Le pardon : un geste libre, pas une injonction
Au-delà du geste individuel, le pardon est aussi une pratique de médiation entre mémoire et avenir.

« Pardonner, c’est libérer un prisonnier et découvrir que ce prisonnier, c’était vous. » — Lewis B. Smedes
Pardonner n’est pas excuser
Dans le langage courant, on utilise souvent le mot pardon comme s’il recouvrait toutes les formes de réparation ou de réconciliation. Pourtant, il est essentiel de distinguer trois notions qui, bien qu’apparentées, n’ont ni la même portée ni les mêmes implications : le pardon, la réhabilitation et l’absolution.
Le pardon est un acte personnel et moral, par lequel une victime ou une communauté décide de suspendre la rancune. Mais il ne supprime ni la faute ni ses conséquences. Pardonner peut parfois être interprété comme un coupe-file, un chèque en blanc offert au coupable et permettant à ce dernier de s’en tirer à bon compte, sans regret sincère ni introspection véritable. Dans un tel cas, le risque est que le pardon devienne une échappatoire plutôt qu’un chemin de justice.
La réhabilitation est un processus juridique ou social. Elle vise à restaurer la dignité et les droits d’une personne après qu’elle aurait purgé sa peine ou démontré un changement réel. À la différence du pardon, la réhabilitation suppose un effort de transformation préalable, une preuve de réparation et une reconnaissance des torts. Elle n’efface pas l’histoire, mais elle permet de réintégrer l’individu dans la société avec une légitimité retrouvée.
L’absolution, dans le langage courant, renvoie souvent à un acte spirituel ou religieux, par lequel une autorité déclare qu’une faute est effacée devant Dieu. L’absolution libère la conscience, mais elle ne dispense pas nécessairement des conséquences humaines ou juridiques de l’acte. Bien qu’elle ait de profondes racines théologiques et ecclésiastiques, cette notion est aussi présente dans le Code criminel (art.730 et 731), qui a intégré (et laïcisé en quelque sorte) des concepts comme la culpabilité, la repentance et la réhabilitation. Lors du prononcé de la sentence, dans des circonstances particulières et balisées par le droit, une juge peut accorder une absolution conditionnelle ou inconditionnelle. L’absolution permet d’éviter un casier judiciaire à une personne déclarée coupable.
Quand il est conçu comme une simple indulgence, le pardon peut devenir une manière de minimiser la gravité des actes et conduire à une dilution de la responsabilité.
En revanche, la réhabilitation et l’absolution impliquent des conditions : la première exige une preuve de changement, la deuxième un cheminement spirituel sincère.
Le pardon : une démarche éthique exigeante et risquée
Plusieurs penseurs, parmi lesquels Hannah Arendt, Paul Ricoeur ou Jacques Derrida, ont interrogé la notion de pardon, chacun en proposant une conceptualisation propre qui éclaire ses conditions, ses limites et sa portée. Paul Ricoeur rappelle que « le pardon authentique ne consiste pas à effacer la faute, mais à en assumer la mémoire autrement » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, 2000).
Selon cette perspective, le pardon est un geste moral qui transforme la mémoire douloureuse en mémoire apaisée.
Il vise également à rompre le cycle du ressentiment. Il permet à la victime de ne pas être prisonnière de la rancune, et au coupable de ne pas être réduit à son acte.
Et enfin, en assumant la mémoire autrement, il rend possible une projection vers le futur.
Ricoeur conçoit le pardon comme une manière de relire la faute, non pour la gommer, mais pour lui donner un autre sens dans le récit de soi et de la communauté.
Cet acte remplit donc une triple fonction : réinscrire la faute dans la mémoire collective, libérer la victime et le coupable et dégager l’horizon.
Hannah Arendt, quant à elle, souligne que le pardon est une condition de la politique, car il permet de « rompre la chaîne des conséquences » (La condition de l’homme moderne, 1958).
Arendt voit le pardon comme une puissance de rupture : il ne nie pas la faute, mais il empêche qu’elle entraine une suite infinie de représailles.
Malgré une certaine parenté (tous deux refusent l’idée que le pardon soit un oubli ou une absolution facile), chacun de ces auteurs attribue une fonction et une portée différente au pardon.
Arendt met l’accent sur sa fonction politique, condition du vivre‑ensemble et de la continuité de la communauté. Ricoeur met de l’avant la fonction herméneutique et éthique, à savoir le travail de reconfiguration de la mémoire, de réconciliation intérieure et d’ouverture vers l’avenir.
Jacques Derrida, pour sa part, distingue deux types de pardon pour illustrer la tension entre un pardon « pur » et un pardon « conditionné ». Le premier est inconditionnel, radical, presque impossible ; le second est lié aux conditions sociales, politiques ou juridiques. (Foi et savoir, 1996)
Pour Derrida, le pardon véritable ne peut s’appliquer qu’à l’impardonnable. C’est un geste sans condition, qui ne dépend ni du repentir du coupable, ni de la réparation, ni d’un cadre juridique. Ce pardon est paradoxal et vise l’impossible. Le fait de pardonner ce qui est pardonnable n’a pas de portée significative (si c’est pardonnable, il n’y aurait rien d’exceptionnel ou de généreux à le pardonner).
Derrida le présente comme un pardon « pur », qui excède toute logique de calcul ou de réciprocité.
À l’inverse, il existe un pardon conditionné, qui intervient dans les sphères sociales, politiques ou juridiques. Ce pardon obéit à des conditions comme la reconnaissance de la faute, le repentir et la réparation, avec ou sans sanction.
Cette forme de pardon est liée à des pratiques institutionnelles (commissions de vérité et réconciliation, amnisties, excuses publiques). Derrida le qualifie de pardon pragmatique (par opposition au pardon pur), fruit d’une négociation, une transaction.
La distinction est essentielle pour Derrida, qui veut éviter la confusion entre pardon moral/spirituel et pardon politique/juridique. Le pardon pur est presque impossible, mais il donne sens à l’acte de pardonner. On peut voir dans la pensée derridienne une critique implicite des procédures conditionnelles, qui réduisent un acte éthique radical à un outil de gestion sociale.
Histoires de pardon
Pour illustrer la vision de Derrida, on peut évoquer l’attentat du 13 mai 1981 contre Jean-Paul II et le pardon accordé à son agresseur Mehmet Ali Agça lors de leur rencontre en prison en 1983. Le pape n’exigera ni excuses ni réparation. C’est la variante chrétienne du pardon, qui rejoint toutefois la conception derridienne laïque.
Agça a passé près de 20 ans en prison en Italie avant d’être extradé vers la Turquie en 2000. À son retour, il purgea une peine pour un meurtre commis avant l’attentat (celui du journaliste Abdi İpekçi en 1979). Il fut libéré en janvier 2010, après environ 10 années supplémentaires, ce qui démontre bien que le pardon n’est pas une absolution.
Un autre exemple célèbre de pardon inconditionnel est celui que Nelson Mandela a accordé à ses tortionnaires, après avoir passé 27 ans en prison sous le régime de l’apartheid.
À sa libération en 1990 et durant sa présidence (1994‑1999), il choisit de promouvoir la réconciliation nationale plutôt que la revanche.
Mandela pardonna à ses geôliers et aux responsables du régime, sans condition préalable. Son pardon était motivé par une vision politique et humaniste, non religieuse [1]. Ce choix personnel permit la mise en place de la Commission Vérité et Réconciliation, et fit de Mandela un symbole mondial du pardon comme acte politique et éthique.
Dans la même veine, après la tuerie de Charleston en 2015 (où un suprémaciste blanc a assassiné neuf personnes afrodescendantes dans une église), plusieurs familles de victimes ont publiquement pardonné à l’auteur.
Bien que le cadre soit religieux, certains témoignages insistaient pour faire valoir une démarche humaine et citoyenne : pardonner pour ne pas laisser la haine triompher.
Les trois cas rapportés plus haut montrent que le pardon inconditionnel peut être motivé par des valeurs humanistes, politiques ou psychologiques, indépendamment de la religion.
Le pardon échappe toutefois à toute normativité morale simpliste : il ne distingue pas entre « bonnes » victimes qui pardonnent et « mauvaises » victimes qui s’accrochent à leur ressentiment. Ce geste demeure un acte de liberté, qui ne peut être exigé ni prescrit.
Pardonner est une démarche personnelle qui ne doit pas se traduire par une condamnation implicite de ceux qui ne pardonnent pas. En revanche, accuser celui qui pardonne de nuire à la cause et de faire obstruction au processus de dédommagement revient à lui interdire son propre chemin de guérison. Or, la réparation collective ne peut se réaliser en niant les démarches intimes qui participent aussi à la reconstruction.
Deux récits emblématiques liés aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris mettent en lumière cette complexité et cette exigence de liberté de choisir.
Trois jours après la mort de sa femme Helene Muyal-Leiris dans l’attentat du Bataclan, Antoine Leiris publie une lettre ouverte sur Facebook : « Vendredi soir, vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils, mais vous n’aurez pas ma haine. ». Ce texte donnera lieu à un livre (Vous n’aurez pas ma haine, 2016).
Lors des commémorations en 2025, Audrey, une autre survivante de l’attentat, exprime sa souffrance dans des termes différents : « Ils l’ont ma haine, ils l’auront toute ma vie. »
Son témoignage montre que, pour certains survivants, la douleur reste intacte, la haine est perçue comme une manière de ne pas oublier ni banaliser le crime ; le choix de ne pas pardonner est l’expression d’un désir de justice ou de fidélité aux victimes.
Le pardon dans la justice réparatrice et transitionnelle
Dans le contexte actuel où l’on convoque les passifs historiques et les litiges mémoriels non résolus, tels que l’esclavage ou le colonialisme, il est fréquent de considérer le pardon comme l’unique issue possible. Or, la justice transitionnelle offre d’autres voies : elle repose avant tout sur la reconnaissance des torts et sur la réparation des victimes. Elle peut s’accomplir avec ou sans pardon, car sa finalité n’est pas d’imposer un geste moral individuel, mais de garantir un cadre collectif de vérité, de mémoire et de réconciliation.
Par ailleurs, il est essentiel de distinguer la mémoire collective du pardon individuel. La mémoire collective engage des institutions et des sociétés entières dans un processus de justice transitionnelle. Le pardon, en revanche, demeure un geste intime et libre, qui ne peut être exigé ni prescrit.
Néanmoins, dans une optique de justice transitionnelle, le pardon est à la fois individuel (lié à la victime directe) et collectif (lié à la mémoire sociale). Il n’en demeure pas moins un acte non contraignable, qui ne peut être imposé par les institutions.
Le refus de pardonner chez certaines victimes s’explique par la persistance du traumatisme et de la souffrance psychique. Tant que la blessure reste vive, le pardon apparaît comme une exigence impossible, voire comme une violence supplémentaire.
Le traumatisme enferme la victime dans une temporalité figée : l’événement ne cesse de se répéter dans la mémoire, empêchant la mise à distance nécessaire pour envisager un geste de pardon.
Selon les travaux de Judith Herman (Trauma and Recovery, 1992), le traumatisme crée une rupture dans l’expérience du temps. La victime reste prisonnière d’un état de menace permanente, ce qui rend le pardon prématuré ou irréalisable.
La fonction thérapeutique du pardon
Plutôt qu’un cadeau offert aux agresseurs, le pardon est avant tout un cadeau fait à soi-même.
C’est ce que démontrent les travaux menés par Loren Toussaint et Everett Worthington, chercheurs en psychologie, spécialisés dans l’étude du pardon et de ses effets sur la santé mentale et physique, et David R. Williams, sociologue reconnu en santé publique.
Leurs recherches ont montré des corrélations robustes entre le pardon, la diminution du stress, la baisse de l’anxiété et l’amélioration de la santé physique. [2]
Selon la thèse de Toussaint et ses collègues, le pardon doit être compris comme une ressource psychologique et médicale.
Il peut être intégré dans des programmes thérapeutiques (psychologie positive, interventions cliniques) pour favoriser le bien-être individuel et collectif.
Pour ces auteurs, il n’est pas une injonction morale, mais une pratique volontaire qui améliore la santé globale.
En effet, le pardon librement choisi peut entrainer une réduction du poids émotionnel : garder rancune ou ressentiment entretient un stress chronique. Le pardon agit comme un désactivateur émotionnel, permettant de réduire l’anxiété, la colère et les ruminations.
Il peut aussi agir comme régulateur physiologique : des études en psychologie de la santé [3] montrent que le pardon est associé à une baisse de la tension artérielle et à une diminution du cortisol, hormone du stress. Il favorise donc un meilleur équilibre psychocorporel.
J’ajouterai pour ma part que le pardon entraine une forme de libération intérieure, de reprise de pouvoir sur son destin : sortir de la dépendance au passé est une façon de rompre le lien de captivité avec l’offense et avec l’offensé. On décide de ne plus être ni l’otage ni le geôlier de son agresseur ou de ses oppresseurs.
L’un des exemples les plus éloquents à ce chapitre est Phan Thị Kim Phúc, connue comme la « napalm girl », qui a publiquement affirmé avoir choisi le pardon pour se libérer intérieurement.
Pour rappel, le 8 juin 1972, à l’âge de 9 ans, Kim Phúc a été gravement brûlée par une attaque au napalm menée par l’aviation sud-vietnamienne. La photo d’elle courant nue et en flammes, prise par Nick Ut, est devenue une image emblématique de la guerre du Vietnam.
Après des années de souffrance physique et psychologique, elle a émigré au Canada et est devenue ambassadrice de bonne volonté de l’UNESCO.
Lors de ses entretiens et conférences, Kim Phúc explique que le pardon a été dans son cheminement une étape essentielle pour se libérer de la haine et du ressentiment.
Dans les sociétés marquées par des traumatismes historiques, le pardon peut être un outil de résilience individuelle et communautaire, un levier pour transformer la mémoire douloureuse en mémoire partagée et constructive.
Il contribue à désamorcer les cycles de vengeance et à restaurer une communication minimale : pardonner peut être compris comme une reconnaissance de l’humanité de l’autre, sans nier la gravité de l’acte.
Cependant, le pardon n’est pas un concurrent ou un substitut au processus judiciaire.
Bien que perfectible, le dispositif judiciaire demeure essentiel : il protège la victime de la tentation de la vengeance, sanctionne l’agresseur dans un cadre légal qui prévient la loi du talion et inscrit la faute dans la mémoire collective. Il ouvre ainsi la possibilité pour la victime de se reconstruire sans rester prisonnière de sa souffrance, tout en permettant à l’agresseur d’entrevoir une réintégration au sein de la communauté humaine.
Comme le mentionnait Michel Foucault, dans Surveiller et punir, la justice moderne s’est éloignée des supplices pour privilégier des peines proportionnées, évitant que l’incarcération devienne une peine de mort déguisée.
La peine judiciaire est ainsi une réponse symbolique et sociale, qui reconnaît la victime sans basculer dans la barbarie et le lynchage physique ou virtuel.
Il va de soi que cette éthique de la réinsertion et ce rejet de la double peine ne s’appliquent pas aux multirécidivistes, imperméables à la réhabilitation et insensibles à la valeur du pardon quand celui-ci leur est accordé.
Pour conclure, au-delà du geste individuel, le pardon est aussi une pratique de médiation entre mémoire et avenir. Il ne consiste pas à effacer la faute ni à nier la souffrance, mais à ouvrir un espace où la reconnaissance du tort devient la condition d’une possible réconciliation. En ce sens, le pardon se situe à l’intersection de l’éthique et du politique : il engage la responsabilité personnelle tout en participant à la reconstruction du lien social.
._._._.
[1] Mandela, N. (1994). Long Walk to Freedom. Boston : Little, Brown and Company
[2] Loren L. Toussaint, Everett L. Worthington Jr., and David R. Williams, Forgiveness and Health: Scientific Evidence and Theories Relating Forgiveness to Better Health (Dordrecht: Springer, 2015).
[3] Awler, K. A., Younger, J. W., Piferi, R. L., Billington, E., Jobe, R., Edmondson, K. A., & Jones, W. H. (2003).A change of heart: Cardiovascular correlates of forgiveness in response to interpersonal conflict. Journal of Behavioral Medicine, 26(5), 373–393
Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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