Le culte du pionnier

--- 26 juin 2025

Lorsqu’un individu revendique à tort une primauté, il contribue à faire tourner la roue des révisions idéologiques, des manipulations rétrospectives et autres réécritures de l’histoire qui glorifient certains acteurs secondaires et en marginalisent d’autres, bien plus importants.

Photo: Daniel Fatnes via Unsplash
Les pionniers autoproclamés

« Je suis le seul à avoir osé m’attaquer à ce tabou ».

« J’en ai parlé avant tout le monde et à présent ils surfent tous sur la vague ».

« J’ai été la première femme d’origine ou de confession X à occuper une telle fonction ».

« J’étais féministe avant que ce soit à la mode ».

« J’étais la seule minorité visible dans les corridors de l’université ».

Toutes ces affirmations ne m’ont pas été rapportées par des témoins.

Je les ai captées avec mes oreilles ou mes yeux, au détour d’une conversation avec une connaissance qui me racontait ses exploits, dans un colloque, un article, une table ronde, une entrevue dans les médias ou dans les pages d’un dossier de candidature à l’obtention d’un prix prestigieux.

Quand une femme âgée aujourd’hui de 50 ou 55 ans, qui vit au Québec, se targue d’avoir été féministe avant que ce soit à la mode, on est en droit d’être surpris.

La perplexité est également justifiée quand une personne de moins de 40 ans, issue d’une minorité visible et qui vit à Montréal, Québec, Sherbrooke ou Rimouski, revendique le statut de première de sa catégorie à avoir fréquenté une université québécoise, c’est-à-dire autour des années 2005 !

Il est tout aussi étonnant d’entendre une jeune maman découvrir aujourd’hui l’existence de la dépression post-partum et s’étonner que PERSONNE ne parle de la face cachée de la maternité aux futures mamans, pour ensuite se targuer d’avoir gratifié la gent féminine du livre qu’elle aurait voulu lire mais qui n’avait jamais été écrit. Hippocrate, en 460 avant J-C évoquait déjà le phénomène. En 1430, l’ouvrage autobiographique The book of Margery Kempe, décrivait les hallucinations et pensées suicidaires post accouchement. Entre 2019 et 2023 seulement, huit ouvrages ont été publiés sur le thème (guides, témoignages , BD et essais). Sans compter l’abondante littérature scientifique et les nombreux articles et émissions de vulgarisation disponibles depuis une quarantaine d’années.

Mais de quoi cette réclamation du titre de précurseur par association, par génération interposée ou par confiscation pure et simple du mérite aux vrais pionniers est-elle le symptôme ?

On pourrait se contenter de l’explication psychologisante en invoquant la mégalomanie, le narcissisme, la perception hypertrophiée de sa propre valeur.

Ou encore, recourir au bon vieux prisme générationnel en pestant contre ces jeunes supposément incultes et qui prétendraient avoir tout inventé ; or, les faux pionniers se retrouvent dans toutes les catégories d’âge.

Une petite précision avant de poursuivre. Ce texte utilise indistinctement les termes pionnier et précurseur, parce que les individus dont il est question ici se réclament de l’un ou l’autre ou des deux à la fois. Les deux termes font référence à une personne qui aurait frayé le chemin à suivre, mais le pionnier se caractérise par sa propension à l’action alors que le précurseur se reconnait surtout à son côté visionnaire (celui qui a initié le mouvement ou qui l’a détecté avant les autres).

Faux précurseurs et vrais affabulateurs

Les psychologues avancent plusieurs facteurs explicatifs, notamment les biais de mémoire et les distorsions cognitives, qui nous conduisent à surévaluer notre propre rôle dans le déroulement des événements. C’est ce qui arrive par exemple quand on partage un souvenir d’enfance avec nos parents ou les membres de notre fratrie et que les rôles auto-attribués ne correspondent pas à ceux assumés par chacun dans la réalité.

Un autre phénomène peut également expliquer la tendance à s’approprier les récits des autres (confisquant leurs drames ou leurs faits d’armes au passage). Il s’agit du conformisme des souvenirs, appelé aussi contagion sociale des souvenirs, qui conduit des personnes à modifier leur narration et à livrer une version en décalage, voire en contradiction avec les faits tels qu’ils se sont réellement déroulés.

La personne ne ment pas, ne fabule pas, mais ses souvenirs ont été altérés ou refaçonnés par les témoignages de son entourage.

Cette contagion ou cette recherche de conformité sont motivées dans certains contextes par le désir conscient ou inconscient de s’aligner derrière la version du groupe, afin de préserver le sentiment d’appartenance et de surmonter les conflits de loyauté. L’alignement évite par ailleurs de fragiliser son groupe en livrant un témoignage qui relativiserait ses souffrances et ses exploits ou encore qui pourrait laisser entendre que les combats qu’il mène ne sont plus d’actualité.

En affirmant qu’on a été le seul ou le premier, on annonce en quelque sorte que rien n’est acquis et que la lutte ne fait que commencer. Il arrive en effet que le devoir de vigilance serve d’alibi à l’usurpation du statut de pionnier.

Se poser en pionnier ou exagérer son propre rôle dans un accomplissement peut être une façon de conjurer l’angoisse de l’effacement, la peur d’être oublié, de ne pas laisser de traces de son passage sur terre.

Néanmoins, la tentation de s’approprier le mérite des précurseurs est le plus souvent consciente et intentionnelle.

Elle trahit une quête effrénée de prestige et de reconnaissance sociale (le capital symbolique selon Bourdieu). Cette quête est exacerbée par la survalorisation de l’innovation dans nos sociétés, toujours en demande de solutions inédites pour composer avec la complexité des enjeux. À défaut de se distinguer et de prouver le caractère novateur de leurs réalisations, certains individus choisissent de se reposer sur les lauriers de prédécesseurs plus discrets, plus modestes ou moins exposés qu’eux.

S’attribuer la primauté est aussi une stratégie utilisée pour contrôler le récit et s’imposer comme une référence incontournable, une autorité dans son domaine. On s’arroge le rôle central et les autres contributeurs deviennent des joueurs mineurs.

La volonté de contrôler la narration s’applique autant au récit individuel qu’au récit collectif et vise à édicter une version de l’histoire.

Ainsi, lorsqu’un individu revendique à tort une primauté, il contribue à faire tourner la roue des révisions idéologiques, des manipulations rétrospectives et autres réécritures de l’histoire qui glorifient certains acteurs secondaires et en marginalisent d’autres bien plus importants.

On ne choisit pas toujours de s’autoproclamer précurseur ou pionnier et d’exagérer son propre rôle dans l’histoire. Certains faux pionniers sont le fruit d’une mythification ; ils répondent au besoin collectif de se doter de figures emblématiques, de symboles et de mythes fondateurs auxquels se raccrocher.

On peut penser à Christophe Colomb, présenté comme le premier Européen à « découvrir » l’Amérique.

Ou encore au général de Gaulle, figure centrale de la libération de la France selon le récit officiel français, alors que les alliés et la résistance intérieure ont joué un rôle majeur dans l’effondrement du régime nazi.

Les effaceurs d’antériorité

Ils arrivent en sauveurs dans les organisations, précédés d’une réputation de leaders innovants, brassent la cage, ébouriffent l’organigramme, y greffent des unités portant des noms qui sentent le pinceau de peinture fraiche trempé dans une substance hallucinogène : direction des affaires étrangères et de la fusion des mondes, bureau de l’innovation et de la résolution des problèmes existentiels, département des rêves éveillés et des réalisations concrètes, direction du bonheur, etc.

Pour réinventer la roue sans être inquiétés, ils « préparent la surface », comme disent les rénovateurs de cuisine quand ils veulent justifier les milliers de dollars facturés pour démonter les armoires et arracher le linoleum.

Le principal talent des effaceurs d’antériorité réside dans leur rapidité d’exécution : déconstruire méthodiquement tout ce qui a été bâti par leurs prédécesseurs, invalider, dénigrer, invisibiliser et surtout annoncer l’avènement d’un monde nouveau dont ils seront les architectes.

Avant eux, il n’y avait rien.

Leur humanisme de surface masque leur culte de la personnalité.

La rhétorique du renouveau et la coupure symbolique du cordon avec le leadership précédent leur permettent de gonfler les attentes et de charmer leurs interlocuteurs, tout en minimisant les espoirs déçus que les troupes finiront bien par exprimer un jour. En effet, quand on est parti de rien, qu’on a placé la première pierre sur une terre vierge, la moindre bicoque laissée en héritage aura l’air d’un château.

Et on peut se servir allégrement dans le patrimoine qu’on a effacé, non sans avoir pris la précaution de sauvegarder une copie pour son propre usage.

« Il n’y a pas de précurseurs, il n’existe que des retardataires » écrivait Jean Cocteau (La difficulté d’être). Et pourtant, en voilà un qui était en avance sur son époque et qui aurait pu revendiquer bien des primautés.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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