La conquête de la Palestine : L’antisémitisme et l’antisionisme
Un extrait du livre La conquête de la Palestine: De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans de Rachad Antonius publié chez Écosociété
Plusieurs éléments sont à l’origine de la confusion entre antisionisme et antisémitisme. Le premier est le fait des courants sionistes eux-mêmes, qui entretiennent la confusion entre antisémitisme et antisionisme pour délégitimer l’antisionisme et le faire passer pour du racisme antijuif. Commençons par clarifier les termes.
L’antisémitisme peut être défini comme une attitude d’hostilité ou de haine contre les Juifs en tant que Juifs, c’est-à-dire parce que Juifs et essentiellement pour cela. Comme cette hostilité est souvent accompagnée de comportements discriminatoires ou violents, il s’agit sans contredit d’un racisme qui prend les Juifs pour cibles. Aujourd’hui, il se manifeste surtout à l’échelle des individus, mais il a déjà été inscrit dans la politique de certains États européens jusqu’au milieu du XXe siècle, politique menée à son point extrême avec le génocide des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale.
Soulignons que, dans les sciences sociales, le mot « racisme » ne suppose plus, comme cela a déjà été le cas, l’existence de races biologiques. Il suffit qu’un groupe soit identifiable par la culture, la religion, l’aspect physique ou tout autre marqueur stable de la vie sociale pour qu’il devienne possiblement la cible d’attitudes hostiles ou haineuses entraînant des comportements discriminatoires. Ce racisme sans races – car fondé plutôt sur la culture – est quelquefois désigné par le terme néoracisme ou racisme différentialiste[1].
L’antisionisme, quant à lui, exprime une opposition au projet politique du sionisme, dans la mesure où ce projet d’établissement d’un État juif a été réalisé sur une terre déjà habitée par les Palestiniens, ce qui a entraîné leur dépossession et leur expulsion.
Alors que le premier terme désigne un racisme qui doit être combattu, le deuxième désigne une posture politique, tout à fait légitime, d’opposition à un projet colonial. Il ne faut pas confondre les deux.
Le sionisme s’est défini lui-même comme un projet nationaliste juif, dont le but était la survie du peuple juif par la promotion d’un nationalisme qui leur donnerait une existence politique et qui se réaliserait par la création d’un État sur la terre de Palestine. Comme les promoteurs de ce nationalisme étaient des Juifs européens et que le territoire ciblé se situait au Proche-Orient, en dehors de l’Europe, sur une terre déjà habitée par un autre peuple, il y avait déjà une dimension coloniale dans la conception même de ce projet. De plus, ce projet s’inscrivait tout à fait dans la politique coloniale britannique, accentuant par le fait même son caractère colonial.
Or ce projet, incarnation du sionisme politique, a été promu au nom de la sauvegarde de l’identité juive. Ses adhérents l’ont mis en œuvre en tant que Juifs, prétendant, par cette action, représenter les Juifs du monde entier. Nous sommes ainsi confrontés à une situation d’occupation coloniale violente dans laquelle l’occupant se définit lui-même comme Juif et non pas comme sioniste. C’est là le plus grand facteur de confusion entre un projet politique et une identité nationale.
Une vieille image me reste en tête. C’est celle du rabbin Meir Kahane, debout sur une colline en Cisjordanie, expliquant sa vision du futur. Au journaliste qui lui demandait : « Mais que ferez-vous de ces villages palestiniens ? », il répondit : « Ce ne sont pas des villages palestiniens. Ce sont des villages juifs temporairement habités par des Palestiniens[2]. » De telles prises de position contribuent grandement à la confusion, car l’ennemi qui dépossède les Palestiniens de leur terre se désigne lui-même par le terme « Juif ». Le discours de résistance à ce projet prend alors l’aspect trompeur d’un discours antisémite, car il désigne l’ennemi comme cet ennemi se nomme lui-même : le Juif. C’est pour cela qu’il est essentiel de déconstruire cette logique, en désignant le projet colonial de dépossession des Palestiniens de leur terre comme un projet politique s’appuyant sur l’idéologie sioniste, et non pas comme un projet juif.
L’une des stratégies utilisées en appui à l’occupation israélienne a consisté à semer délibérément la confusion entre les deux termes et à taxer d’antisémitisme toute critique de la politique d’occupation israélienne et, par extension, tout acte de résistance des Palestiniens à cette même politique. La confusion entretenue par certains courants sionistes découle d’une mauvaise foi manifeste, car il s’agit là d’accusations gratuites visant cyniquement à disqualifier les critiques envers Israël.
Les partisans de l’occupation israélienne ont déployé les grands moyens pour mettre en œuvre cette stratégie. Un de ces moyens les plus efficaces est la définition de l’antisémitisme adoptée et promue par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (généralement désignée par son sigle anglais, IHRA), fondée en 1988 et regroupant 35 pays membres et 9 pays observateurs[3]. En 1996, l’IHRA a élaboré une « définition de travail de l’antisémitisme », adoptée aujourd’hui par plus de 30 États. De nombreuses analyses ont fait la critique de cette définition. La critique publiée dans la revue Res Publica par Jan Deckers et Jonathan Coulter nous a semblé pertinente par son approche conceptuelle et philosophique[4]. Nous nous en inspirerons pour étoffer les commentaires qui suivent.
Les deux auteurs concluent que « la définition et sa liste d’exemples doivent être rejetées », car, disent-ils, « les activistes pro-israéliens peuvent mobiliser et ont mobilisé le document de l’IHRA à des fins politiques sans rapport avec la lutte contre l’antisémitisme, notamment pour stigmatiser et réduire au silence les personnes qui critiquent le gouvernement israélien ». Les deux auteurs poursuivent :
Cela entraîne une autocensure généralisée, a un impact négatif sur la liberté d’expression et entrave l’action contre le traitement injuste des Palestiniens. Nous identifions également des problèmes intrinsèques dans la manière dont la définition fait référence à des critiques d’Israël similaires « à celles formulées à l’encontre de tout autre pays », à la formulation ambiguë du « pouvoir des Juifs en tant que collectivité », au manque de clarté quant au « droit à l’autodétermination » du peuple juif et à la négation d’un racisme évident. Nous envisageons d’autres définitions et préférons celle de l’Oxford English Dictionary (OED), « hostilité ou préjugé à l’égard des Juifs », avec l’ajout des mots « en tant que Juifs ». Nous reconnaissons que la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme (JDA) peut jouer un rôle utile en illustrant les lacunes de la définition de l’IHRA. Toutefois, nous ne préconisons pas de la promouvoir comme la principale définition internationale. En effet, nous remettons en question l’efficacité de l’utilisation de nouvelles définitions complexes pour lutter contre le racisme à l’encontre des Juifs ou d’autres groupes, et nous préconisons plutôt de le combattre par une action collective au sein des sociétés.
De nombreux Juifs sont à la fois des victimes de la propagande sioniste et des multiplicateurs de cette propagande. Ayant intériorisé profondément leur propre identification au projet sioniste, toute remise en cause de ce projet constitue une menace à leur identité et provoque chez eux une véritable panique. Cela les amène à considérer toute demande de justice pour les Palestiniens comme une menace directe à leur sécurité personnelle. Conséquence : ils prennent ces demandes de justice pour de l’antisémitisme, puisqu’ils s’en croient victimes… À partir de là, un cercle vicieux s’installe : les Palestiniens qui sont victimes des politiques israéliennes – et, en ce moment, de massacres aux relents de génocide – adoptent alors une attitude de défi ou de surenchère verbale qui leur permet, dans une situation de défaite, de rester émotionnellement et politiquement vivants. Mais une telle attitude de défi vient aggraver le sentiment de vulnérabilité des Juifs, qui pensent réellement qu’on en veut à leur vie ou à leur sécurité. Du coup, ils appuient encore plus fortement le projet sioniste, ce qui entraîne une réaction encore plus forte de la part des militants palestiniens qui se sentent politiquement exclus et qui poursuivent à leur tour l’escalade… Cette dynamique est opérante tant au Proche-Orient qu’en Occident, et on a pu l’observer sur plusieurs campus au Canada, aux États-Unis et en Europe[5].
Cette dynamique entraîne des dommages collatéraux : sincèrement convaincus que leur sécurité est menacée, certains citoyens de confession juive exercent des pressions intenses sur les élus pour que ceux-ci prennent non seulement des mesures pour les protéger, ce qui est tout à fait légitime, mais aussi pour qu’ils appuient sans réserve les agressions israéliennes envers les Palestiniens, ce qui est moins légitime. C’est cette complémentarité entre un appareil de propagande cynique mais efficace et des citoyens qui se sentent réellement victimes qui produit l’effet politique désiré.
La confusion savamment entretenue entre antisémitisme et antisionisme est-elle évitable ? Oui, absolument, mais au prix d’un travail de clarification politique qui est en cours. La prétention du mouvement sioniste de parler au nom de tous les Juifs doit être contestée vigoureusement. Les mouvements juifs antisionistes jouent à ce titre un rôle exemplaire et admirable.
Certains penseurs juifs contrastent l’attitude spontanée d’appui au projet sioniste avec une éthique du judaïsme qui permet de prendre conscience de la souffrance que le sionisme entraîne dans son sillage. Ces penseurs juifs finissent d’ailleurs souvent par rejeter le sionisme, en tout ou en partie, et par prendre la défense des Palestiniens. La prise en compte de la dimension éthique du judaïsme face à la situation à Gaza explique en partie l’opposition de plus en plus forte aux politiques israéliennes au sein des communautés juives en Occident ainsi qu’en Israël même, bien qu’elle demeure encore faible. D’autres opposants juifs au sionisme le font à partir d’une posture qui n’est pas justifiée par la religion, mais par une orientation politique sécularisée d’appui aux droits humains et à la justice.
Il faut mentionner dans ce contexte les analyses impeccables que font des universitaires, journalistes et activistes juifs israéliens – Gideon Levy et Amira Hass dans le journal israélien Haaretz, Michel Warschawski et le Centre d’information alternative (Alternative Information Center), Jeff Halper et le Comité israélien contre les démolitions de maisons (Israeli Committee Against House Demolitions), B’Tselem, 972+ Magazine et plusieurs autres. Dans les pays occidentaux, il faut absolument rappeler que des organisations comme Voix juives indépendantes Canada, l’Union juive française pour la paix, Jews for a Just Peace, etc., jouent actuellement un rôle fondamental dans la lutte pour les droits des Palestiniens[6]. Leur impact est triple. Au sein des communautés juives occidentales, ces organisations montrent qu’il est possible de combiner identité juive et appui aux droits des Palestiniens. Au sein des sociétés occidentales, elles contribuent à la crédibilité des luttes pour la justice sociale entreprises par les Palestiniens et déconstruisent le mythe du prétendu antisémitisme de ceux qui appuient les droits des Palestiniens. Aux yeux des activistes palestiniens ou propalestiniens, ces organisations brisent les stéréotypes et l’association automatique entre judaïté et sionisme.
[1] Voir par exemple Micheline Labelle, Racisme et antiracisme au Québec. Discours et déclinaisons, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2010.
[2] Meir Kahane a été condamné en Israël pour discours haineux, mais pas à cause de cette déclaration particulière.
[3] Voir le site officiel de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste : <www.holocaustremembrance.com>.
[4] Jan Deckers et Jonathan Coulter, « What Is Wrong with the International Holocaust Remembrance Alliance’s Definition of Antisemitism ? », Res Publica, vol. 28, no 4, 2022, p. 733-752. Notre traduction (avec l’aide de DeepL).
[5] Voir par exemple Zacharie Goudreault, « La guerre Israël-Hamas, source de tension sur les campus universitaires », Le Devoir, 24 octobre 2023. Ces tensions ont persisté tout au long du conflit et les médias en ont fait état fréquemment, souvent en parlant de la « guerre Israël-Hamas » (et non pas de la « guerre Israël-Palestine »), ce qui laisse supposer que c’est en appui au Hamas que les gens se mobilisent.
[6] Nous distinguons ces courants, dont la position est justifiée par des arguments politiques de justice, des courants hassidiques antisionistes qui contestent l’établissement d’Israël en fonction de considérations religieuses dogmatiques avant tout, ce qui ne les empêche pas de faire valoir aussi des arguments de droits humains ou de justice sociale dans leur opposition au sionisme.
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