Occupation double : un monde merveilleux

--- 30 octobre 2022

L’humanité a su créer des lieux de divertissement pour contenir le vide de l'idiotie et ces derniers doivent être protégés pour ce qu’ils sont.

Photo: Nabil Saleh via Unsplash

La publicité nous a transformés
La duplicité nous a bien baisés
– Jean Leloup

Lorsque j’étais enfant, je regardais avec beaucoup de plaisir ce que nous appelions « les bonhommes » le samedi matin à la télévision. Les dessins animés étaient une source intarissable de luttes et de conflits, de guerres à finir qui ne finissaient jamais. De Goldorak à Speedy Gonzales en passant par Bugs Bunny et Road Runner, l’essentiel de l’intrigue consistait à deviner comment le héros, le plus souvent un petit malin, allait venir à bout des fourberies du méchant.

En fin de matinée, la musique du générique de l’émission Les héros du samedi sonnait le glas de ces amusements géniaux. Ceux qui ont moins de quarante ans aujourd’hui n’ont pas connu cette émission – ni cette époque – où la société Radio-Canada diffusait des compétitions de sport amateur. On pouvait y voir, au baseball par exemple, le 21e tournoi moustique de Montréal-Nord ou encore, au mini-basket, un duel entre l’école La Ruche et l’école l’Arbrisseau. C’était magnifiquement ennuyant. Magnifique, car le petit écran était un espace où le quotidien sans artifice pouvait se tailler une place. Ennuyant, car les intrigues de la vie ordinaire offrent le plus souvent bien peu de rebondissements. En somme, c’était incroyablement plate, mais ça avait une certaine valeur.

Le dimanche, la matinée télévisuelle se déroulait tout autrement car lorsque les dessins animés se taisaient, c’était les galas de lutte de la WWE qui nous étaient offerts sur la chaîne sportive. Ça, c’était du sport! Enfin, je dis sport au sens d’action. Des brutes portant des costumes colorés se criaient par la tête des promesses de raclées monumentales et grognaient des insultes avec force. À peu près tous les coups étaient permis, que l’arbitre ait le dos tourné ou non. On se brisait des chaises sur le dos et même des guitares lorsque nous avions la chance de voir The Honky Tonk Man monter dans le ring. Ça n’avait aucune espèce de bon sens mais c’était un régal. Édouard Carpentier, qui commentait les matchs, criait à fond dans son micro: ÇA, CROYEZ-MOI, ÇA FAIT TRÈS TRÈS MAL!

Fallait-il le croire? Ça faisait partie des grandes conversations dans la cour d’école lorsque, le lundi, nous retournions en classe. C’est-tu arrangé, tu penses? Évidemment que oui. T’es certain?

J’ai appris beaucoup plus tard que dans le monde de la lutte professionnelle, il y a un principe qui s’appelle le Kayfabe, un mot qui signifie la « suspension consentie de l’incrédulité » ou encore « l’adhésion volontaire au mensonge ». Tout, dans ces combats, repose sur cette convention tacite entre ceux qui se battent dans le ring et le public qui accepte de croire au mensonge qui lui est présenté. Sans cette convention, le divertissement n’existerait pas.

C’est ainsi, au gré des matinées télévisuelles de mon enfance, que j’ai appris une leçon précieuse : La réalité est ennuyante et l’illusion est captivante.

J’observe depuis quelques jours les discussions et les débats portant sur le comportement de quelques garçons qui participaient à l’émission de téléréalité Occupation Double en étant profondément épaté par le tour de force que les concepteurs de ce programme ont réussi. Par un étonnant renversement de sens, ce qui est essentiellement une illusion, un monde volontairement factice et consciemment artificiel, est désormais considéré comme offrant un véhicule de premier choix pour appréhender la réalité et agir positivement sur elle.

Ces garçons auraient été méchants, nous dit-on, offrant à l’auditoire un désolant spectacle d’intimidation qu’on ne saurait tolérer dans une société bienveillante où les comportements toxiques sont à bannir. En intervenant là afin de nettoyer cette comédie de ces inconduites et mauvaises manières, nous avancerions vers un monde meilleur.

Mais par quelle sorte de prodige avons-nous pu nous faire berner de la sorte? 

Si j’écoute fidèlement Occupation Double avec ma fille, c’est justement pour me réconforter en lui disant qu’on est quand même chanceux, dans nos vies plates et ordinaires, de ne pas être aussi cons que ces aventuriers balnéaires qui semblent déjà peignés et maquillés lorsqu’ils sortent du lit. Je les regarde ne rien faire d’utile après ma journée d’ouvrage et ça donne un sens à mon labeur. Car il n’y a rien de réel dans toute cette mascarade. Il m’est interdit de penser autrement sans craindre un immense péril. Qui, au monde, peut voir dans les intrigues auxquelles prennent part ces mannequins reluisants, une once de vérité? Leur quête se limite de toute façon le plus souvent à attendre sur un divan la venue d’un animateur mutant à la garde-robe improbable en espérant qu’il puisse changer le cours de leur incroyable non-épopée.

Un type comme moi, ordinaire à s’en confesser, bedonnant, poilu, doté de dents zigzagantes, sait bien qu’il ne pourra jamais être admis dans ces demeures où il n’y a justement rien de réel. La vie quotidienne s’arrête là, à l’écran, à cette frontière. Au-delà, c’est un autre monde, impossible à rejoindre, heureusement inatteignable. Je refuse catégoriquement d’admettre qu’il existe une quelconque forme de continuité entre la vie quotidienne bien réelle et cette mascarade.

C’est d’ailleurs tout l’intérêt de la chose. C’est la substance même du spectacle qui nous est présenté. C’est un huis-clos qui doit justement demeurer clos, barré à double tour, barricadé.

Ce qui m’inquiète le plus, depuis que ce faux scandale a éclaté, ce n’est ni le fond ni la forme de l’émission elle-même, mais plutôt cette idée qui semble gagner du terrain selon laquelle ce qui est essentiellement une connerie monumentale pourrait nous servir de matière première afin de façonner une réflexion magnifique, essentielle et nécessaire afin de faire un pas de plus vers une humanité bonifiée.

Je suis intimement convaincu du contraire: L’humanité a su créer des lieux de divertissement pour contenir le vide de l’idiotie et ces derniers doivent être protégés pour ce qu’ils sont. Ce n’est qu’à ce prix qu’un réel progrès est possible et toute promesse de plénitude entourant cette plaisanterie doit être considérée comme de la fausse représentation, ni plus ni moins qu’une fiction publicitaire.

Ne voyez pas dans mes propos une critique trop sévère. Au contraire, j’encourage la production à persévérer dans cette entreprise en misant sur l’essentiel: c’est bon parce que c’est con.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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