les mesures de préservation écologiques. Inverser ces priorités, comme le fait visiblement le PCQ, est non seulement en contradiction avec un objectif fondamental et universel de notre époque, mais la preuve d’un aveuglement idéologique qui devrait discréditer d’emblée toute une plateforme politique.
Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la CDPQ et au Sénat du Canada.
1 Commentaire
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Par contre, la valeur de l’auto électrique dans le dossier climatique est loin d’être évidente (voir le dernier Fractures de l’IRIS). Il me semble plus intéressant de retirer une bonne partie des auto comme le suggérait d’ailleurs un ministre de la CAQ (carotte et bâton) et d’électrifier les autres. Poussière de pneu et de plaquettes de frein demeureront au même niveau même avec l’auto électrique. Une autre fausse bonne idée dans ce dossier.