Sciences dures, sciences molles et dérapages publics

--- 21 avril 2023

Il ne faut pas confondre les sciences de démonstration et les sciences d'interprétation

Les sciences pures sont-elles prisonnières d’un horizon fatalement étroit, technique et terre-à-terre? Les sciences humaines sont-elles un ramassis de théories fumeuses, inutiles et déconnectées de la réalité? 

Ce n’est pas d’hier qu’on discute de la valeur respective des sciences pures et des sciences humaines, qu’on résume parfois (de mauvaise foi) à une comparaison entre sciences «dures» et sciences «molles». 

On pourrait croire que ces débats n’ont d’importance que pour quelques intellos – des controverses à classer avec le sexe des anges, les statues de l’île de Pâques et le but d’Alain Côté. Il me semble toutefois que la querelle des sciences pures et des sciences humaines est au cœur de plusieurs enjeux concrets de notre époque – des décisions judiciaires aux biais médiatiques, en passant par les dérives idéologiques et la perte de confiance dans les institutions – et que la question est pertinente, concrète et d’actualité. 

Les étiquettes de sciences dures et de sciences molles sont évidemment biaisées. Elles servent à discréditer les sciences humaines en les présentant comme disciplines de second ordre, vaseuses et indignes de considération, alors même qu’elles s’attaquent à des questions essentielles pour l’humanité: nos aspirations, notre histoire, nos conceptions de la justice et du raisonnement, le sens de nos vies, nos identités, les formes de la beauté, les normes qui permettent la cohabitation digne et durable. 

Personnellement, je trouve plus utile de distinguer entre les sciences de la démonstration et les sciences de l’interprétation. Chacune a son importance – mais il ne faut pas les confondre. 

Sciences de démonstration 

Les sciences de la démonstration comprennent les mathématiques, la physique, la chimie et les autres sciences dites pures. Ces disciplines sont régies par des critères objectifs: on peut démontrer que des équations, des règles ou des résultats sont vrais, ou faux, en vertu de lois et de principes universellement reconnus. Il y a près de 400 preuves différentes du théorème de Pythagore. Le pH de l’ammoniac est proche de 12. Les règles de physique peuvent être validées de manière empirique et, quand elles sont encore au stade théorique, elles sont sujettes au principe de réfutabilité

Les sciences de la démonstration ont l’avantage d’être (en principe) imperméables aux effets de mode, de prestige ou d’intention. Si vous êtes mathématicien anonyme et que vous sortez de nulle part pour résoudre un problème réputé insoluble, on sera bien obligé de reconnaître votre contribution si votre preuve fonctionne. Même chose si vous cherchez un remède à des maladies cardiovasculaires et que vous inventez accidentellement un médicament contre l’impuissance masculine: ce n’était pas votre but, mais on sera bien obligé de reconnaître que vous avez découvert quelque chose si les résultats se confirment.  

Cette caractéristique des sciences de la démonstration a des implications puissantes. À partir du moment où un fait est objectivement démontré, l’adhésion devient en quelque sorte obligatoire: ceux qui refusent la conclusion ont tort, à moins de pouvoir faire une démonstration supérieure. On pourrait parler d’un principe d’incontestabilité: les vérités scientifiques ou mathématiques s’imposent à tous. La gravité existe, la terre est ronde et le sel de table est fait de sodium et de chlore – et tant pis pour ceux qui ne sont pas d’accord. Certaines notions de physique sont étranges et contre-intuitives pour le commun des mortels, mais on doit les accepter dans la mesure où elles sont prouvées de manière empirique. Autrement dit, dans les sciences de la démonstration, la valeur ou la vérité d’une notion est indépendante de son acceptation par les autres (parlez-en à Galilée).

Sciences d’interprétation

Les sciences d’interprétation opèrent dans un tout autre registre, plus incertain, qui couvre un vaste champ d’activités humaines, de la sphère intime à la sphère publique. 

L’objectif des sciences d’interprétation consiste à proposer des lectures ou des analyses convaincantes, à défaut de pouvoir être objectivement démontrées. Les disciplines d’interprétation – qui incluent la psychologie, la sociologie, l’histoire, la politique, le droit, le journalisme, l’éducation, etc. – peuvent déployer un grand nombre d’outils pour atteindre leurs objectifs: érudition, hypothèses, raisonnements, données, analyses statistiques et autres. 

Contrairement aux sciences de la démonstration, les sciences d’interprétation ne peuvent pas prouver des vérités, mais elles peuvent aider à réfléchir de manière rigoureuse, documentée et structurée. D’où est venue l’opposition à la guerre du Vietnam aux États-Unis? Pourquoi le camp indépendantiste a-t-il perdu les référendums de 1980 et de 1995? Faut-il autoriser l’aide médicale à mourir pour les personnes souffrant de dépression ou d’anxiété? Que penser des drag queens qui lisent des contes aux enfants? Quelles sont les meilleures approches à la vie de couple? Quelles valeurs devraient guider nos vies personnelles et collectives? Il n’y a pas de réponse mathématique définitive à ces questions. Il n’y a que des lectures et des hypothèses, certaines plus sérieuses et persuasives que d’autres. 

Il s’ensuit que le concept d’incontestabilité ne s’applique pas aux sciences d’interprétation: si quelqu’un n’adhère pas à vos hypothèses, vos méthodes ou vos théories, c’est tant pis pour vous. Contrairement à certaines lois de physique qu’il faut accepter malgré leur caractère parfois étrange et contre-intuitif, personne n’est obligé de souscrire à des théories psychologiques, sociologiques ou politiques rebutantes: si vous n’êtes pas convaincu, l’auteur a raté son coup (en ce qui vous concerne). De même, aussi passionné que vous le soyez dans votre certitude, vous ne pouvez pas imposer la Vérité socialiste ou la Révélation libertarienne à autrui, pas plus que vous ne pouvez citer Friedman, Freud, ou Foucault – voire les jugements de la Cour suprême – comme s’il s’agissait d’axiomes inattaquables. Les penseurs se succèdent et se contredisent; les tribunaux se renversent parfois eux-mêmes. 

À la différence des sciences de la démonstration – dont les découvertes prouvées s’imposent à tous, en attendant une démonstration objectivement supérieure – les sciences d’interprétation génèrent des thèses et des analyses qui sont sujettes à débat. Il restera toujours, en sciences humaines, un droit légitime à contester des conclusions, ou à voir les choses autrement. Les chercheurs et les auteurs ne peuvent rallier que les personnes qu’ils convainquent. 

Cela dit – et c’est essentiel de le rappeler – toutes les opinions ne se valent pas. En règle générale, les thèses et les analyses qui font appel à des connaissances approfondies et diversifiées, qui s’ancrent de bonne foi dans le réel, qui reconnaissent leurs limites, qui s’exposent au principe de réfutabilité, qui font les nuances qui s’imposent, qui présentent adéquatement les contre-arguments, qui déploient des méthodologies transparentes et rigoureuses, et qui adoptent une posture de recherche authentique de la vérité – peu importe où elle mène – seront plus crédibles et auront davantage de valeur que les autres. Si les slogans simplistes et les analyses creuses sont utiles pour fouetter sa gang à court terme, les avancées durables doivent s’appuyer sur des réflexions plus solides. 

Jusqu’ici, tout va bien. 

Trois dérapages

Les problèmes commencent quand on confond les sciences de démonstration et les sciences d’interprétation. Je propose trois exemples.

Le premier, qu’on pourrait appeler le fétichisme du data, est répandu dans certains milieux gouvernementaux, économiques ou gestionnaires. Il consiste à vouloir tout ramener aux chiffres et aux données, dans l’espoir de réduire toute la connaissance à des analyses quantitatives. Il s’agit en quelque sorte d’un refus de l’incertitude et de la subjectivité qualitative inhérentes aux sciences d’interprétation. Les principes, les idées, les hypothèses, l’argumentation, les valeurs sont évacués (ou occultés) au profit du data qui donne l’impression de faire des démonstrations objectives et infaillibles, alors même qu’on demeure en terrain incertain. Ce faisant, on rétrécit considérablement l’horizon des réflexions et des analyses: la valeur de l’éducation se résume aux revenus qu’elle procure, la qualité de vie se calcule en PIB par habitant, le sentiment amoureux se mesure en taux de cortisol, la communication devient un jeu de métriques de Twitter. C’est la tyrannie des indicateurs de performance (KPI).

(Je précise que je n’ai rien contre l’utilisation de chiffres pour mesurer un résultat ou soutenir un argumentaire – bien au contraire. Les analyses statistiques rigoureuses, qui s’appuient sur des données pertinentes et vérifiables, seront toujours plus convaincantes que des plaidoyers vaseux et divorcés du réel. Cela dit, limiter le domaine des sciences humaines aux seuls phénomènes quantifiables est dangereusement réducteur, et la simple invocation de données et de statistiques n’a pas pour effet de transformer la psychologie, la sociologie, la politique ou l’histoire en sciences pures.) 

Le deuxième dérapage est l’inverse du premier. Alors que, dans le premier cas, on tente d’objectiver les sciences humaines pour en faire des sciences pures, dans le deuxième cas on tente de relativiser les sciences pures en les assimilant à des sciences humaines. On pourrait qualifier cette dérive d’aveuglement idéologique.

Le cas de Trofim Lyssenko est historiquement célèbre. À l’époque moderne, le phénomène a été dénoncé de manière spectaculaire par l’Affaire Sokal, dans laquelle le physicien Alan Sokal avait publié un article pseudo-scientifique dans une revue d’études culturelles, où il enchaînait les absurdités maquillées en concepts à la mode. Cette affaire avait exposé le manque de rigueur et les égarements de certains milieux universitaires plus intéressés à valider leurs a priori idéologiques qu’à les soumettre à un examen rigoureux. Le canular a d’ailleurs été répété avec succès il y a quelques années par trois autres universitaires. (En 2017, deux d’entre eux avaient réussi à publier un article qui résumait ses conclusions comme suit: « Grâce à une critique discursive poststructuraliste détaillée et à l’exemple du changement climatique, cet article remettra en question le trope social dominant et préjudiciable selon lequel les pénis doivent être conçus comme l’organe sexuel masculin et leur ré-attribuera un rôle plus approprié comme type de performance masculine. »)

Mais les exemples de ce dérapage ne proviennent pas tous de canulars. En 2016, la revue Progress in Human Geography a publié un article proposant une glaciologie féministe, c’est-à-dire une «combinaison des études féministes scientifiques postcoloniales et de l’écologie politique féministe» appliquée à l’étude des glaciers et du changement climatique. L’objectif était d’en arriver «à une science et des relations humains-glace plus justes et équitables». Depuis quelques années, en Ontario et ailleurs, des militants combattent la suprématie blanche dans les mathématiques. Par ailleurs, plusieurs gens de gauche contestent le fait que la génétique contribue de façon majeure aux différences entre les individus, incluant aux différences de personnalité. (Certains conservateurs font la même chose quand ils assimilent l’homosexualité à un style de vie.) 

La troisième dérive, qu’on pourrait qualifier de mirage du dogme, s’observe en particulier dans certains départements de sciences humaines, lorsque des théories finissent par acquérir un statut presque religieux pour leurs adhérents. Dans ces cas, où le groupthink engendre un sentiment d’avoir découvert des vérités scientifiques incontestables, certains se considèrent dispensés de toute obligation de persuasion. Leurs thèses sont assimilées à des dogmes, peu importe leur caractère étrange ou contre-intuitif. Ainsi, les non-croyants ne comprennent pas ou doivent s’éduquer pour accéder à la connaissance véritable. Il est démontré que le libre marché fondé sur l’optimisation de la productivité et la recherche du profit est le seul modèle économique possible. Il est démontré que l’auto-identification du genre et les chirurgies transgenres pour les mineurs sont des droits humains fondamentaux. Il est démontré que le socioconstructivisme est la meilleure approche éducative possible. Il est démontré que les démocraties doivent reposer sur une conception de l’État-nation. Etc. 

Mais rien de tout ça n’est réellement démontré. Ce ne sont que des opinions – parfois sérieuses, parfois fumistes; parfois durables, parfois éphémères; parfois populaires, parfois marginales.

Le problème devient plus grave quand ce désir du dogme s’évade des tours d’ivoire universitaires pour s’ingérer dans les débats publics. 

Si vous êtes journaliste à Radio-Canada ou à TVA et que vous cherchez un expert pour expliquer ce qu’est une éclipse solaire, votre tâche consiste à trouver un astronome qui soit disponible et bon communicateur. Vous n’avez pas à évaluer ses biais, parce que tous les astronomes du monde s’entendent sur la nature d’une éclipse et expliqueront le phénomène à peu près de la même façon. Par contre, si votre tâche consiste à trouver des experts pour commenter un conflit de travail, un débat sur les personnes porteuses ou un projet de loi sur la langue ou la laïcité, le travail sera plus compliqué. Il n’existe pas de vérité scientifique définitive sur ces sujets et le fait de n’inviter qu’un expert risque d’offrir aux auditeurs un portrait biaisé ou incomplet des enjeux, surtout si la personne présente ses opinions comme des évidences incontestables. 

Savoir de quoi on parle

Il va sans dire que, dans l’absolu, les chicanes entre sciences pure et sciences humaines sont stériles. Chacune appréhende et interprète une partie de nos existences avec ses outils et ses méthodes propres. Je suis moi-même jadis passé des premières aux secondes, plus proches de mes intérêts. Les sciences pures aspirent à la démonstration objective incontestable; les sciences humaines proposent des analyses aussi rigoureuses et convaincantes que possible. 

Le danger, pour les individus et les institutions, c’est de prendre les unes pour les autres.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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