Sur l’usage du mot Woke

--- 29 avril 2022

Je propose aujourd’hui d’inventer les « mots-cadenas ». Dès qu’on les évoque, le sens se verrouille et on n’a plus accès aux réalités du monde qu’on souhaiterait nommer.

Photo de Mateusz Raczynski via Unsplash

Il y a des mots comme ça qui, inconnus et inutilisés pendant longtemps, deviennent subitement des logos à la mode. Le mot woke en est un. À peu près absent des conversations au Québec il y a à peine quelques années, il s’est taillé au cours des derniers mois une place dans le langage courant, dans les médias et même à l’Assemblée Nationale. Êtes-vous woke? Connaissez-vous des wokes? Craignez-vous le wokisme? Ces questions s’entremêlent comme si le mot à lui seul, nonobstant tout objet qu’il pourrait désigner, pouvait faire l’objet de discussions, voire même de querelles.

Ce phénomène a pris une tournure comique récemment, à l’occasion d’une entrevue avec Marie-Louise Arsenault à Tout le monde en parle où elle était invitée pour parler de ses nouveaux projets radiophoniques et de la fin de Plus on est de fous plus on lit, émission dont elle avait la garde depuis 11 ans. Quelques jours plus tôt, la chroniqueuse Sophie Durocher signait dans le Journal de Montréal un brûlot intitulé Plus on est woke, plus on lit? reprochant à l’animatrice d’avoir au cours des années mis en place une sorte de club idéologique au sein duquel les opinions divergentes n’étaient pas les bienvenues.

Questionnée à ce sujet, Marie-Louise Arsenault a esquivé le reproche sur le fond pour plutôt parler du mot woke, un vocable devenu « galvaudé, vidé de son sens, qui sert à n’importe quoi, qui sert à insulter». Rappelant que l’expression signifie d’abord « être éveillé à l’injustice sociale », elle s’est demandé qui, au monde, pourrait bien ne pas se sentir concerné par les injustices pour finalement se désoler du fait qu’il suffit désormais de brandir ce mot fourre-tout transformé en quolibet pour faire cesser toute discussion.

Et c’est exactement ce qui s’est produit sur ce plateau. On a sorti le mot woke et la conversation a pris fin, malgré l’effort de MCGilles, qui a bien tenté de faire valoir que cette étiquette à la mode laisse peut-être entrevoir quelques excès idéologiques de gauche. L’affaire était toutefois entendue. On a assimilé le mot à une insulte visant la justice sociale et le débat de fond a été évacué.

Ce n’était là qu’un épisode de plus dans une vaste discussion qui dure depuis plusieurs mois, portant sur les insultes des uns et des autres, chacun se renvoyant la balle du vocabulaire en regrettant de ne pas être compris. Un phénomène similaire se produit d’ailleurs à l’autre bout du spectre, du côté des conservateurs les plus aguerris, avec la notion « d’extrême-droite » qui ne serait, pour Mathieu Bock-Côté par exemple, qu’une catégorie fantomatique qui ne contient rien de tangible et qui ne sert qu’à disqualifier un interlocuteur. Ainsi donc, chaque pôle politique refuse le qualificatif dont on l’affuble en prétextant qu’il ne veut rien dire.

On connaît l’expression « mot-valise ». Je propose aujourd’hui d’inventer les « mots-cadenas ». Dès qu’on les évoque, le sens se verrouille et on n’a plus accès aux réalités du monde qu’on souhaiterait nommer.

Question d’aller plus loin que ces quiproquos médiatiques, je vous invite à prendre quelques instants pour faire une courte promenade dans le champ lexical de l’éveil. En effet, le mot woke, comme on l’a dit, vient de l’anglais, dérivé du verbe wake (réveiller). Il est ensuite passé dans le jargon populaire pour désigner et qualifier le fait d’être « éveillé ». Partons de là pour explorer un peu comment cette idée s’enracine dans diverses formes d’engagement politique.


Dans les années 60, Martin Luther King a prononcé à quelques reprises un discours intitulé Remaining Awake Through a Great Revolution, mettant l’emphase sur l’importance de ne pas « dormir pendant une révolution ». Ses paroles ne laissaient aucun doute, il n’était plus question de somnoler : « Anyone who feels that we can live without being concerned about other individuals and other nations is sleeping through a revolution ». Être éveillé, suivant cette idée, c’est se sentir concerné et ne surtout pas se laisser berner par l’idée que le temps arrangera les choses, il faut travailler dur, activement, au changement:  « Let nobody give you the impression that only time will solve the problem (…) without this hard work, time becomes an ally of the primitive forces of social stagnation. So we must help time and realize that the time is always right to do right. »

L’idée déployée dans ce discours de Luther King n’est pas très différente de l’indignation évoquée par Stéphane Hessel dans son fameux texte intitulé Indignez-vous !, publié en 2010, qui fut le maître mot de bien des manifestations  telles que le mouvement des indignés et les actions d’occupations de place publiques à travers le monde. Ce court manifeste était un appel à l’éveil des consciences. S’indigner, c’est sortir d’un état passif pour s’engager dans l’action. À propos de cet ouvrage, d’ailleurs, Edgar Morin disait qu’il fallait le comprendre comme un « coup de clairon » qui avait une « fonction d’éveil ».

On retrouve cette même fonction dans le nom du mouvement Idle no more, d’abord choisi par des femmes autochtones en 2012 et qui est devenu par la suite un slogan englobant l’ensemble des luttes portées par les Premières Nations. Les amateurs de mécanique automobile connaissent bien le mot idle, qui désigne l’état du moteur qui tourne au ralenti lorsqu’un véhicule est à l’arrêt. Idle évoque l’inaction, le fait d’être passif, en dormance. Ainsi, on le voit bien, l’expression Idle no more représente une autre forme d’appel à l’éveil. Pour référence, dans le discours de Martin Luther King que je mentionnais plus haut, on retrouve aussi la notion d’Idle. En parlant des inégalités ailleurs dans le monde, notamment en Inde, il pose cette question: « Can we in America stand idly by and not be concerned? And an answer came, Oh no! because the destiny of the United States is tied up with the destiny of India and every other nation.» C’est une des caractéristiques de la prise de conscience propre à l’éveil dont il est ici question: elle est universelle; les luttes pour les droits civiques, contre les injustices, doivent converger.

On pourrait continuer longtemps à jardiner ce champ lexical en collectionnant les diverses occurrences de la notion d’éveil dans les discours militants, mais nous avons ici assez d’éléments pour comprendre les idées essentielles pour poursuivre la conversation. Pour ceux qui aiment faire un peu d’étymologie, il n’est pas sans intérêt de noter au passage qu’en français, le mot éveil provient du latin evigilare qui signifie sortir du sommeil, de l’engourdissement. Ce mot est lui-même construit à partir de vigil, qui signifie « attentif » et d’où nous avons aussi tiré le mot « vigilant ».

En suivant ces quelques pistes, on peut voir qu’être woke, au sens premier du terme, c’est d’abord être conscient des inégalités et se sentir concerné par les injustices sociales. En ce sens, Marie-Louise Arsenault n’avait pas tort.

Cette prise de conscience ne doit toutefois pas se limiter à une attitude passive, elle doit provoquer une action: Être woke, c’est être attentif, vigilant et se mettre au travail afin de faire mieux: Do better, comme le veut l’expression anglophone largement employée pour appeler aux changements sociaux. 

Finalement, la prise de conscience doit embrasser un désir d’abolir toutes les formes de discrimination, si bien que le terme woke ne se limite pas à tel ou tel combat. Il englobe une vigilance tous azimuts dans une convergence des luttes diverses: féminisme, antiracisme, droits LGBTQ, droits des personnes souffrant d’un handicap, anticolonialisme, anticapitalisme et tant de choses encore.


On arrive au cœur du problème. Comment se fait-il que ce mot qui, dans son sens premier, évoque une prise de conscience et un engagement dans la lutte contre les inégalités ait pu être transformé en étiquette péjorative?

La réponse la plus courante à cette question consiste à faire valoir qu’une partie de la droite conservatrice l’aurait récupéré pour en faire une insulte visant à disqualifier les militants et les idées qu’ils défendent. Il s’agirait ni plus ni moins que d’un piratage de sens de la part de réactionnaires souhaitant combattre les idées progressistes.

Ce détournement de sens est sans doute bien réel, mais il ne suffit pas à saisir l’ampleur du ressac anti-woke tel qu’il se présente dans l’actualité. Plus encore, se contenter d’une telle explication, c’est un faux-fuyant qui offre une porte de sortie bien commode: il suffit de dire qu’en utilisant l’étiquette woke de manière critique ou ironique, on ne fait que brandir un épouvantail visant à dévaloriser, à la manière de réactionnaires conservateurs, les questions de justice sociale.

L’ennui, c’est que l’emploi du mot woke dans une perspective critique n’est pas exclusif aux forces réactionnaires conservatrices. Il est aussi très commun, au sein des troupes progressistes, de parler de la mouvance woke pour désigner des excès de groupes militants qui ne se contentent pas d’être simplement vigilants face aux injustices sociales, mais qui s’auto-attribuent, en plus, le rôle de vigile pour surveiller, dénoncer et punir sans procès des comportements qu’ils jugent problématiques.

Cette perspective permet d’entrevoir que la critique du wokisme ne se limite pas à simplement déconsidérer les luttes pour la justice sociale. Elle vise, au sein de ces luttes, des factions radicales pour qui il ne suffit plus d’éveiller les consciences mais qui sont persuadées d’avoir atteint un niveau de conscience supérieur, qui leur permet de juger de la rectitude morale de leurs semblables. Il n’est alors plus simplement question d’être éveillé mais bien plutôt, dans une sorte de dévotion politique, d’atteindre le stade de l’éveil, un état dans lequel les vérités, indépendamment de toute critique et de toute analyse, apparaissent de manière éclatante du simple fait de les énoncer.

Les exemples de ces dérives de militants qui se sentent investis d’une mission sont pourtant nombreux et ne concernent pas que des discussions anecdotiques sur le sexe de Monsieur Patate, comme on s’amuse parfois à le dire. La mésaventure de Verushka Lieutenant-Duval fait désormais office de cas d’école et contrairement à ce qu’on aime raconter, elle dépasse de loin les imbroglios universitaires. L’histoire, on s’en souvient, avait trouvé son chemin jusqu’à la Chambre des communes et la professeure – qui n’a rien d’une réactionnaire de droite – s’est vue poussée dans le précipice par nul autre que le Premier ministre Justin Trudeau, soit la plus haute autorité politique et législative du pays. 

Comment une telle sentence sans procès a-t-elle pu être prononcée sans qu’on ne s’en inquiète plus avant et qu’on puisse se contenter de dire tout bonnement que ces débordements sont amplifiés par des conservateurs réactionnaires soucieux d’en découdre avec la gauche? Je pourrais moi-même témoigner, comme je l’ai fait dans mon livre paru cet automne, des cabales insensées émanant des mouvements de dénonciation qui prennent des tournures incroyablement délétères. Dans le même ordre d’idée, le reportage de Janic Tremblay sur les dérives du mouvement Dis son nom et la récente chronique d’Isabelle Hachey qui rapportait la crucifixion sociale pure et simple d’étudiants sur la base de présomptions devraient nous donner un peu de matière à réflexion et provoquer des discussions sérieuses au sein même de la famille progressiste.

On peut bien se cacher derrière les mots afin de ne pas voir les réalités qu’ils désignent ou encore considérer qu’il faudrait en trouver d’autres par désir de précision. Il n’en demeure pas moins que l’usage du mot woke ne se résume pas à la simple insulte ou encore à un détournement de sens à des fins réactionnaires. La remise en question des dérives auxquelles on assiste par les temps qui courent c’est d’abord et avant tout un exercice d’autocritique pertinent, nécessaire et incontournable.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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