Le wokisme: égarement du progressisme?

--- 2 décembre 2022

Pour plusieurs, le wokisme est un détournement des luttes et aspirations historiques de la gauche

« Où est Dieu? Dieu est partout. » C’est la formule simple que proposait jadis le petit catéchisme pour expliquer le caractère omnipotent et omniprésent du Créateur.

Aujourd’hui, c’est le wokisme qui semble être partout. À l’université, bien sûr, mais aussi dans les médias, les institutions publiques, les entreprises privées. Ces derniers temps, on le retrouve surtout dans les critiques. Les attaques et les dénonciations du wokisme se multiplient depuis quelques mois – au point où certains semblent en faire une maladie. Même Vladimir Poutine a justifié son invasion de l’Ukraine en invoquant la décadence woke

Ces critiques, nombreuses, viennent toutefois de deux camps très différents. 

D’abord des conservateurs, qui se servent du wokisme comme épouvantail pour diaboliser tous les progressistes. On les voit au Québec, au Canada, aux États-Unis. Ce groupe critique depuis toujours les environnementalistes, les militants pour les droits de la personne et les propositions de redistribution de la richesse, et il défend des idées conservatrices en matière socioéconomique et identitaire. Pour ces gens, les travers du wokisme constituent avant tout une cible commode – un moyen simple et efficace d’assimiler tous leurs adversaires à des énergumènes délirants, sans avoir à répondre aux arguments de fond. 

Mais il existe un deuxième groupe de critiques, ceux-là issus du clan progressiste. Des gens qui plaident pour un virage écologique, qui appuient des réformes socio-économiques importantes et qui dénoncent les dérives du nationalisme identitaire, mais qui voient néanmoins certaines idées et tendances woke comme une forme d’égarement, ou de détournement de leurs luttes et aspirations historiques. Au plan stratégique, certains craignent par ailleurs que la récupération du discours woke par les partis progressistes soit une distraction qui repousse une part importante de l’électorat. 

Malheureusement, plusieurs de ces critiques – et en particulier celles qui tiennent en 300 mots – se contentent de caricaturer et de dénoncer. D’autres, moins fréquentes mais plus intéressantes, tentent d’aller plus loin. Ce billet se veut une tentative additionnelle – imparfaite et incomplète – d’expliciter certaines divergences de fond face au mouvement woke contemporain, d’une perspective progressiste.


Bien que le mot soit partout, l’existence même du wokisme est souvent contestée… par les militants woke eux-mêmes. Plusieurs de ces activistes et commentateurs nient l’existence d’un mouvement ou d’une idéologie woke, assimilant ses revendications à du progressisme ordinaire et une préoccupation pour la justice sociale. Dans un éditorial important paru au printemps dernier, le New York Times – un média perçu par plusieurs comme une chapelle woke – notait que «plusieurs à gauche refusent de reconnaître que cette «cancel culture» existe, estimant que ceux qui s’en plaignent jouent le jeu des zélotes promoteurs de discours haineux.»

La comparaison de la mouvance woke moderne avec des luttes progressistes passées permet toutefois de cerner certaines particularités – certains diraient des problèmes – du wokisme. J’en relève quatre en particulier. 

DE LA VÉRITÉ À LA FICTION

Historiquement, plusieurs mouvements progressistes ont cherché à « affirmer la vérité face au pouvoir » (speak truth to power). C’est notamment ce que faisaient les leaders du mouvement des Civil Rights aux États-Unis: braquer les projecteurs sur le racisme indéniable que subissait la population Noire et demander la fin d’une discrimination flagrante, enchâssée dans la loi. Plusieurs s’opposaient à ces revendications, bien sûr. Mais il était très difficile – même pour les partisans du statu quo – de nier la réalité objective dénoncée par les militants: une société ségréguée où les Noirs étaient traités comme un peuple inférieur. Après des luttes difficiles, les militants ont remporté des batailles importantes et conquis l’opinion publique.

On pourrait faire des parallèles avec la lutte pour le droit de vote des femmes – un combat ancré dans une inégalité objective, indéniable même pour ceux qui s’y opposaient – ou encore avec le mariage homosexuel. Même la lutte au changement climatique – qui n’implique pas, a priori, de discrimination entre groupes – consiste à affirmer la vérité écologique face au pouvoir politique et financier.

Dans le cas des combats woke, toutefois, la situation semble régulièrement inversée. Loin de s’appuyer sur des vérités objectives ou indéniables, les militants woke cherchent souvent à imposer des fictions – ou, du moins, des idées et des théories que plusieurs contestent ou considèrent farfelues. Nous vivons dans une culture du viol. Les gènes ne jouent aucun rôle dans les différences d’aptitudes et de personnalités. L’absence de poubelles pour tampons dans les toilettes pour hommes est une forme de violence sexuelle

Un essai paru dans le New York magazine en juin dernier exprime bien cette idée:

Le wokisme désigne l’invocation de normes et d’idées politiques non-intuitives et moralement pesantes, d’une manière qui suggère qu’elles sont évidentes. Cette approche – ou ce registre communicationnel – remplace l’obligation de convaincre les autres d’adopter nos valeurs par la satisfaction de signaler notre allégeance et notre excellence à ceux qui sont déjà d’accord. Dans certains cas, cela signifie adopter un langage particulier qui rebute ceux qui n’ont pas mijoté dans le même milieu culturel militant. Dans d’autres cas, cela signifie que nous manifestons notre adhésion à une norme nouvelle ou contre-intuitive, tout en suggérant que quiconque n’est pas déjà d’accord est une mauvaise personne.

C’est là, je crois, une première différence entre des luttes progressiste du passé et certaines revendications woke de notre époque: les premières se fondaient sur des bases factuelles objectives et souvent indéniables, tandis que les secondes s’appuient sur des axiomes théoriques souvent contre-intuitifs ou peu convaincants. 

DE LA LOI AUX SYMBOLES

Si les mouvements sociopolitiques se distinguent par leurs fondements, ils diffèrent aussi dans leurs objectifs. Là encore, les luttes progressistes classiques et plusieurs revendications woke divergent. 

Les combats pour le vote des femmes, la déségrégation raciale et le mariage homosexuel avaient tous une finalité claire: changer les lois. Les actions militantes visaient à éliminer des injustices concrètes, consacrées par les règles du système. D’autres mouvements de gauche, notamment syndicaux, ont des visées économiques chiffrables: accroître les salaires, réduire les heures de travail, bonifier les régimes de retraite. Pour leur part, les écologistes veulent des réductions mesurables des émissions de GES, des changements concrets aux lois et politiques économiques, des ententes internationales contraignantes. Dans tous ces cas, l’opposition conservatrice est forte mais l’objet du litige est clair pour tous: abolir ou adopter un article de loi, modifier une convention collective, changer des politiques concrètes. 

Plusieurs luttes woke contemporaines semblent toutefois se jouer sur le terrain des symboles. On milite pour des pronoms et des nouvelles formes d’écriture. On dénonce des monuments et des pièces de théâtre. On revendique des identités et on professe ses valeurs. On combat les micro-agressions et on bannit des mots. On déconstruit les notions de sexe et de genre, parfois à l’encontre du sens commun et de la science. On redéfinit les notions de violence et d’insécurité pour les appliquer à des discours ou des situations banales. 

À la différence des luttes passées, la plupart de ces combats ne semblent pas avoir de finalité législative ou économique évidente. Sauf exception, les militants woke ne cherchent pas à changer une loi précise ou à modifier un quelconque pacte économique, ce qui permettrait à tous de se positionner clairement en faveur (ou en défaveur) d’un changement concret au système politique, social et économique. Les revendications semblent plutôt d’ordre langagier ou subjectif – le désir d’un monde aseptisé, sécuritaire et policé. 

Et même quand le mouvement formule des demandes plus concrètes – notamment des changements législatifs – les changements proposés sont souvent de nature symbolique. On veut, par exemple, inclure l’expression « personnes racisées » dans le préambule d’une loi – la seule partie d’un texte législatif qui n’a pas de portée juridique réelle. Quand on propose ces changements ailleurs dans le texte législatif, les conséquences ne sont pas évidentes. 

C’est une deuxième différence entre les mouvements de justice sociale des dernières décennies et les combats woke d’aujourd’hui. Pour les militants d’antan, le wokisme troque trop souvent les revendications concrètes et conséquentes de changements au système pour des demandes de reconnaissance symbolique et de validation subjective.

DE L’HUMANITÉ PARTAGÉE AUX IDENTITÉS CLOISONNÉES

Dans son célèbre discours I have a dream, Martin Luther King déclarait :

Je rêve qu’un jour mes quatre enfants vivront dans un pays où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau mais par le contenu de leur caractère. … Je rêve qu’un jour … les petits garçons et les petites filles Noirs pourront donner la main aux petits garçons et aux petites filles Blancs comme des sœurs et des frères. … Et quand cela se produira … nous nous rapprocherons du jour où tous les enfants de Dieu, les Noirs et les Blancs, les Juifs et les Gentils, les protestants et les catholiques, pourront se donner la main et chanter selon les mots du vieux Negro spiritual : Free at last. 

Une idée forte traverse ce discours emblématique: l’aspiration universelle à la justice et à la liberté, la fin des distinctions fondées sur la couleur, l’espoir d’une fraternité qui rassemble enfin hommes et femmes de toutes les origines et de toutes les religions. Ces notions étaient (et sont) au coeur de plusieurs mouvements progressistes fondés sur le rejet de la ségrégation et le désir d’accorder des droits et une dignité égale à tous. «Ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau mais par le contenu de leur caractère.»

Barack Obama avait repris cette idée dans son discours à la convention Démocrate de 2004: « Il n’y a pas une Amérique progressiste et une Amérique conservatrice, il y a les États-Unis d’Amérique. Il n’y a pas une Amérique Noire et une Amérique Blanche et une Amérique Latino et une Amérique Asiatique, il y a les États-Unis d’Amérique. »

Or, le mouvement woke renverse régulièrement cette proposition. Loin de s’intéresser à notre humanité partagée, au-delà des cultures, des genres, des couleurs et des orientations sexuelles, le wokisme accorde une place centrale à ces caractéristiques, qu’il érige en identités distinctes, inaccessibles les unes aux autres, et qui devraient déterminer le traitement réservé aux individus. L’intersectionnalité pousse cette logique à son maximum en subdivisant les grandes catégories en multiples sous-groupes – hommes Noirs hétérosexuels, femmes Blanches lesbiennes, Hispaniques non-genrés, etc. – chacun ne pouvant s’exprimer que pour lui-même et chargé de défendre l’exclusivité de sa culture contre toute forme d’appropriation par un autre groupe. Même la fiction et le jeu d’acteur – des exercices qui reposent depuis toujours sur l’idée qu’on met en scène une personne autre que soi-même – sont régulièrement visés par ces injonctions corporatistes. 

Pour plusieurs progressistes, ce rejet d’une vision universelle et de l’aspiration à une solidarité qui transcende les identités particulières – et son remplacement par une rhétorique de la division en groupes fondés sur quelques étiquettes – constitue la rupture la plus significative et dommageable du mouvement woke avec l’idéal classique de justice sociale. 

DE LA PERSUASION À L’ANNULATION

Le dernier travers du wokisme est moins une question de substance qu’une question de processus: le refus du dialogue et de la persuasion, auxquels on substitue la censure et l’excommunication. À tort ou à raison, c’est la critique la plus répandue du mouvement woke: la tendance à étiqueter quiconque questionne ses dogmes de raciste, de sexiste ou autre, suivie de dénonciations et d’appels à exclure ces personnes de l’espace public. Ces façons de faire sont régulièrement rassemblées et attaquées sous le vocable de cancel culture. Les incidents sont nombreux, ici et ailleurs.

Deux remarques s’imposent ici. D’abord, il est utile de le rappeler, le racisme et le sexisme existent. Si les propos, les actions et les idées d’une personne ou d’une organisation sont réellement racistes, sexistes ou xénophobes, ce n’est pas une dérive woke de le noter. C’est simplement appeler un chat un chat. Le problème survient quand on brandit ces accusations pour disqualifier ses opposants et éviter de répondre à des positions et des arguments légitimes. Deuxièmement, le mouvement woke n’a pas le monopole de la censure et de l’annulation. Aux États-Unis, des États républicains cherchent à bannir certains discours, via des lois ou des sanctions financières. Au Canada et ailleurs dans le monde, certains groupes cherchent à interdire les critiques du gouvernement israélien en les assimilant à de l’antisémitisme. Il va sans dire que les tentatives de museler ou d’exclure des participants au débat public ne sont pas plus acceptables à droite qu’à gauche. 

Plusieurs indices suggèrent toutefois que la « censure woke » – exercée par l’entremise de campagnes d’exclusion, de dénonciation ou d’intimidation – constitue aujourd’hui un problème sérieux. Dans un texte paru en avril dernier, l’auteur Michael Lind résumait la chose ainsi: « le débat a été remplacé par l’assentiment forcé et les idées ont été remplacées par des slogans qu’on peut réciter mais pas questionner ». L’éditorial du New York Times mentionné plus tôt était tout aussi clair:

Vous ne pouvez pas vous considérer comme un défenseur de la liberté d’expression si vous contrôlez et punissez la parole davantage que vous la protégez. La liberté d’expression exige une plus grande ouverture à discuter d’idées que nous n’aimons pas et une plus grande retenue face à des mots qui nous dérangent et même qui nous perturbent.Dans le cadre de leur combat pour la tolérance, plusieurs progressistes sont devenus intolérants envers ceux qui les contredisent ou qui expriment d’autres opinions, et ils ont adopté une forme d’arrogance moralisatrice et de censure qui a longtemps été l’apanage de la droite, et que la gauche a longtemps eue en horreur.

Là encore, les progressistes d’antan – ceux qui se sont battus contre la censure et pour le droit de contester les idées dominantes – ne se reconnaissent plus. 

UN RETOUR DU BALANCIER?

Bien que certaines nouvelles et chroniques récentes donnent l’impression que le wokisme est sur une lancée irrésistible, il est possible que le mouvement ait déjà amorcé son déclin. Aux États-Unis, où cette idéologie a pris forme, plusieurs Démocrates se sont publiquement distancés de cette frange de leur parti au cours des derniers mois. Au Québec, des émissions d’humour rient ouvertement de notions comme l’appropriation culturelle ou les micro-agressions

N’en déplaise aux critiques conservateurs – qui, pour des raisons stratégiques, adorent le wokisme – le désenchantement woke ne se transformera pas nécessairement en appui aux idées de droite. À gauche, plusieurs espèrent plutôt qu’un éventuel assouplissement de l’orthodoxie woke permettra aux différentes factions progressistes de renouer avec le dialogue constructif, des priorités partagées et un message qui ratisse large. 

Il est même probable que cette hypothétique gauche unifiée s’inspire de certains enjeux woke pour actualiser ce qui devrait demeurer ses fondements: une aspiration universelle à la justice, l’égalité des droits, la lutte contre l’oppression économique, la fin des distinctions identitaires, le progrès environnemental réel, et une démocratie ouverte qui repose sur la parole libre.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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