Mettre la hache dans la taxe carbone

--- 21 mars 2025

L'abolition de l'impopulaire tarification du carbone place Steven Guilbeault en porte-à-faux avec les valeurs qu’il a portées tout au long de sa carrière 

Il y a un pacte qu’on fait en entrant dans la vie politique active. Il va comme suit: je vais mettre de côté, voire taire, certaines de mes opinions afin de ne pas nuire à mon équipe politique; en échange, je m’attends à avoir le pouvoir d’effectuer certains changements législatifs qui vont dans le sens de mes valeurs et qui auront un impact tangible sur le pays. 

Heureux celui ou celle qui réussit ce compromis périlleux sans trop compromettre ses principes, et qui en plus « survit » assez longtemps en politique pour voir les retombées positives des politiques adoptées. La vie politique peut être ingrate, les critiques nombreuses et acerbes – mais tout cela importe peu quand on réussit à effectuer des changements positifs réels dans la vie des gens. 

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À Ottawa, un adage résume bien deux dispositions politiques : On fait de la politique soit pour être quelqu’un, soit pour faire quelque chose. 

Steven Guilbeault n’avait pas besoin de faire de la politique pour « être quelqu’un ». Celui qui s’est fait connaître aux Canadiens en escaladant la Tour du CN en 2001 pour dénoncer l’inaction climatique est également cofondateur, avec Laure Waridel, d’Équiterre. Quand il s’est porté aux côtés de Justin Trudeau aux élections fédérales de 2019, Steven Guilbeault portait avec lui l’espoir de tout le milieu environnemental de « faire quelque chose » : agir de manière décisive en faveur de la réduction des émissions de GES au Canada. 

Il se joignait à un gouvernement qui avait déclaré dès 2016 son intention d’appliquer un système de tarification du carbone à l’ensemble du Canada (le Québec avait déjà son propre système, tout comme la Colombie-Britannique et les Territoires du Nord-Ouest). 

L’idée derrière la tarification du carbone est simple: créer une incitation financière pour que les individus et les entreprises réduisent leurs émissions de GES, tout en encourageant les entreprises à développer des produits et services plus écologiques. C’est l’illustration parfaite d’une intervention qui vise à influencer le marché à évoluer dans un sens désiré. 

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Si quelqu’un comprend ce principe, c’est bien Mark Carney, nouvellement assermenté Premier ministre du Canada. 

Lorsqu’il était à la tête de la Banque d’Angleterre, Carney a prononcé un discours remarquable devant la Lloyd’s of London, le 29 septembre, 2015. Intitulé Briser la tragédie des horizons : les changements climatiques et la stabilité financière, le discours réfère à la tragédie des communs – c’est-à-dire la situation où un bien commun (par exemple, l’atmosphère) est dégradé par une exploitation incontrôlée, motivée par un comportement individualiste. Pour prévenir une telle crise, Carney proposait alors d’établir un « budget carbone » qui fixerait des limites à la pollution atmosphérique basées sur le non-dépassement de la cible de + 2° C maximum. 

Comment proposait-il de mettre en oeuvre son idée? Après avoir établi qu’il n’appartient pas à un président de banque centrale de dicter la politique à suivre, il affirmait que c’était aux gouvernements d’agir. Ceux-ci pourraient mettre en place un « corridor de prix » du carbone qui augmenterait au fil du temps jusqu’à ce que le prix converge vers le niveau requis pour compenser pleinement les externalités (les effets néfastes des activités économiques). 

En résumé: Mark Carney l’économiste tenait à l’époque le même discours que le gouvernement Trudeau sur la tarification du carbone comme solution à mettre en place pour éviter la tragédie des horizons, soit le point de rupture de notre système. 

J’imagine que c’est en partie en raison de son appui sans équivoque à la tarification du carbone que Steven Guilbeault a donné son appui à Mark Carney pour la chefferie du Parti libéral du Canada.

Ce que Guilbeault n’avait (peut-être) pas vu venir, c’est la rapidité avec laquelle Carney et le parti Libéral allaient abandonner cette politique afin de se distancier de Justin Trudeau et se mettre à l’abri des attaques de Pierre Poilievre contre cette taxe mal aimée, tenue pour responsable de tous nos problèmes: inflation, augmentation du coût de la vie et frein à la compétitivité canadienne. 

Plus besoin d’élire Poilievre pour « mettre la hache dans la taxe », Carney lui a pris la hache des mains et l’a fait lui-même. 

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Pas si vite! Quelques braves voix s’élèvent encore, faisant valoir les progrès réalisés grâce à la tarification du carbone. 

Selon L’Institut climatique du Canada, nos politiques climatiques – et notamment la tarification du carbone industriel – fonctionnent. Le rapport de mars 2024 montre clairement que, sans ces politiques, les émissions du Canada seraient considérablement plus élevées, atteignant 765 Mt en 2025 et 775 Mt en 2030, soit respectivement 23% et 41% de plus que dans le scénario actuel.

Toujours selon ce rapport, la part des réductions attribuable à la redevance sur les combustibles – c’est-à-dire la taxe qui vise les consommateurs et les PME, plutôt que les grands émetteurs – n’est « que» de 8 à 9 %, ce qui représente entre 19 et 22 Mt. Rappelons que les consommateurs et les PME qui paient ces taxes sont compensés par une remise trimestrielle. Mais le système est jugé trop compliqué à expliquer aux électeurs; on ne peut pas le résumer en un slogan punché

Mark Carney a donc préféré mettre le taux de taxe à zéro, annulant cette tarification qui visait à responsabiliser tout le monde – consommateurs, PME et grands émetteurs – pour que chacun fasse sa part dans l’effort collectif de réduction des émissions. Pour reprendre le langage économique, le signal envoyé au marché est que polluer, pour les PME et les particuliers, c’est OK. 

« Je ne pense pas qu’il existe un monde dans lequel la composante du système de tarification du carbone destinée aux consommateurs reviendra un jour, de quelque manière que ce soit », a-t-il déclaré à la Presse canadienne

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Après cette volte-face, il me semble que le pacte de la politique est brisé. 

Si Steven Guilbeault a pris le poste de Ministre de l’environnement non pas pour être quelqu’un, mais pour faire quelque chose, il devrait remettre en question sa place dans ce gouvernement. Sa nomination comme Ministre de la Culture et de l’Identité canadiennes et Parcs Canada paraît une mince récompense pour l’annulation d’une politique qui nous guidait tranquillement, mais résolument, vers la trajectoire voulue. 

En 2022, Inger Andersen, directrice exécutive du Programme des Nations Unies pour l’environnement, a déclaré que « Nous avons eu l’occasion de procéder à des changements progressifs, mais ce temps est révolu. »
Dans le Canada de 2025, confronté à des menaces graves et inattendues à son économie et à sa souveraineté, il est plus important que jamais de ne pas se laisser influencer par des slogans creux et des discours pompeux. Les temps incertains exigent une réaffirmation de nos valeurs plutôt que l’effacement des progrès accomplis, non sans difficulté, vers un avenir durable.

Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.

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