Des mots offensants, le CRTC, Radio-Canada et quelques questions à poser

--- 3 juillet 2022

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Photo: Matt Botsford via Unsplash

J’aimerais dire quelques mots à propos de cette décision du CRTC qui fait grand bruit depuis quelques jours. Cette dernière concerne une chronique que j’ai livrée à Radio-Canada le 17 août 2020.

À cette époque, le titre de l’ouvrage de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, suscitait de vives polémiques sur lesquelles il m’avait semblé important de réfléchir et qui, manifestement, perdurent depuis. J’ai dit ce que j’avais à dire à ce moment concernant ce titre, la légitimité de l’écrire ou de le prononcer sur les ondes publiques ou ailleurs, alors qu’on souhaite justement parler du livre. 

Je n’ai pas changé d’avis à ce sujet et je n’ai pas été exposé, depuis, à un argumentaire suffisamment convaincant pour mettre en doute ma position. 

Je reviendrai bientôt sur ces questions dans une réflexion plus étoffée, puisque de toute évidence le débat est reparti de plus belle.

Le problème plus urgent auquel nous sommes confrontés, pour l’heure, ne concerne pas ma chronique en tant que telle. Je ne suis pas, moi-même, l’intimé dans cette affaire. Le CRTC est un tribunal administratif qui réglemente et surveille la radiodiffusion et les télécommunications. On ne me demande donc pas à moi, personnellement, de m’excuser. Je ne surprendrai sans doute personne en disant que je refuserais de toute façon de le faire, puisque je n’ai transgressé aucune des règles en vigueur balisant mon travail de chroniqueur, règles que je connais fort bien et auxquelles j’accepte volontiers de me plier. L’Ombudsman de Radio-Canada, de manière détaillée et fort bien argumentée, a déjà tranché cette question. À ce jour, aucune instance n’a fait valoir d’arguments suffisamment solides pour soutenir qu’il avait fait erreur.



Le problème, selon le CRTC, est le suivant: « le contexte social actuel en lien avec les questions raciales », notamment dans la foulée de l’assassinat de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, devrait obliger les radiodiffuseurs à « faire preuve d’une grande vigilance lorsqu’il est question de propos potentiellement offensants. » Un diffuseur comme Radio-Canada devrait donc « s’assurer de mettre en place toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact d’un propos pouvant être perçu comme offensant par son auditoire. » 

Autrement dit, c’est en interprétant le « contexte social » que nous devrions dégager des normes permettant de baliser la liberté de presse et, plus généralement, la liberté d’expression. Pour savoir si ces normes ont été outrepassées, et ainsi décider qu’il y a eu faute méritant sanction, il suffirait d’évaluer si l’impact de propos pouvant être perçus comme offensants par l’auditoire – ici mentionné au singulier – a été suffisamment atténué.

J’ai peine à imaginer un énoncé de principe plus mou, vague et arbitraire que celui-ci.

D’abord, la liberté de la presse et la liberté d’expression ne peuvent d’aucune manière être subordonnées au « contexte social », duquel nous devrions déduire des normes qui peuvent changer au gré de l’air du temps et des humeurs de la foule. La liberté d’expression se fonde précisément sur un raisonnement inverse : il faut pouvoir discuter d’idées malgré le contexte social et nonobstant les normes que chacun peut y deviner.

Aussi, la notion même de « propos » mérite qu’on s’y arrête. Un propos, ce n’est pas un mot, ou une collection de mots les uns à la suite des autres. Un propos, c’est ce que l’on propose comme discours, ce que l’on dit, ce dont il est question. Il s’agit d’un dessein, d’une intention. Or, dans le cas particulier de ma chronique – et ça vaudra pour toutes les autres affaires à suivre – tous reconnaissent que je n’ai tenu aucun propos discriminatoire ou injurieux. Dans sa décision, le CRTC lui-même reconnaît que « le mot n’a pas été utilisé de manière discriminatoire dans le cadre de la chronique, mais plutôt pour citer le titre d’un ouvrage qui était au cœur d’un enjeu d’actualité ».

Le mot qui pose problème ici ne peut être pris de manière isolée pour se transformer tout bonnement en « propos potentiellement offensant ». Dire cela, c’est faire apparaître un propos qui n’a jamais été le mien. En acceptant une telle idée, on pourrait être coupable d’avoir dit ce qu’on n’a jamais dit. Une telle absurdité doit être soulignée.

Ensuite, qui, au juste, se fera l’interprète du contexte social, d’un océan à l’autre, de manière uniforme, afin de fixer ces normes? Il faut quand même dire que c’est la tâche, entre autres, des journalistes, chroniqueurs et animateurs d’interpréter ce qu’est le « contexte social », avec toutes les différences culturelles qu’on peut imaginer, et bien souvent au gré de nombreux désaccords. Cette tâche ne leur est pas exclusive. Les artistes, les militants, les politiciens, les publicitaires, les universitaires, les chercheurs et tant de monde encore, tous ceux qui pensent, écrivent, parlent et réfléchissent publiquement, jour après jour, peignent la toile du contexte social par la pratique de la liberté d’expression. Comment celle-ci pourrait bien être subordonnée à un concept qui émane d’elle-même et qui est en constante mutation? Le contexte social, c’est le résultat de multiples prises de paroles, et non un cadre normatif issu d’un organisme réglementaire permettant d’établir ce qui peut être dit ou non.

Permettez-moi de rappeler quelques souvenirs à notre mémoire. Il y a une dizaine d’années, le gouvernement Harper considérait qu’une chanson et un vidéoclip du rappeur Manu Militari, qui mettait en scène l’attaque d’un convoi militaire canadien par des djiadistes, dans le contexte social de la guerre contre le terrorisme, était une oeuvre offensante à condamner. Les mots du premier ministre étaient sans équivoque: « This music video is outrageous and offensive and our government denounces it in the strongest terms ». On s’était même demandé, dans les officines du pouvoir, s’il ne faudrait pas cesser de financer de telles créations avec les fonds publics par le biais de programmes comme Musicaction. On peut aussi se demander ce qui se serait passé si des militaires offensés, qui étaient nombreux à l’époque, avaient porté plainte au CRTC alors que la chaîne musicale de Radio-Canada diffusait cette chanson.

Voyez-vous ce que le cadre normatif du « contexte social » peut créer comme effet? Ce n’est pas une hypothétique pente glissante que je pointe ici, c’est un exemple bien concret, tout à fait réel et documenté.

Finalement, il est acquis qu’il n’existe pas de  droit à ne pas être offensé. Qui pourrait donc, de toute façon, décider si le critère permettant d’établir la faute a été rencontré, sinon l’offensé lui-même? Comment s’assurer, par exemple, que l’offense n’est pas le résultat d’une mécompréhension ou le fruit de l’ignorance? Comment l’impact d’un propos – et l’éventuelle atténuation de celui-ci – peut-il être mesuré? 

Pour trancher l’affaire concernant ma chronique, le Conseil semble avoir retenu une étrange formule mathématique. Le mot litigieux a été prononcé quatre fois en 6 minutes 27 secondes. Voilà qui serait trop, la répétition pouvant servir d’argument pour authentifier l’offense. À mon humble avis, le nombre ici ne fait rien à l’affaire. Dans une chronique qui portait sur les débats concernant le titre d’un livre, j’ai mentionné deux fois ce titre en français. J’ai aussi mentionné la traduction anglaise, puisqu’elle pose un problème particulier, qui faisait aussi l’objet de discussion. Ma collègue animatrice a mentionné le titre pour introduire ma chronique et annoncer le sujet de discussion qui allait suivre. Cela me semble tout à fait dans l’ordre des choses et je n’y vois aucune forme de provocation ou d’exagération outrancière. Mais tout cela importe peu. D’où vient au juste cette méthode de calcul, inusitée jusqu’à maintenant, à laquelle il aurait fallu se conformer? Et à tout prendre, mathématique pour mathématique, on pourrait faire valoir qu’une seule personne a porté plainte à propos de cette chronique. Est-ce suffisant pour déclarer qu’un propos est potentiellement offensant?

Je vais encore rappeler ici quelques faits récents de notre histoire. Au cours des derniers mois, le plus haut tribunal du pays a statué qu’un public dans une salle devrait bien comprendre que les blagues d’un humoriste, volontairement grossier, à l’endroit d’un jeune handicapé, ne représentaient pas une forme d’injure discriminatoire méritant d’être condamnée. 

Il ne me semble pas extravagant qu’on applique le même principe pour les auditeurs d’une émission où on traite calmement des sujets de société qui font l’actualité. Les personnes qui acceptent consciemment d’écouter une émission quotidienne où on discute de divers sujets qui font les manchettes, des affaires criminelles aux conflits armés, en passant par les polémiques du jour, les drames de la DPJ et des CHSLD jusqu’aux débats culturels en tout genre, ne font-ils pas le même pacte tacite selon lequel ils acceptent d’être exposés à des sujets sensibles? Faut-il à chaque segment leur expliquer qu’ils pourraient être offensés par les aspérités du « contexte social » ?

Ce ne sont là que quelques questions qui m’apparaissent essentielles pour saisir l’immense fragilité de l’argumentaire du CRTC. J’estime qu’elles doivent être posées au moment où la direction de Radio-Canada évalue si cette décision doit être contestée ou non.

Pour tout vous dire, je me sens assez dépassé par l’ampleur que prend cette affaire. Je note toutefois, à lire les réactions de plusieurs collègues et travailleurs des médias depuis quelques jours, que je ne suis pas seul à repérer de nombreux problèmes dans cette décision et à m’inquiéter pour la suite des choses. Je sais qu’on défend ici des principes et non une personne, mais je dois dire que ces prises de positions me réconfortent et me rassurent professionnellement et intellectuellement. Comme je le disais d’entrée de jeu, il n’est plus question que de ma chronique ici. Il n’est même plus question du mot-qu’il-ne-faut-pas-prononcer. Radio-Canada est un service public et non un média d’État. C’est cette distinction cruciale qui me semble être au cœur du litige qui nous occupe. Cette question engage la confiance des citoyens envers les institutions et, s’il faut parler du contexte social, lorsqu’il est question des pratiques et du travail journalistique, elle revêt par les temps qui courent une importance toute particulière.

Je ne suis qu’un chroniqueur pigiste au sein d’une grosse organisation aux prises avec des débats politiques et idéologiques complexes. Je voudrais tout de même exprimer un souhait, pour conclure: que la direction de Radio-Canada conteste cette décision. Se satisfaire d’un argumentaire aussi faible, qui ne se fonde sur aucune règle connue et qui s’appuie sur des notions aussi vagues, ce serait renoncer aux exigences de qualité et de rigueur que nous défendons. La question de la liberté de presse est trop importante pour accepter qu’elle soit ici réglée de manière aussi frivole.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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