États-Unis : Il y a urgence à ne pas se presser

--- 24 février 2025

On peut comprendre la réaction de ceux qui proposent de renégocier sans tarder l’entente commerciale Canada-États-Unis-Mexique afin d’éviter à tout prix les tarifs douaniers. Il s’agit néanmoins d’une très mauvaise idée. L’idée est même dangereuse.

Photo: Domino Studio via Unsplash

Vous souvenez-vous du film Don’t look up, sorti en 2021 alors que nous émergions à peine de la crise pandémique ? Dans cette satire tragi-comique de la société américaine contemporaine, une comète géante allait frapper la terre et y annihiler toute forme de vie. Toutefois, en raison du scepticisme ambiant à l’égard de la science, de la désinformation rampante et de l’incrédulité de principe de plusieurs, une majorité d’Américains adhérait à l’idée que tout cela relevait du canular. En refusant de lever les yeux au ciel, on montrait de quel côté on était. Sur les réseaux sociaux, les mots-clés Don’t look up devenaient ainsi un véritable marqueur identitaire. De son côté et après avoir reconnu l’existence du danger, la présidente des États-Unis se laissait convaincre par son plus grand donateur, un milliardaire de la sphère technologique, que la comète représentait une occasion d’affaires. En lançant les vaisseaux de sa société privée dans l’espace, il saurait la désintégrer pour en recueillir les débris constitués de minéraux de grande valeur au bénéfice de sa société et des États-Unis. La présidente annulait donc in extremis une mission ayant beaucoup plus de chance de succès au profit de celle proposée par son donateur. Celle-ci allait finalement échouer et la comète percutait notre planète comme prévu, entraînant la fin de la vie sur terre.

La caricature, me disais-je alors, n’était finalement pas si loin que cela de la réalité. Comment ne pouvait-on pas y reconnaître l’œuvre délétère de la désinformation à l’ère des médias sociaux, le pouvoir de conviction grandissant des fabulations au détriment des preuves scientifiques, l’influence démesurée des techno-milliardaires sur le fonctionnement de la démocratie américaine, de même que la négation encouragée par Donald Trump en campagne des enjeux de santé publique posés par la COVID-19 ? Par ailleurs, comment ne pouvait-on pas voir dans ceux et celles qui relayaient avec ferveur les mots-clés Don’t look up une représentation imagée des plus fanatiques porteurs de la casquette rouge MAGA ?

Quatre ans plus tard et alors que les Américains ont de nouveau porté Donald Trump au pouvoir, il nous faut admettre que les adeptes du Don’t look up se recrutent finalement dans tous les milieux. On les retrouve notamment parmi ceux et celles qui, à l’extérieur des États-Unis, peinent encore à prendre la parole et les gestes de l’homme au sérieux et continuent de croire qu’au-delà du grotesque et du scandaleux de son personnage, Donald Trump finira toujours par se rabattre sur une entente que l’on pourra signer sans que celle-ci ne remette en question nos intérêts fondamentaux ou nos valeurs les plus profondes.

Se rappeler à qui on a affaire

Pour qui nourrirait encore cette illusion, il vaut la peine de rappeler quelques faits. L’homme a refusé de reconnaître sa défaite aux urnes en 2020 et encouragé ses partisans à faire obstruction au transfert pacifique du pouvoir. Ceux et celles de ses partisans qui ont alors pris d’assaut le Capitole, causant des blessures et des morts, ont depuis reçu sa grâce présidentielle. Lorsque la Russie de Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine en 2022, sa première réaction a été de qualifier le dirigeant russe de génie, ne pouvant cacher l’admiration qu’il ressent pour celui que les défenseurs de la démocratie et de la liberté d’opinion, en Russie comme ailleurs, considèrent à juste titre comme un tyran. Il reprend aujourd’hui la version de l’agresseur russe et se désolidarise de l’Ukraine et de l’ensemble des alliés des États-Unis au sein de l’OTAN. L’homme a également récemment signifié non seulement son mépris du droit international, mais également son manque sidérant d’empathie en proposant de déplacer sans espoir de retour la totalité des habitants de Gaza en Jordanie et en Égypte, afin que les États-Unis puissent y réaliser un projet de développement immobilier. Cela en fait déjà beaucoup pour un seul homme, mais à cela il faut ajouter son amour des tarifs douaniers, qu’il souhaite utiliser à son gré et au mépris des accords dûment signés par les États-Unis, afin d’obtenir des concessions de toutes sortes sans offrir la moindre contrepartie en retour.

Voilà donc le contexte objectif dans lequel devrait s’inscrire la réponse des pays européens et du Canada aux multiples menaces proférées contre eux par la nouvelle administration américaine. Les questions liées au futur de l’OTAN et à la sécurité en Europe me préoccupent autant sinon davantage que celles qui sont liées au commerce. Ce sont néanmoins les questions de tarifs douaniers et d’intégration commerciale qui occupent pour l’instant le haut du pavé des préoccupations canadiennes. Cela se comprend. Depuis des décennies, le Canada a fondé une grande partie de sa prospérité économique sur un accès privilégié au marché américain et sur son intégration quasi complète aux chaînes de valeurs nord-américaines. Qu’elle relève du bluff ou pas, la seule remise en question de ces liens par l’administration américaine est de nature à déstabiliser l’économie canadienne, lui imposant, si Trump y donne suite, un long et douloureux processus d’ajustement. On peut comprendre la réaction de ceux qui proposent de renégocier sans tarder l’entente commerciale Canada-États-Unis-Mexique afin d’éviter à tout prix les tarifs douaniers. Il s’agit néanmoins d’une très mauvaise idée. L’idée est même dangereuse.

Jouer la carte du temps

Commençons par le sans tarder. Bien entendu, même les partisans d’une approche de négociation accélérée ne peuvent littéralement prendre l’expression au mot. Lorsque Mark Carney donne raison à François Legault dans une entrevue accordée à Patrice Roy sur les ondes de Radio-Canada, il ne peut avoir d’autres calendriers en tête que celui qui sera sur la table du nouveau gouvernement qui sera formé après les prochaines élections fédérales, élections qui seront tenues fort probablement au printemps prochain. Même dans ce cas, il faudra que ce nouveau gouvernement ait eu auparavant le temps de rassembler l’ensemble des provinces, de même que les forces vives de l’économie canadienne, autour d’une stratégie et d’objectifs communs. Cela laisse donc des semaines et même des mois au président Trump pour mettre ou non à exécution l’une ou l’autre de ses nombreuses menaces. Cela laisse également au Canada le temps de répliquer avec ses propres représailles. Dit autrement, il sera impossible d’éviter le déclenchement d’une guerre commerciale de plus ou moins grande ampleur avant le début de toute renégociation hâtive de l’entente actuelle si, bien entendu, le déclenchement d’une telle guerre est le désir réel de l’administration Trump.

Aux questions essentiellement pragmatiques de calendrier s’ajoutent également des considérations plus stratégiques. Bien qu’il ait déjà réussi à déstabiliser autant le monde que son propre pays, Trump n’est encore qu’au tout début de son mandat. Même s’il s’emploie avec méthode à affaiblir les contre-pouvoirs existant aux États-Unis, il ne contrôle ni les chiffres de l’inflation ni les cours de la bourse. Par ailleurs, les électeurs américains ne sont pas tous des fanatiques MAGA ayant perdu tout sens critique. De ces trois points de vue, le temps n’est probablement pas l’allié de Trump. Même un leader autoritaire comme lui a besoin d’être populaire et sa popularité est peut-être déjà en train de s’éroder. Pour le Canada, il est donc extrêmement important de jouer la carte du temps et de laisser les pressions internes américaines enlever à ce président une bonne partie de sa hauteur. Qui sait, davantage d’élus républicains au Congrès pourraient même retrouver des vertus à l’affichage d’une saine indépendance d’esprit, lorsque soumis à la pression conjuguée de l’opinion publique et des entreprises ayant tout à perdre d’une guerre commerciale totale.

Tout cela pour dire que le temps permettra sans doute de diminuer le prix de toute négociation future avec les États-Unis et que nous aurons de toute façon besoin de ce temps pour mieux définir nos objectifs et nous rassembler autour d’une stratégie commune. La réflexion la plus sérieuse qui s’impose à nous est justement celle des objectifs, puisque même diminué par les pressions internes qui se seront entretemps exercées sur Trump, le prix payé pour s’entendre d’une manière ou d’une autre avec les États-Unis resterait exorbitant s’il devait nous empêcher de réaliser nos objectifs à long terme. C’est là où nous devons éviter de tomber dans le piège du Don’t look up.

Ne rien signer qui renforcerait notre dépendance à l’égard des États-Unis

Cela fait déjà quelques années que le monde évolue dans une direction bien différente de celle que nous avons connue suivant la chute du mur de Berlin, la multiplication des traités de libre-échange, la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’entrée de la Chine dans le système multilatéral, et l’explosion des technologies réduisant l’impact des distances autant physiques que virtuelles entre les pays. Les rivalités entre grandes puissances reprennent la place prépondérante qu’elles ont pratiquement toujours eue dans l’histoire. Notre monde évoluait vers davantage de protectionnisme et de rivalités géopolitiques avant même que Trump ne confirme, par sa deuxième victoire dans l’urne, qu’il n’était pas un accident de l’histoire mais plutôt qu’il en écrivait des pages entières. À court terme, je n’exclurais même pas la possibilité qu’après s’être retirés de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les États-Unis se retirent également de l’OMC, rendant ainsi inopérantes les règles déjà passablement amochées qui visaient à éviter que l’unilatéralisme des plus forts ne fasse la loi en matière de commerce international.

Certains espéreront une nouvelle alternance politique aux États-Unis qui ramènerait l’amitié, la décence et le respect des règles qui nous permettraient de continuer de prospérer dans le cocon de notre relation historiquement privilégiée avec les États-Unis. C’est possible que cela arrive, mais le doute est permis. Il faut tout de même prendre acte du fait que le système politique américain a montré deux fois plutôt qu’une sa capacité de mettre au pouvoir un homme comme Trump sachant pertinemment, au moins la deuxième fois, à qui il avait affaire. Trump partira un jour, mais qu’un semblable lui succède ou non, tout cela laissera des séquelles.

Le Canada a déjà mis beaucoup d’œufs dans le seul panier des États-Unis et se retrouve aujourd’hui dans une situation de grande vulnérabilité. Il ne faudrait surtout pas qu’il en mette davantage à la faveur d’une nouvelle entente avec son voisin. Au cours des prochaines années, le Canada devra mettre l’accent sur son marché intérieur tout en diversifiant son commerce et ses partenariats économiques extérieurs. Il nous faut absolument éviter qu’une nouvelle entente avec les États-Unis nous mette des entraves et rende plus ardue, voire impossible, cette réorientation nécessaire. Il ne s’agit pas de nier l’évidence de notre position géographique. Tôt ou tard, il nous faudra évidemment trouver un nouveau modus vivendi avec les États-Unis. Il faudra cependant nous assurer qu’il soit compatible avec notre souveraineté, notre dignité, nos objectifs et notre prospérité à long terme.

Puisque ce prochain rendez-vous est inévitable, prenons le temps de bien le préparer et de nous présenter à la table que lorsque nous serons en position de force. Faisons-le avec la vision claire de ce que sont nos meilleurs intérêts à long terme, en regardant le monde tel qu’il est aujourd’hui, tel qu’il évolue, et non tel qu’il a été dans un passé révolu. Dans nos relations avec les États-Unis, il y a urgence à ne pas se presser.


Martin Coiteux est économiste. Professeur aux premiers temps de sa carrière, son parcours l’a ensuite conduit de la Banque du Canada à la vie politique au cours de laquelle il a été député et ministre, et plus récemment à la Caisse de dépôt et placement du Québec où il a occupé le rôle de chef de l’analyse économique et de la stratégie globale. Il se consacre désormais à des activités d’éducation économique dans une optique citoyenne, notamment à HEC Montréal où il est professeur associé.

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