Faire que (extraits)

et --- 25 octobre 2024

Ce texte vous propose des extraits choisis de l'essai Faire que d'Alain Deneault, publié aux éditions LUX.

UN CLIMAT INOUÏ
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Les perturbations climatiques n’annoncent pas seulement une série de maux terribles et multiples – fonte des glaciers, montée des eaux, ouragans, tornades, inondations, érosion des côtes, canicules meurtrières, pertes agricoles, incendies de forêt, migrations d’insectes redoutables, guerres civiles, famines, exodes… –, mais plus encore une aggravation de ces ruptures sur un mode autonome et exponentiel. Autonome : ce ne sont plus les orgueilleux sujets humains qui saccagent tout, mais le système Terre qui se détraque durablement; c’est par lui-même qu’il se saborde désormais. L’émission massive de gaz à effet de serre depuis le début de l’ère industrielle provoque un réchauffement de la température planétaire, qui lui-même cause la fonte des glaciers, entraîne la réduction des surfaces réfléchissantes et l’expansion des eaux sombres attirant les rayons solaires. Cette succession de phénomènes produit à son tour une accentuation dudit réchauffement : les surfaces d’eau foncées, de plus en plus vastes, captent toujours plus de chaleur des rayons solaires plutôt que de les réfléchir comme elles le faisaient à leur état glaciaire, et contribuent ainsi à la fonte sans précédent du pergélisol, lequel devient poreux et libère des tonnes de méthane, un gaz à effet de serre encore plus redoutable que le CO2. Exponentiel : ce réchauffement atmosphérique provoque une multiplication d’incendies de forêt qui font disparaître des puits de carbone naturels. Et c’est sans parler du redoutable blanchissement des indispensables coraux, entre autres conséquences sur les fonds marins… Le processus s’emballe et devient difficile à suivre, chaque catastrophe ayant plus d’ampleur que la précédente, chaque donnée étant plus alarmante que l’antérieure, chaque crise surgissant plus rapidement que la dernière. Les politiques détournent le regard, les scientifiques ne répondent plus de rien et nous voici placés sous haute tension.

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La rhétorique des fabricants de discours se trouve débordée avant même d’avoir pu aboutir. La prétendue gestion de l’environnement a muté en lutte contre le réchauffement climatique, laquelle a glissé subrepticement vers un impératif de l’adaptation, avant que lui-même ne sombre dans la gestion de crise. Les concessions se font majeures et éloquentes. La moindre velléité politique d’agir apparaît dérisoire au vu des constats mis à jour. Après les millions d’années de relatif équilibre, au temps de l’« Holocène » nous changeons d’ère. Les boucles de rétroaction positive accentuent le phénomène de réchauffement ici, alors que là, les modifications aux courants marins qu’elles provoquent peuvent aussi se faire négatives, entraînant des temps anormalement froids, voire glaciaux. Ce qui nous arrive est radicalement inouï, jamais vu, inédit. Nous n’en croyons pas nos sens.

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Inouï, jamais vu, inédit. Nous ne sommes pas encore parvenus à entendre, à voir, ni à dire ce qui se produit. Appréhender un moment historique comparable à nul autre, impossible geste. N’est-ce pas par analogie qu’on cerne la spécificité des choses ? L’historien Paul Veyne pense tous phénomènes à la condition de pouvoir les comparer, non pas les comparer à quelque chose pour en dégager les ressemblances, mais les comparer avec autre chose pour en apprécier les distinctions. Ne rappelle-t-il pas que « l’étude de n’importe quelle civilisation enrichit la connaissance que nous avons d’une autre ? Et il est impossible de lire le Voyage dans l’Empire chinois de Huc ou le Voyage en Syrie de Volney sans apprendre du nouveau sur l’Empire romain. On peut généraliser le procédé[1] ». Mais comment généraliser ce procédé quand ce qu’il y a à penser est sans commune mesure avec quelque autre événement survenu depuis des millions d’années ? La spécificité d’un moment peut se réfléchir à la condition d’en connaître d’autres semblables. Si la comparaison participe du travail de raison, comment raisonner ? Face à l’inouï, on ne peut comparer la situation à rien. Comme l’« ambiance » et l’« atmosphère », qui désignent à la fois un état d’esprit collectif et, respectivement, l’environnement et les fluides gazeux entourant la planète, le terme « climat » nomme une émotion sociale éprouvée sur le plan de l’intime, en même temps qu’un moment météorologique. C’est un climat hostile. En l’état, désormais, il est inouï, ne correspond à rien, ne se raconte pas. Il nous échappe, nous hante, nous trouble, nous effraie. On ne parle que de lui mais en ne sachant pas comment. Ça chauffe.

UN FILON ÉPUISÉ
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On a d’abord réduit le vaste enjeu écologique à la seule question du climat, puis celle du climat à l’unique point des émissions de gaz à effet de serre, puis le problème de ces émissions aux machines déjà constituées qui en étaient la source. On a ensuite vanté les infrastructures émettant moins de CO2 et minimisé ce qu’impliquent les processus pour les construire : machinerie lourde pour l’exploitation des mines de métaux rares et les émissions de CO2 qui en découlent, les tonnes d’eau polluée, les particules toxiques telles que l’arsenic que soulève ce grand brassage de terre, des bassins de déchets nocifs qui resteront là pour l’éternité… Le tout bien emballé dans le syllogisme :

Les infrastructures qui émettent moins de CO2 sont « vertes » ;

tel minerai est indispensable pour produire une de ces infrastructures ;

ce minerai est vert.

Cela permet de comparer les appareils seulement lorsqu’ils sont déjà constitués. Une voiture électrique pollue moins à l’utilisation qu’une voiture à combustion. Des tours éoliennes produisent une énergie moins émettrice de CO2 qu’une centrale à charbon ou à gaz. On qualifie donc de « vertes » ces pratiques. Passons sur l’enjeu des métaux rares et des sempiternels béton et acier, sur la destruction des rivières qu’impliquent les nouveaux barrages, sur la dévastation en amont. C’est gros. C’est énorme. C’est le discours que continuent de tenir l’industrie minière, les constructeurs automobiles et les sociétés « énergéticiennes » ainsi que les lobbyistes qui officient directement comme ministres de l’Énergie de pays occidentaux.

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Cesser d’omettre la question extractive lorsque vient le temps de fantasmer une transition énergétique reposant sur les technosciences et la géoingénierie. Considérer ceci : les minerais ne seront pas longtemps encore abordables et abondants. Faire cela, c’est faire le deuil des solutions de remplacement le plus souvent citées : les énergies solaire ou éolienne transformées par de vastes complexes infrastructurels ou encore la conjecturelle géoingénierie. En insistant sur le fait que le vent et le soleil sont des énergies renouvelables, les puissances industrielles parviennent à passer sous silence le coût écologique des infrastructures qu’il faut construire pour les rendre utilisables. Les tours éoliennes sont largement constituées de néodyme, un minerai rare dont le processus d’extraction est très polluant ; elles ont une durée de vie de quelques décennies seulement, sont composées d’alliages qui ne sont pas recyclables et doivent être éventuellement enfouies on ne sait où après leur vie utile[2]. Les batteries de pointe sont voraces en lithium ; l’industrie minière n’arrivera jamais à suivre[3]. Les minerais nécessaires à leur renouvellement viendront fatalement à manquer. Les panneaux photovoltaïques ne requièrent pas de terres rares le plus souvent, mais le silicium qui les compose suppose des chantiers d’exploitation énergivores et polluants[4]. Pour tout cela, ils ne sauraient mériter leur statut actuel de panacée. On le sait mais on le tait. D’où le sentiment de vide, d’angoisse.

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Au mieux, la performance de ces appareils « verts » est marginale. Une voiture électrique n’aura pas moins pollué que sa semblable à combustion avant le terme de 300 000 kilomètres[5]. On l’admet en considérant le cycle de vie complet de sa fabrication, de l’extraction des minerais qui lui sont nécessaires à son enfouissement, en passant par le processus de fabrication lui-même. Pendant que l’industrie se gargarise de discours fétichistes truffés d’épithètes écologiques, hypocrite, elle rejette dans l’atmosphère des kilomètres cubes de CO2 par centaines de millions, lesquels ne produiront leur effet néfaste que dans dix ans. Le ciel devient cette vaste poubelle qu’on sature progressivement d’« énergie non liée », des éléments divers qui occupent l’espace sans aucune récupération possible. Nous crevons de ce phénomène appelé l’entropie. Dès lors qu’on tient compte du diagnostic général de la crise écologique, à laquelle cette mobilisation de richesses, d’énergie et de travail se prétend une solution, l’avantage comparatif apparaît marginal, sinon nul. Mais en refoulant les problèmes, en y parvenant d’autant mieux qu’ils sont inouïs et donc forcément incroyables, le caractère dérisoire des projets de verdissement se dissipe. Emballés de vert, ces produits restent attrayants, et rentables – le seul critère qui compte. L’après-pétrole est un fantasme qu’il fait bon entretenir jusqu’à la dernière goutte. Pendant que les sources conventionnelles ou non conventionnelles d’hydrocarbures se tarissent, de nouvelles formes d’énergie doivent entrer en ligne de compte pour satisfaire l’impératif de l’offre. C’est autant Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, qui l’affirme en se dévouant perpétuellement au dieu qu’il a toujours activement promu, la « Demande[6] », que Jean-Baptiste Fressoz qui en étaie la démonstration[7]. Nous nous enfonçons inexorablement dans le récit tragique de notre régime. Cela perdurera jusqu’au jour où le réel prendra d’assaut nos sociétés pour leur inculquer ce qu’elles tardent à comprendre: le sens des limites. La « transition » énergétique est en réalité une addition énergétique, et nous paierons la note.


Ce texte vous propose des extraits choisis de l’essai Faire que d’Alain Deneault, publié aux éditions LUX. Pour en savoir plus et pour continuer la lecture et la réflexion, vous pouvez vous procurer cet ouvrage chez votre libraire préféré ou encore directement sur le site web de l’éditeur.

[1] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 1971, p. 17.

[2] Grégoire Souchay, Les mirages de l’éolien, Paris, Seuil, coll. « Reporterre », 2018 ; Martine Dubé, entretien accordé à Matthieu Dugal dans « Qu’arrive-t-il aux pales d’éoliennes à la fin de leur vie ? », Moteur de recherche, ICI Radio-Canada Première, 11 janvier 2023.

[3] Aurore Stéphant, « Effondrement : notre civilisation au bord du gouffre ? », Thinkerview, 26 février 2023.

[4] Jordan Pouille, « Le côté sombre du solaire », La Vie, 27 avril 2010.

[5] Thomas Gerbet, avec Jean-Sébastien Cloutier, « La voiture électrique, pas si écologique », Radio-Canada, 22 novembre 2018 ; Pierre-Olivier Roy et Jean-François Ménard, Analyse du cycle de vie comparative des impacts environnementaux potentiels du véhicule électrique et du véhicule conventionnel dans un contexte d’utilisation québécois, Montréal, Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services, 2016.

[6] Violaine Colmet Daâge, « Le patron de TotalEnergies assume de produire toujours plus de pétrole et de gaz », Reporterre, 30 avril 2024.

[7] Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Seuil, coll. « Écocène », 2024.


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