Voir, Toucher, Sentir : habiter plutôt que concevoir l’espace urbain.

--- 17 mai 2025

La beauté est partout dans une ville, la laideur aussi, les deux en éternelle tension.

Le printemps, tardif, arrive enfin dans ma ville. J’hésite — Il me semble que le printemps arrive tard cette année, mais est-il vraiment arrivé plus tard que l’an dernier, que celui d’avant ? Je ne sais plus.

Le temps passe, les saisons aussi, mais derrière un écran d’ordinateur, les changements sont moins palpables, moins immédiats que les images que me propose Microsoft sur son écran de démarrage, ma « fenêtre » sur le monde. Quand j’allume mon ordinateur devant mon premier café du matin, il me présente un carrousel d’images en grand plan pour égayer mes matinées : un colibri se posant sur une fleur de chèvrefeuille; un phare qui illumine la nuit d’un port lointain; des dunes sculptées dans un désert immense, des non-lieux à mille lieues de mon bureau-maison.

Au fil des mois, je vois passer le temps sur les réseaux sociaux. Bien que mes jeunes aient atteint l’âge adulte, plusieurs de mes amies continuent à afficher des photos d’anniversaire de leurs enfants. Bonne fête fiston, je me souviens du jour de ta naissance (il y a vingt ans) comme si c’était hier; du moins, c’est le rappel que me fait Meta dans mon feed.

Le corps encaisse un sevrage de ce monde virtuel comme une agression physique. Le vent, toujours froid, qui souffle toujours trop fort, emmêlant mes cheveux, envoyant les mèches dans ma bouche, faisant remonter des larmes à mes yeux qui n’ont pas l’habitude de cet assaut. La ville qui surgit autour de moi est loin d’être aussi luxuriante, colorée et joyeuse que toutes ces images présentées à l’écran.

C’est peut-être par peur de perdre le contact avec le réel que je replonge dans l’environnement urbain, choisissant de marcher, de prendre le métro, afin de l’habiter pleinement, tel qu’il est. J’en faisais autrefois un mantra quand, amenant les enfants à l’école à pied, je leur répétais : pluie ou beau temps, qu’il neige ou qu’il grêle, on marche pour se rendre à l’école!

En poussant la porte, j’enjambe le gouffre béant qui existe entre les images léchées présentées à l’écran et le monde terriblement authentique et imparfait qui m’attend au bout du trottoir; mais aussi entre l’expérience physique de mon environnement et les déclarations d’intention des politiques, les concertations et les consultations, les félicitations offertes lors des galas et autres cérémonies organisées par un cercle de plus en plus restreint d’individus se gargarisant de leur enthousiasme pour l’environnement, pour la Ville, pour la culture.

Et j’ai des questions :

Une voie construite sur pilotis à 24 mètres de hauteur et sans trains qui roulent dessus, est-ce toujours de la « mobilité » ?

Un projet de rénovation d’hôpital annoncé, mais jamais entamé, est-ce toujours un « investissement en santé » ?

Une ville entourée d’un fleuve qu’on n’aperçoit pas à travers le réseau routier et autres constructions, est-ce toujours une île ?

Un plan d’itinérance qui laisse plus de personnes dans la rue qu’avant son adoption, est-ce toujours un vrai plan ?

Habiter son environnement

Moi, je ne suis pas dans les galas, sinon rarement. Existent-ils pour vrai ? Je les vois défiler sur mon fil LinkedIn. Mais en vrai, en marchant dans ma ville pendant que je tourne ces questions dans ma tête, je sens le réel désagrément des vraies petites roches noires qui craquent sous mes bottes. Vous connaissez ces toutes petites roches pointues que les cols bleus de la ville répandent sur les trottoirs en hiver. Elles persistent longtemps après la fonte des neiges, s’introduisent dans les chaussures, les tapis d’entrée et les marches d’escalier du métro. Qui parle des petites roches ? Qui même leur porte quelque attention qu’il soit ? Existent-elles dans nos imaginaires, autant que les galas ? Je parie que non.

Ces petites roches, symboles du phénomène de l’expérience urbaine, sont invisibles, inexistantes, balayées par d’autres messages introduits dans l’inconscient collectif via des publications et des images punchy, bien encadrées et facilement digestes. Pourtant, s’il y a une expérience commune qui nous unit en tant que citadins, c’est bien l’expérience des petites roches noires sous nos pieds.

On a beau mettre toutes les étiquettes qu’on veut pour vanter les mérites d’une ville accueillante, intelligente, amie des familles et des aînés, ou autre : l’expérience crue de la ville persiste et s’impose à nos sens dès qu’on quitte la bulle du virtuel, le confort du salon ou de son char pour se pointer le nez dehors.

Voir, toucher, sentir

La beauté est partout dans une ville, la laideur aussi, les deux en éternelle tension. Qu’est-ce que la vie, sinon la composition au fil des jours de tout plein de petits moments vécus, signifiants comme insignifiants, colligés en mosaïque, pour former un tout riche et chaotique, qui finit par s’approcher d’une expérience humaine?

L’asphalte fissuré et criblé de trous; les sacs de poubelle noirs, éventrés, leur contenu se répandant pêle-mêle sur le trottoir; l’odeur âcre et humide d’urine qui émane des coins sombres de la station de métro; et les petites roches, les éternelles petites roches concassées qui gâchent mes pas, s’insèrent dans mes semelles, me suivent jusqu’à dans ma maison — tout ça existe en même temps que les arbres majestueux qui nous offrent leur verdure et leur ombre bienveillante; les terrasses qui offrent aux gens mondains un lieu de rencontre; ce banc solitaire qui m’offre du repos; ces bâtiments et pavés dont les vieilles pierres ont témoigné du passage de générations de citadins, traînant avec eux leurs joies et leurs peines.

La ville s’érige et se compose autour de ces éléments divers, un décor vivant qui accueille et sculpte chaque instant de notre quotidien, des moments de grâce comme des moments de détresse. L’âme de la ville est là — non pas dans les lieux érudits, les galas, conférences et sommets. Voir, toucher, sentir cette ville, avec ses parcs et bâtiments, ses routes et trottoirs qui la composent et toutes les personnes qui l’habitent; cette expérience physique du lieu finit par s’imposer, effaçant les traces vite oubliées du virtuel avec ses images sans relief, ses mots sans profondeur.

Il était temps qu’arrive le printemps.


Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.

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