Une impression de fin du monde

--- 16 juin 2022

Se pourrait-il que, cette fois, ce soit différent?

Photo: Hoach Le Dinh, via Unsplash

 

On apprenait la semaine dernière que 52% de la population canadienne ne fait plus confiance aux informations diffusées par le gouvernement. Coast to coast, 44% de nos concitoyens croient que beaucoup des reportages médiatiques sont faux. En gros, c’est près d’un Canadien sur deux qui pense que l’État ment sciemment et que les journalistes cachent la vérité; autrement dit, que les institutions publiques et médiatiques les ont trahis. Les mouvements anti-système ont la cote, à droite comme à gauche. La situation est semblable ou pire ailleurs. 

L’idéal de mondialisation de la dernière génération est aux soins intensifs. Certains diront que le patient était malade depuis longtemps, mais le coup de grâce est venu de la triple vague du protectionnisme Trumpien, du choc de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Si la logique du libre-échange demeure intacte en théorie et dans les départements d’économie, ses fondations sociales et politiques se sont effritées. Les risques opérationnels, le backlash populaire et les coûts sociaux et écologiques de la course globale aux bas prix s’avèrent plus élevés que prévus. La grande géopolitique, en dormance depuis la chute de l’URSS, restructure bien des échanges. Même les oracles de Wall Street reconnaissent que le party est terminé

L’inflation – à l’épicerie, à la pompe, partout – fait trembler les ménages et les cercles politiques. Le rythme d’augmentation des prix est le plus fort depuis 30 ans. Cette semaine, une enquête de Manuvie suggérait que près de 25% des Canadiens pourraient faire face à des difficultés importantes si les taux d’intérêts continuent d’augmenter – comme ils le feront si l’inflation persiste. Les principaux indices boursiers ont perdu plus de 20% depuis le début de l’année. Ironiquement, même les crypto monnaies – perçues par certains comme refuge ultime contre l’inflation et la «tyrannie monétaire» – se sont effondrées cette semaine. Une bulle a éclaté et son regonflement ne semble pas être pour demain. 

Dans un autre registre, il y a ce message reçu d’une amie il y a quelques jours : « Je suis debout depuis 3h35 ce matin, incapable de dormir parce que j’arrive à un point où je dois faire un changement drastique dans ma vie insoutenable, ou plutôt ma job insoutenable. Job pour laquelle je me suis complètement brûlée, mentalement et physiquement, depuis cinq ans sans la moindre reconnaissance ou le moindre remerciement de la part de mon boss. Je te le dis pour que tu gardes sérieusement l’œil ouvert pour n’importe quelle opportunité de travail à temps partiel pour lequel je serais qualifiée. Je meurs intérieurement tous les jours de ne pas pouvoir voir ma mère dans ses derniers moments, de ne pas pouvoir bouger, marcher, être libre (de mon temps, mais surtout dans ma tête). » 

Un message qui ressemble à tant d’autres lus ou entendus depuis deux ans. Souvent, mais pas uniquement, de femmes pour qui la vie des dernières années – incluant des carrières payantes et performantes – n’a plus de sens. Ici comme ailleurs, il semble que les plans de retour au métro-boulot-dodo pré-pandémique aient du plomb dans l’aile

Et en trame de fond de tout ça, bien sûr, le contexte écologique. Cette semaine a été particulièrement dévastatrice aux États-Unis et en France, alors même que l’été n’est pas officiellement commencé. La perte de biodiversité et les catastrophes qui envoient le signal d’un monde qui dépasse ses limites. Beaucoup de gens le savent. Les experts le disent et le répètent depuis des années, mais les actions réelles – politiques, systémiques et vigoureuses – n’arrivent pas, parce que les politiciens continuent de penser «réalistement» à leur élection à court terme, plutôt qu’aux prochaines générations et aux sacrifices qui s’imposent. 


Certains économistes se plaisent à rire de ceux qui affirment que «cette fois, c’est différent». Les règles du jeu seraient fixes et immuables: tout ce qui monte redescend, tout ce qui descend remonte et la destruction créatrice poursuit inlassablement sa course. Bien sûr il y a des hauts et des bas, des cycles d’expansion et de resserrement, mais tout revient à la normale tôt ou tard et les hystériques qui croyaient à un changement de paradigme se couvrent de ridicule. 

Les cyniques ont peut-être raison. Peut-être que rien ne change jamais, au fond. Mais au risque de passer pour naïf, cette fois me semble différente. 

Il ne s’agit pas de la vraie fin du monde, bien sûr. Il n’y aura pas d’explosion finale, de rupture de l’espace-temps ou d’hécatombe soudaine. L’humanité ne disparaîtra pas. Il y aura encore des États, une économie, du commerce, des familles, des amis, de la musique et des belles journées à la campagne. 

Mais nous assistons peut-être à la fin d’un certain monde, une transition d’époque comme l’Histoire en a connu plusieurs, dont on apprend les dates à l’école. J’ignore laquelle les historiens choisiront pour marquer le basculement actuel, s’il s’avère. 11 septembre 2001? Fondation de Google et Facebook? 8 novembre 2016, élection de Donald Trump? 11 mars 2020, début de la pandémie de Covid? 24 février 2022, invasion de l’Ukraine? Aucune idée.  

Ce que je sais – ou plutôt ce que je sens sans pouvoir l’articuler précisément – c’est que la perspective d’un retour en arrière semble peu probable.

Il ne sera pas possible de convaincre les centaines de millions de personnes qui ont basculé dans la méfiance et l’aliénation de refaire confiance au système – les gouvernements, les entreprises, les médias, les experts – à court terme. À tort ou à raison, ces gens ont le sentiment d’avoir découvert une vérité supérieure et plusieurs ne sont pas près de se réconcilier avec les institutions officielles, publiques ou privées. Les réseaux modernes assurent une cohésion et une influence durables à ces groupes disparates. Des efforts considérables et hors de l’ordinaire seraient nécessaires pour réparer cette déchirure dans le tissu social, mais rien n’indique qu’on les envisage sérieusement. 

Tôt ou tard, les banques centrales et les gouvernements réussiront à freiner l’inflation, mais certains enjeux économiques plus fondamentaux compliqueront tout retour au bon vieux temps. La décroissance démographique qui ne semble pas près de s’inverser. Les limites de la consommation dans des économies sursaturées et endettées. L’illusion de la croissance verte qui met à mal certaines promesses contemporaines. À tout ceci s’ajoute le désenchantement de la nouvelle – et moins nouvelle – génération face à un mode de vie dicté davantage par la croissance du PIB que par la recherche de sens. Tout le monde doit encore travailler pour vivre, bien sûr, mais plusieurs ont décroché du rat race. Or nos économies ne sont pas configurées pour ces changements. 

Et même si tous ces enjeux disparaissaient et que l’humanité se mettait d’accord pour repartir la machine comme en 1999, les contraintes écologiques nous rappelleront à l’ordre. Ces limites n’existaient pas avant l’anthropocène, mais elles sont désormais incontournables, particulièrement pour les jeunes générations. Tôt ou tard, nous devrons passer d’une civilisation de cowboys à une civilisation de vaisseau spatial. Dans un monde idéal, la transition se ferait en douceur et sans impact sur notre mode de vie, mais cet espoir semble bien utopique.


Je n’aime généralement pas les chroniques qui exposent des problèmes et se contentent de soupirer que tout va mal pis le monde est de la marde. Il faut oser proposer des solutions aux enjeux qu’on soulève. C’est d’ailleurs souvent le chaînon manquant des contributions au débat public: le passage exigeant de la dénonciation à la formulation de réponses concrètes. (Comme juriste et junkie politique, j’aime particulièrement les textes qui se terminent par des propositions d’amendements précis à des lois.)  

Mais dans ce cas-ci la tâche est impossible. D’ailleurs, il ne s’agit pas tant de dénoncer un problème que de partager une impression: il semble qu’une époque se termine et qu’une nouvelle, très incertaine, s’amorce. Aucune intervention politique ou législative ne pourra durablement freiner la marche de l’Histoire. 

Au Québec et ailleurs, toutefois, et particulièrement en contexte électoral, la tentation sera forte de fermer les yeux, de dire que rien n’a changé et de promettre un retour au bon vieux temps. De refaire les combats d’une autre génération. D’ignorer les failles d’un système dans lequel des millions de nos concitoyens ont perdu confiance. De faire les mêmes calculs qu’il y a 25 ans, sur les mêmes bases et selon les mêmes indicateurs. De miser sur des paramètres connus et rassurants, sachant que bien des électeurs cherchent la stabilité. 

Tout ça est compréhensible, à défaut d’être soutenable. Espérons que, plus tôt que tard, nous serons plus nombreux à avoir soif de discours lucides qui pointent courageusement vers l’avant.


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la Caisse de dépôt et à l'Institut du Québec. Il travaille actuellement comme directeur des affaires parlementaires au Sénat.

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