Un « nouveau » modèle d’intégration… vraiment?
Toutes les tentatives visant à prôner un modèle politique québécois de vivre-ensemble se sont heurtées aux mêmes objections d’ordre pratique

DE LA CONVERGENCE CULTURELLE AU VIRAGE CIVIQUE
Le ministre de l’Immigration a soumis le 30 janvier dernier un projet de loi sur « l’intégration nationale » des immigrants au Québec.
Le projet en question met l’accent sur la cohésion sociale et l’adhésion à des valeurs communes, notamment la laïcité, l’égalité homme-femme et le fait français.
On y avance également l’idée d’un contrat social, fondé sur le principe de la responsabilité partagée de l’intégration entre les immigrants et leur société d’accueil, chacune des deux parties devant contribuer à la réalisation de cette cohésion sociale.
La recherche d’un modèle d’intégration des immigrants et de vivre-ensemble concurrent au multiculturalisme canadien ne date pas d’hier. Tous les partis politiques qui se sont succédé au pouvoir depuis plus de quarante ans ont tenté de dessiner les contours d’une politique qui refléterait davantage le caractère distinct du Québec et qui tiendrait compte de l’enjeu de la survie du fait français.
Le concept de convergence culturelle était déjà la pierre angulaire de la Politique québécoise du développement culturel, adoptée par le Parti Québécois en 1978, et du plan d’action[1] qui en découla en 1981.
L’extrait ci-après illustre le souci à l’époque, encore manifeste aujourd’hui, de se dissocier du multiculturalisme canadien, tout en anticipant les critiques. La principale objection consiste en effet à présenter le « modèle québécois » d’intégration comme assimilationniste, incompatible avec la reconnaissance du pluralisme constitutif de la société québécoise, tandis que l’idéal multiculturaliste serait inclusif et respectueux du droit à la différence.
« Pour le gouvernement du Québec, le souci d’affirmer le caractère francophone de notre société n’a jamais été dissocié de la reconnaissance du caractère pluraliste de notre héritage culturel ».
En 1990, le parti libéral au pouvoir se dotait d’un Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration[2], appuyé sur un contrat moral qui lierait le Québec à ses immigrants.
Le contrat en question s’articulait autour des éléments suivants :
- Le français, langue commune de la vie publique ;
- Une société démocratique, où la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées ;
- Une société pluraliste, ouverte aux apports multiples, dans les limites qu’imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l’échange intercommunautaire.
La laïcité n’était pas mentionnée explicitement dans le document, mais la question religieuse et la nécessité de se pencher sur la dimension potentiellement conflictuelle des demandes d’accommodement liées à des motifs religieux y étaient évoquées :
« De telles situations peuvent engendrer des tensions, et ce, tout particulièrement dans un contexte où la diversité religieuse devient de plus en plus importante au sein du mouvement migratoire. Il n’existe pas de solution universelle à cette problématique, qui soulève par ailleurs diverses questions de droit qui n’ont pas encore été explorées… il est probable qu’une grande partie des situations potentiellement conflictuelles pourront être résolues si les parties réussissent à distinguer l’essentiel de l’accessoire dans leurs préoccupations de piété, d’une part, et d’efficacité, d’autre part. »
Par ailleurs, en 1991, la ministre libérale de l’immigration Monique Gagnon-Tremblay publiait une lettre dans le journal La Presse intitulée « il existe une culture publique commune au Québec », pour promouvoir et réaffirmer les grands principes de l’énoncé de politique adopté par son ministère un an plus tôt, en y ajoutant l’égalité homme-femme (une allusion indirecte aux religions comme « menaces » potentielles) et la résolution pacifique des conflits, en guise de valeurs québécoises non négociables.
En 1996, le Parti Québécois renommait son ministère de l’Immigration « ministère des relations avec les citoyens » et élargissait son mandat à d’autres populations vulnérables à l’exclusion, comme les jeunes et les aînés. Ce virage civique était amorcé au lendemain de la première controverse entourant le port des signes religieux à l’école publique[3] ayant éclaté en 1994. Après plusieurs mois de débats houleux, le gouvernement faisait en quelque sorte le pari suivant : les différences nous divisent et nous devrions miser sur ce qui nous rassemble, à savoir l’identité civique commune.
Le nouveau paradigme était « l’exclusion zéro » : en plaçant plusieurs populations vulnérables sous la responsabilité d’un ministère jusque-là consacré à l’intégration des immigrants, le gouvernement affirmait vouloir s’attaquer aux facteurs et au processus de fabrication de l’exclusion, quel que soit le groupe qui en était victime.
Durant cette parenthèse, les organismes subventionnés voués à l’intégration des personnes immigrantes devaient respecter certaines conditions comme la diversification de leur conseil d’administration ou encore le recentrage de leurs activités sur l’éducation aux droits et responsabilités citoyennes, plutôt que sur la formation interculturelle ou les projets à saveur monoethnique.
Notons à ce chapitre que le ministre Roberge évoquait aussi son intention de rendre les subventions à ces organismes conditionnelles au respect des principes de la loi-cadre.
RETOUR À LA CASE DÉPART
En 2000, dans la foulée des débats entourant la Loi sur la clarté et la Loi respectant l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec, le nouveau ministre péquiste responsable du MRCI, Robert Perreault, convoqua un Forum national sur la citoyenneté et l’intégration.
Le document soumis à la consultation publique a suscité une vive polémique chez les acteurs de la société civile, appelés à se prononcer sur les contours d’une citoyenneté québécoise qui transcenderait les identités ethniques et les particularismes.
Certes, on a entendu des citoyens issus de l’immigration applaudir ce qu’ils considéraient comme une approche inclusive qui ne les traitait plus comme d’éternels immigrants en les associant à des « communautés culturelles », mais comme des citoyens à part entière.
Néanmoins, des leaders ethniques et des représentants de la société civile y ont plutôt vu une propagande souverainiste, une négation des identités multiples, un déni des discriminations et des obstacles systémiques à la pleine participation des groupes vulnérables, sans compter le peu de place accordé à la diversité culturelle comme élément constitutif de l’identité québécoise.
Certains intellectuels québécois ont dénoncé une vision obsolète, ethnique, nationaliste, patriotique, en décalage avec une conception postmoderne de la citoyenneté[5], telle que théorisée par des auteurs comme Habermas.
En 2013, un autre gouvernement péquiste reprenait à son compte la notion de valeurs négociables et non négociables pour justifier l’adoption d’une charte des valeurs ; et c’est ironiquement l’opposition libérale qui dénonçait le recours à cette terminologie, en affirmant qu’on ne pouvait légiférer en matière de valeurs.
Plus tôt, en 2007, un autre gouvernement libéral avait confié le mandat à la commission Taylor-Bouchard de proposer des balises pour gérer les demandes d’accommodement et de réfléchir à un modèle d’aménagement du pluralisme adapté au contexte et au caractère distinct du Québec. Le rapport final proposait encore l’interculturalisme, une continuité de l’énoncé de politique de 1990. Le jour de la marmotte ?
LE DIABLE EST DANS LES DÉTAILS
Les repères chronologiques fournis dans ce texte nous rappellent que le diable est dans les détails et que toutes les tentatives visant à prôner un modèle politique québécois de vivre-ensemble se sont heurtées aux mêmes objections d’ordre pratique : avant de parler de cohésion sociale, il faut reconnaître les obstacles à l’intégration, le Québec n’est pas un pays, la citoyenneté québécoise est symbolique, pas juridique, etc.
Du reste, les modèles proposés soulevaient des questions d’ordre philosophique et politique : comment définir l’identité québécoise sans la folkloriser ou la fossiliser ? Où placer le curseur du commun ? Sur les valeurs de la Révolution tranquille ? Quelle est la part de la transmission et de la construction dans la définition et l’articulation de la culture commune ? Les immigrants de 2e et 3e générations font-ils partie des accueillants ou des accueillis ? Quel est l’apport des différentes vagues d’immigration au patrimoine commun ? Comment reconnaître cet apport sans diluer le fait francophone dans un tout pluraliste ? Pourquoi la France n’a-t-elle pas réussi à contrer les crispations identitaires, malgré une laïcité ancrée dans son histoire et un idéal républicain qui se réclame des valeurs humanistes universelles ?
Le souci de recréer le lien et de repenser le bien commun est plus que légitime, dans notre contexte marqué par le délitement du tissu social et par les menaces émanant de nos voisins du sud. La tâche est toutefois délicate, à l’heure où la notion même de valeurs universelles ou communes est mise à mal par la fracture entre les courants décolonialiste et universaliste (au Québec comme en France ou ailleurs) et alors que la Cour suprême vient de nous rappeler qu’elle aura toujours le loisir de statuer sur la constitutionnalité des lois adoptées par le législateur québécois.
Sans compter l’éléphant dans la pièce : de quoi cette urgence de réaffirmer des valeurs communes est-elle le symptôme ? Si l’objectif est de contrer les crispations identitaires des deux côtés du spectre idéologique, il nous faudra bien plus qu’un projet de loi-cadre.
._._._.
[1] Autant de façons d’être Québécois, Plan d’action du gouvernement du Québec à l’intention des communautés culturelles, Québec, ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration, 1981.
[2] Au Québec, pour bâtir ensemble. Ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration du Québec. 1990
[3] https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2178433
[5] Juteau, Danielle (2000). « Ambiguïtés de la citoyenneté au Québec », Conférence Desjardins, prononcée dans le cadre du programme des études sur le Québec, Université McGill, Montréal, 8 novembre.
Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.
1 Commentaire
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Merci . Jean-Luc .