Ceux et celles qui n’ont pas émigré
Les antagonismes du débat public ne reflètent pas la réalité dans toute sa complexité

L’immigration fait couler beaucoup d’encre depuis des décennies et la tendance s’accentue depuis l’arrivée de Trump au pouvoir.
Il y a ceux qui la considèrent comme un droit et ceux qui la perçoivent comme un privilège; ceux qui déclarent ne pas pouvoir accueillir toute la misère du monde et ceux qui affirment qu’il y a de la place pour tout le monde; ceux qui mettent de l’avant la sécurité des accueillants et ceux qui prônent la solidarité envers les accueillis; ceux qui tirent la sonnette d’alarme sur la capacité d’accueil et ceux qui dénoncent l’instrumentalisation des problèmes sociaux et la désignation des immigrants comme boucs émissaires; ceux qui décrivent l’immigration comme une richesse inestimable et ceux qui la présentent comme un fardeau devenu insoutenable.
Et il y a enfin la thèse selon laquelle, à l’exception des premiers peuples, nous serions tous des immigrants en Amérique du Nord et, par conséquent, aucun groupe n’aurait la légitimité historique et politique pour réclamer un droit du sol ou une quelconque préséance.
Le tout sans compter la confusion entourant le statut des accueillis, les pouvoirs et les prérogatives des différents paliers de gouvernement : demandeurs d’asile, travailleurs temporaires, résidents permanents sélectionnés, etc.
Fort heureusement, la grande diversité des parcours migratoires nous rappelle que les antagonismes du débat public ne reflètent pas la réalité dans toute sa complexité.
Des personnalités connues et des citoyens ordinaires ont pris la plume pour témoigner de leur apport individuel, celui de leur famille et de leur communauté d’origine à la société québécoise.
Certains témoignages sont empreints de reconnaissance envers le Québec. C’est leur histoire et il n’appartient à personne de dénigrer cette attitude en insinuant que les Québécois n’aiment les immigrants que lorsque ces derniers leur disent merci. L’expression de la gratitude n’est pas un acte obséquieux .
D’autres tentent de construire des ponts en se réappropriant leur double identité, d’abord pour leur propre équilibre, dans le but de surmonter les conflits de loyauté et de déjouer les pièges de la fragmentation identitaire. C’est aussi leur histoire et il est tout à fait compréhensible, et même souhaitable, que des personnes issues d’un mariage mixte cherchent à concilier les deux univers de leurs parents, sans avoir à faire des choix déchirants. Il en est de même pour les enfants qui aspirent à préserver l’héritage culturel de leurs parents venus d’ailleurs.
On entend et on lit aussi des témoignages de déception ou d’amertume émanant de personnes ayant élu domicile chez nous.
Là encore, il ne faut pas considérer comme de l’ingratitude ce qui est, en fait, l’expression légitime d’un point de vue, fondé parfois sur de réelles et douloureuses expériences de rejet et de racisme, d’autres fois sur des fausses perceptions et des malentendus non dissipés.
Le groupe majoritaire est également traversé par une diversité de discours et de positions, qui vont de l’ouverture totale à la fermeture totale des frontières.
Entre les deux extrémités, il s’en trouve par exemple pour exprimer des réserves sur le volume et les seuils d’immigration, tout en reconnaissant le devoir d’hospitalité envers les réfugiés, l’apport socio-économique des immigrants à la société d’accueil et le danger de tenir un discours déshumanisant sur cette population.
On peut parfois avoir l’impression que le monde entier se bouscule au portillon pour venir s’installer chez nous. Et pourtant, il y a des milliards de personnes qui font le choix de rester chez elles, pour le meilleur et pour le pire.
Chaque séjour dans mon pays d’origine me donne l’occasion de rencontrer ces spécimens et d’écouter leurs histoires singulières.
Quand on travaille comme je le fais sur la question identitaire depuis plus de trente ans, on finit par être habité par notre sujet. Il faut dire que l’actualité au Québec et en Europe ne nous accorde aucun répit à ce chapitre.
Après avoir beaucoup écrit sur les parcours migratoires, les stratégies identitaires, les conflits de valeurs et de droits dans les pays d’immigration, j’ai eu envie de retourner le miroir et de le diriger vers les autres — ceux qui ont décidé de ne pas s’expatrier.
Les gommeuses du bain maure
Aussitôt que je pose les pieds au Maroc, tous les moments et tous les lieux sont un bon prétexte pour faire des entrevues improvisées: l’arrêt chez les marchands de légumes ambulants, les kiosques à beignets, les emplettes dans les échoppes de quartier, la séance de pédicure et… le hammam!
Ah, le hammam! Allongée sur une dalle en marbre chaude, je ronronne, bichonnée par une dénommée Fatima, Bochra, Hayat, Sanaa, Loubna, Khadija, Najat, Samira ou Mina – les fées du gommage corporel.
À chaque visite au hammam, la gommeuse qui m’a été assignée jubile quand elle me demande de me rincer sous la douche pendant qu’elle débarrasse la dalle de mes peaux mortes à grands jets d’eau. L’état de mon dos trahit mon statut d’émigrée en visite au bled. Il indique que je ne vais pas souvent au hammam public et que je ne peux pas atteindre mon dos pour l’exfolier moi-même, alors que les parties accessibles de mon corps sont moins rugueuses.
Sakna berra? Cela signifie Tu habites à l’étranger? Mais la traduction littérale est Tu habites dehors?
Berra – dehors, à ciel ouvert, sans toit. L’errance, c’est ainsi que ceux qui sont restés là-bas qualifient notre condition, indépendamment de notre statut social et professionnel.
J’en profite pour entamer mon interrogatoire. «Et toi, as-tu déjà pensé à émigrer? » C’est la question locomotive qui me dispensera d’avoir à en poser d’autres.
Une question assez directe pour attirer les confidences, mais pas aussi intrusive que « Pourquoi es-tu devenue gommeuse? »
Une question qui installe aussi un rapport égalitaire: je suis partie, tu es restée. Tes motivations m’intéressent. Mon choix n’a pas plus de valeur que le tien.
Couchée sur le dos, je peux enfin regarder mon interlocutrice dans les yeux et engager la conversation en étant consciente que ses petites mains font un travail ingrat et mal payé, certes, mais que c’est moi qui suis en demande et à leur merci. Au terme de l’expérience, je serai propre comme un sou neuf, enveloppée dans un peignoir au parfum de fleur d’oranger, reconnaissante envers la reine du gant de crin qui a réalisé bien plus que l’exfoliation de mon corps; elle a poli mon âme, embaumé mon cœur et frotté la lampe magique de mon enfance pour raviver les souvenirs les plus doux. Ma grand-mère, déclinant poliment l’offre de la gommeuse professionnelle et nous mettant en rang, mes sœurs et moi, pour nous soumettre au rituel (gommage, lavage de cheveux, savonnage), avant de nous envoyer dans le salon d’attente, une orange ou une limonade à la main, les oreilles grandes ouvertes pour espionner les « conversations de femmes ». Aujourd’hui, les hammams offrent des cabines et des salles de détente individuelles. Finies les confidences à voix haute et les thérapies de groupe.
Najat
Najat a divorcé après la naissance de son enfant handicapé. Le papa a pris la poudre d’escampette (pas par méchanceté, précise-t-elle pour le protéger, mais il était incapable de faire face à cette épreuve).
Sans qualification, sans diplôme, elle a essayé les petits boulots pour atterrir dans ce hammam où elle s’est bâti une clientèle. Les conditions physiques sont difficiles et le salaire est dérisoire, mais les pourboires et les petits avantages en nature offerts par les clientes tiennent lieu de compensation (vêtements pour elle et son enfant, vaisselle, meubles, médicaments, jouets, fournitures scolaires). Sa maman n’ayant pas de revenu de retraite, elle la paie pour garder l’enfant, rassurée de le savoir en sécurité avec sa grand-mère et soulagée de contribuer modestement au confort matériel de cette dernière.
Partir? Pour aller où? Et sa maman? Ici, Najat a ses repères, son réseau, son savoir-faire qui lui permettra toujours de gagner sa vie dignement sans dépendre d’un homme. En Occident, il faut des diplômes, apprendre une autre langue; le coût de la vie étant plus élevé, un deuxième revenu est indispensable pour élever des enfants, à moins d’avoir un conjoint qui gagne un gros salaire.
Naima
Naima porte une lourde charge familiale. Deux frères diplômés, mais chômeurs, et des parents qui se retrouvent sans revenus de retraite alors qu’ils ont accumulé des petits boulots toute leur vie, juste assez pour survivre, mais sans pouvoir assurer leurs vieux jours.
Quitter et les laisser derrière elle? Ce serait un fardeau financier et mental excessif à assumer à distance. Par ailleurs, Naima a fait le choix de rester auprès d’eux, car cette bulle affective est importante pour son propre confort psychologique . Je ne résiste pas à l’envie de lui demander pourquoi les frères diplômés chômeurs ne mettent pas l’épaule à la roue pour alléger sa charge. Le premier, bachelier, refuse les emplois alimentaires et attend de trouver un travail stimulant (pas aussi harassant que celui de sa sœur qui lui fournit pourtant son argent de poche… GRRR!). Le deuxième a fait une dépression il y a quelques années et, selon Naima, se réfugierait derrière cet épisode et toutes sortes de maladies réelles et imaginaires pour ne pas retourner travailler. Je referme la parenthèse car je sens monter ma colère et celle de Naima.
Bochra
Bochra aussi est divorcée. Une histoire de trahison et d’abandon comme il en existe tant. La pension alimentaire versée aux enfants par le papa ne suffit pas. Elle a travaillé dans les maisons privées comme domestique avant d’atterrir dans le monde des hammams. Elle a investi dans un scooter qui lui permet de circuler librement et en toute sécurité dans la ville, même le soir, en plus d’accepter des petits boulots ici et là, tous les lundis, son jour de congé au Hammam, un moyen de payer l’école privée des enfants et de leur assurer un meilleur avenir que le sien.
Bochra est encore amoureuse de son ex-mari. Partir, ce serait mettre un point final à cette histoire. Elle n’est pas prête. On lui a bien proposé un contrat de travail en Italie, mais son ex ne la laisserait pas émigrer avec les enfants de toutes manières. C’est ce qui lui fait croire que tout n’est pas perdu et que son couple pourrait être resoudé.
En sortant de la salle de détente, je la croise devant la porte. Elle tient à me montrer sa moto, symbole de sa liberté. Tu vois, je ne pourrais pas l’utiliser au Canada. Il fait trop froid. C’est mon instrument de travail maintenant.
Hayat
Quant à Hayat, elle me rit carrément au nez quand je lui demande si elle envisagerait d’émigrer: Tu as vu comment tu es tendue? Ton dos est plus dur que cette dalle en marbre! Pourquoi veux-tu que j’aille m’exiler dans les pays des autres? Pour passer mes journées à travailler, mes soirées à stresser et mes vacances à courir? Moi, quand je rentre chez moi, je suis tellement épuisée que je dors comme un bébé. Et je suis certaine que tu ne travailles pas de tes mains, toi! Un endroit où on dort mal est un endroit où on ne rêve plus. Je préfère rester chez moi, travailler dur le jour et faire de beaux rêves la nuit, pour ne pas perdre espoir.
Hayat se définit comme une personne Hal ou ahwal. Une femme qui a des états d’âme; une façon pudique d’évoquer ses problèmes de santé mentale. Quand elle est envahie par Ahl el Hal (des mauvais génies qui s’échappent parfois de notre garde-robe mentale), elle n’a pas besoin d’expliquer ce qui lui arrive à ses collègues; on la laisse tranquille. Elle fait son chiffre et elle rentre chez elle affronter ses démons.
Je lui mentionne qu’au Canada aussi, il existe aujourd’hui tout un dispositif juridique, administratif et clinique dans les milieux de travail pour soutenir les personnes aux prises avec une santé mentale fragile et les maintenir en emploi. Cause toujours! Hayat a trouvé son équilibre et l’ailleurs ne semble pas faire partie de cet univers onirique qu’elle tient à préserver.
Sanaa
Le cas de Sanaa est plus simple et plus universel : une histoire d’amour et de solidarité entre conjoints. Son mari galérait pour joindre les deux bouts. Les enfants taisaient des besoins importants afin de ne pas accabler leur papa. Pour éviter que son mari craque sous le fardeau, elle a pris le taureau par les cornes. Ce petit boulot, harassant mais nécessaire, permet de mettre du beurre sur les épinards et, surtout, de décharger ses enfants d’une culpabilité et d’une anxiété qu’ils n’ont pas à vivre.
Les histoires de gommeuses se suivent et ne se ressemblent pas. Elles ont pourtant un dénominateur commun: la décision de se retrousser les manches, de gagner sa vie, chez soi, dans la dignité, malgré les obstacles et les limitations.
Et quand je leur demande si elles s’en sortent, la réponse est unanime: Hamdoullah, on est mestourine (abritées, à l’abri de l’indignité).
Ici, elles seraient probablement devenues préposées aux bénéficiaires, une autre catégorie de bienfaitrices nationales.
Je tire mon chapeau à ces héroïnes discrètes, ces grandes dames aux petites mains qui ne recevront jamais la médaille de la bravoure mais qui ne sont pas pour autant impressionnées par les CV de leurs clientes… Des corps alourdis par une accumulation de peaux mortes, qui sortent du hammam, métamorphosées en reines d’un jour, par les bons soins d’une Hayat, d’une Najia, d’une Bochra.
Le dentiste philosophe
Tout est atypique dans ce cabinet. La cour d’entrée avec ses murs en zellige défraichis et sa petite fontaine d’eau. Les objets insolites accrochés, posés sur le sol ou sur des tables. L’assistante aux allures de danseuse de flamenco, avec son maintien impeccable et ses beaux cheveux relevés qui dégagent un visage grave mais affable.
La pièce maitresse demeure toutefois le dentiste lui-même. Un personnage tout droit sorti d’un film d’Almodovar. Iconoclaste et attachant.
Il se dirige d’abord vers ma sœur, sa patiente, qui a pris rendez-vous pour moi, la saluant chaleureusement. Il me fait installer sur la chaise par son assistante et se retire dans son bureau avec mon mari et ma sœur. Il prend des nouvelles de toute la famille. Le ton est donné. La relation humaine est plus importante que les affaires.
C’est pour un nettoyage de routine, une bagatelle pour ce spécialiste qui a pratiqué pendant plus de 12 ans en France après ses études, avant de retourner au Maroc pour enseigner à la faculté de médecine dentaire et tenir son cabinet privé.
Il me parle de sa fille, qui a étudié en psycho avant de se diriger vers les communications, de son papa, de ses voyages. Entre deux jets d’eau dans ma bouche grande ouverte, je pose ma question: a-t-il déjà pensé à émigrer?
Il était bien parti pour une carrière en France. Mais on lui a offert ce poste à l’université au Maroc, et puis il y a eu le cabinet, et le temps a filé, et voilà. Sa vie est désormais ici.
Tout en procédant au nettoyage, il constate que la couronne qui remplace mon incisive gauche est proéminente par rapport à ma dent naturelle du côté droit. Il taille, il s’applique. Je m’amuse, là!
ll me parle de Trump, du wokisme, de l’Ukraine, des aléas de la géopolitique, de la Chine, des faits alternatifs, des troubles identitaires qui agitent le monde.
Quand il me tend un miroir, le résultat est impeccable. Un travail d’orfèvre.
Il m’invite dans son bureau, allume une cigarette (il est un peu transgressif, notre dentiste bohême). Une belle discussion s’ensuit. Il s’intéresse à l’anthropologie, aux arts, à la littérature, il me suggère des lectures.
Lorsque je demande la facture, il semble détaché. Je vais vous faire payer seulement les produits (une somme ridicule). L’esthétique de la dent, c’est un cadeau car vous ne l’aviez pas demandé; et le nettoyage ce n’était pas grand-chose …cadeau aussi.
Je suis surprise, émue, gênée. Je résiste mal, mollement, maladroitement, pas assez; je ne trouve pas les mots justes. Je proteste, en bonne féministe biberonnée à la parité et à l’indépendance financière. Mais j’ai les moyens de payer! Je n’avais pas prévu la réparation mais je peux me rendre au guichet automatique. Idiote que je suis. Il le sait pertinemment mais il était trop élégant pour changer de registre. La rencontre a été amicale, la complicité instantanée. Ma sœur est son amie. Circulez! Je me sauve en rasant les murs avant de commettre un autre impair et de gâcher ce beau moment d’humanité désintéressée.
* * *
Ils sont restés et je suis partie.
Je suis lucide, je n’idéalise pas mon pays d’origine. Je le vois tel qu’il est, avec ses zones d’ombre et de lumière, ses anges et ses démons, avec et sans maquillage. Si c’était le paradis, ils ne seraient pas des millions à l’avoir quitté et des dizaines de milliers à rêver d’ailleurs, quitte à mourir noyés sur des embarcations de fortune en tentant de traverser la Méditerranée.
Ma vie est ici. Mais ceux qui sont restés là-bas me donnent des raisons d’y retourner, aussi souvent que possible. Pour croiser sur ma route un dentiste stoïco-épicurien, qui cultive le lien avec autrui et le sens de la gratuité du geste (rien à voir avec la charité) et des gommeuses remplies de gratitude envers une vie qui ne leur a pourtant pas fait que des cadeaux.
Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.
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