Avoir hâte au printemps
On n’arrêtera pas le temps, et la pandémie suivra bien son cours. Mais on n’est pas obligé de la regarder passer non plus.
Pendant la pandémie, le temps s’est arrêté.
Confinés à la maison, on avait l’impression de vieillir en accéléré. Autour de nous, pendant que nos vies étaient sur pause, les enfants n’arrêtaient pas de grandir, la grande roue des saisons et des anniversaires tournait toujours. Un grand time-out, punition majeure, on regarde les événements se succéder sans y participer. On n’avait plus hâte à rien, sauf que ça finisse.
J’ai commencé à me poser des questions. D’abord un peu existentielles, puis, au fil des mois, des questions de plus en plus étranges. Qu’est-ce que je fais de ma vie? Bien sûr, celle-là revient toujours à la surface dès qu’elle a la moindre occasion de le faire. Ensuite: pourquoi la société est-elle organisée ainsi? Avec toute notre intelligence collective, il me semble qu’on pourrait faire mieux.
Après quelques mois de confinement-déconfinement-reconfinement, ça commençait à jouer avec ma tête. La ligne du temps est devenue élastique et voilà que les questions prennent une tournure bizarre: suis-je morte? (Et aussi: si on meurt tous, est-ce bien grave?) Ou encore: suis-je en train de vivre une des possibilités d’existence, pendant que la Justine dans d’autres dimensions vit d’autres possibilités? Pourquoi sommes-nous forcés à accepter notre condition comme étant la seule « réalité », à tel point que refuser cette réalité constitue un affront à la structure logique qui sous-tend notre société? Ne devrait-on pas explorer aussi la possibilité de son irréalité?
En temps normal, le refoulement de ce type de questionnement est un réflexe fort, une sorte d’instinct de survie nécessaire à notre adaptation à la vie moderne technicisée, avec ses maintes distorsions et ses agressions à notre humanité. À commencer par le fait de vivre dans des logements individuels plutôt que de vivre en clan, en tribu, bref, en collectivité. Puis apprendre à supprimer l’expression de l’instinct sexuel — je dis bien supprimer, et non maîtriser, l’expression, et non l’instinct qui, lui, trouve toujours d’autres chemins sournois pour se défouler. À juger nos amis et partenaires en vertu de critères déterminés par une société hautement stratifiée et concurrentielle; à se conformer nous-mêmes à ses normes et prendre pour nôtres ses aspirations: acquérir, réussir, « rayonner ».
Toute cette superstructure psychique complexe, brutalement remise en question par l’absence de repères familiers. Car pour se renforcer, la société a bien besoin qu’on socialise! La nature n’aimant pas le vide, faute de « présentiel», l’absence de contact humain est vite comblée par l’omniprésence du «virtuel».
Ces derniers 24 mois ont constitué une classe de maître sur comment détruire ce qui nous reste d’instinctif: le toucher, le regard, le son d’un rire spontané, l’odeur corporelle de l’autre, les imperfections de sa peau, les postillons (surtout les postillons!) Tout a été lissé, sublimé par l’écran, donnant naissance à des réunions de têtes désincarnées, des stars d’Instagram aux faux ongles prédateurs, aux cils improbables. Tik-Tok, j’entends le bruit d’ados qui dansent sans partenaire et sans musique derrière les rideaux tirés des maisons de banlieue. Tic-Toc, j’entends le bruit du temps qui avance inlassablement, pendant que nous, on dérape lentement et sûrement. Vers quoi? On ne sait pas… On n’a pas le temps de le planifier, tout va trop vite, il y a trop à faire pendant qu’on s’affaire à ne rien faire.
Y aura-t-il un après-pandémie? À quoi ressemblera-t-il? C’est la question que posent les médias quand ils souhaitent prendre un ton optimiste. Mais le retour à la normale ne se fera pas. Ou, du moins, il ne faudrait pas qu’on laisse faire ce retour. Parce que notre manière de vivre n’a rien de normal, et parce que, de toute façon, « la normale » est socialement définie et donc hautement modulable. Un enfant qui naît dans la privation pense que la privation est normale; celui qui grandit dans une société aliénante s’aliène lui aussi pour se conformer à ce qu’il perçoit comme normal.
Soyons anticonformistes, alors. On n’arrêtera pas le temps, et la pandémie suivra bien son cours. Mais on n’est pas obligé de la regarder passer non plus. Pensons, échangeons, remettons en question cette réalité ébranlée.
Pour ma part, j’attends le retour du printemps pour me coucher sur le dos dans le gazon et sentir le bourdonnement de millions de petits insectes me chatouiller les oreilles pour me rappeler que la vie — ma vie et celle des insectes, du moins — est bien réelle, et que six pieds sous cette terre qui me soutient aujourd’hui, je me reposerai un jour, sur le dos aussi, pendant que la vie à la surface poursuivra son cours.
En attendant mon prochain printemps, je chausse mes patins et j’embarque sur l’anneau de ce grand bal masqué, où je vous invite à croiser mon regard, sinon mon chemin.
Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.
Avant de commenter ou de participer à la discussion, assurez-vous d'avoir lu et compris ces règles simples