Luigi Mangione, cupidité et vigilantisme

--- 11 décembre 2024

La nature humaine a horreur du vide juridique

Il y a une vingtaine d’années, je travaillais comme avocat en droit des affaires à New York.

Mon bureau était situé au coin de la 6e avenue et de la 49e rue, voisin de Fox News, en face du Radio City Music Hall. L’immeuble était à cinq coins de rue de l’endroit où Brian Thompson, le PDG de UnitedHealthcare, une des plus grandes compagnies d’assurance médicale des États-Unis, a été assassiné le matin du 4 décembre. 

Un suspect, Luigi Mangione, a été arrêté lundi. 

La peine de mort sur la 49e rue

Dans les grands cabinets de New York, à l’époque du moins, la vaste majorité des jeunes avocats étaient d’allégeance Démocrate. Bien sûr, il y avait des exceptions. Pendant quelques mois, j’ai travaillé étroitement avec un collègue un peu plus âgé que moi, compétent, et Républicain jusqu’au bout des ongles. Appelons-le Mario. Sur l’horizon politique de ce cabinet plutôt progressiste, j’étais un révolutionnaire de gauche, et Mario un libertarien militant. Il était clair qu’on verrait des flammèches tôt ou tard. Et elles vinrent, sur plusieurs sujets, notamment à propos de la peine de mort. 

C’était un thème sur lequel j’avais le sentiment d’être particulièrement solide. Aucun argument éthique, juridique, social ou utilitaire valable ne me semblait justifier la peine capitale. Ce châtiment m’apparaissait manifestement cruel, constitutionnellement discutable, statistiquement discriminatoire et dépourvu de tout effet dissuasif. J’attendais Mario de pied ferme.

Et puis j’ai été pris de court. 

Pas parce que mes arguments ont été réfutés. Au contraire, Mario a essentiellement tout concédé. Mais, m’avait-il expliqué, j’avais raté l’essentiel: si tu interdis la peine de mort dans les États qui la veulent, tu vas te retrouver avec des lynchages. Son argument était que, pour les résidents de ces États, la peine de mort est le seul châtiment légitime pour certains crimes et si l’État refusait d’appliquer cette sentence, les individus n’auraient d’autre choix que de se faire justice eux-mêmes. Autrement dit, le maintien de la peine capitale – administrée par l’État, au terme d’un processus judiciaire théoriquement juste, transparent et impartial – servait d’ultime rempart contre le vigilantisme et l’anarchie.  

Je ne suis pas favorable au vigilantisme et à l’anarchie, mais je ne suis pas pour autant devenu partisan de la peine de mort. À l’époque comme aujourd’hui, ma position est essentiellement celle de Tolkien: Nombreux sont ceux qui vivent et méritent la mort. Et certains qui meurent méritent la vie. Pouvez-vous la leur donner? Alors ne soyez pas trop prompt à dispenser la mort en jugement

Mais ce foutu Mario m’avait fait réfléchir. 

Vigilantisme et capitalisme

Brian Thompson a été assassiné vers 6h45 du matin à la sortie de son hôtel, en route vers une rencontre avec des investisseurs, à moins de 500 mètres de mon bureau d’antan. Le tueur a pris la fuite. Les mots delay, deny et depose étaient gravés sur des cartouches retrouvées sur les lieux du meurtre. Ils rappellent le titre d’un essai de Jay M. Feinman, professeur de droit à l’université Rutgers, à propos du secteur de l’assurance aux États-Unis. 

Luigi Mangione, le suspect arrêté lundi, est un ingénieur informatique de 26 ans qu’on a retrouvé en Pennsylvanie avec une fausse carte d’identité, une arme à feu, un silencieux, et un manifeste attaquant l’industrie de l’assurance médicale pour ses pratiques qui placent les profits avant le soin des personnes. UnitedHealthcare, le plus grand assureur médical des États-Unis, était particulièrement visé. Depuis son arrestation, plusieurs articles ont brossé des portraits de ce jeune homme talentueux, issu d’une riche famille de Baltimore, qui a choisi de déclarer la guerre à la cupidité corporative. Mangione semble notamment avoir été influencé par le manifeste du Unabomber, que j’avais moi-même lu jadis au cours des trop longues heures passées dans mon bureau de la 6e avenue.

Les causes profondes

J’ignore comment mon ancien collègue Mario décrirait cet assassinat. Un geste de barbarie ou de terrorisme, sans doute. 

Mais il me semble qu’on puisse assez facilement considérer ce meurtre comme une forme de vigilantisme: le geste d’un homme qui, constatant l’impunité avec laquelle des individus peuvent ruiner la vie d’autrui et l’inertie des institutions face au problème, a décidé d’administrer lui-même la justice qu’il jugeait légitime. On dit que la nature a horreur du vide. Luigi Mangione était sans doute convaincu que son geste comblait un vide juridique. 

Or il s’avère que, dans les faits, la loi n’est pas muette sur la maximisation des profits des entreprises. La cupidité corporative ne sort pas de nulle part.

En droit des affaires américain (la loi du Delaware est l’exemple type), les dirigeants d’entreprise ont l’obligation fiduciaire d’agir dans le meilleur intérêt de la compagnie et de ses actionnaires. Au moment de prendre des décisions, les administrateurs peuvent considérer un certain nombre de facteurs – employés, environnement, communautés locales, etc. – mais, au bout du compte, c’est toujours le meilleur intérêt de l’entreprise et des actionnaires qui doit primer. C’est la loi. 

Même si certains prétendent que le droit canadien est très différent du droit américain, la règle est essentiellement interprétée et appliquée de la même manière. En pratique, il n’y a aucune différence substantielle entre les obligations fiduciaires des dirigeants d’entreprise du Canada et des États-Unis: l’intérêt de l’entreprise, qu’on assimile régulièrement aux profits des actionnaires, doit passer avant tout le reste. 

Voilà pourquoi UnitedHealthcare et le reste de l’industrie font passer leurs profits avant les réclamations des assurés. Voilà pourquoi, en matière climatique, les entreprises parlent de «risques et d’opportunités» d’affaires – et non d’impacts sur la planète: parce que les compagnies ne peuvent verdir leurs opérations que si c’est dans leur intérêt financier. Voilà pourquoi des milliers de consultants publient chaque semaine des études visant à démontrer que «faire la bonne chose» est «une bonne affaire»: parce que les entreprises n’ont pas le droit de «faire la bonne chose» si leur rentabilité en souffre le moindrement. Il n’est pas exagéré de dire qu’en vertu du régime actuel, la loi interdit aux entreprises de faire autre chose que de défendre leurs intérêts et de chercher leur profit.   

Au Royaume-Uni (Better Business Act) et au Canada (Loi sur l’entreprise du 21e siècle), des projets de loi tentent de s’attaquer au cœur du problème et de réformer l’ADN de ce capitalisme ravageur. La British Academy a dédié tout un programme de recherche à la raison d’être de l’entreprise moderne. La France a fait de même il y a quelques années. Même aux États-Unis, le débat fait rage, porté par des voix fortes et influentes. 

Mon collègue Mario voulait empêcher le vigilantisme et l’anarchie en s’assurant que l’État légifère et châtie – qu’il rende justice – de manière équitable et adéquate. Vingt ans plus tard, son argument me semble plus convaincant que jamais. Pour quiconque veut éviter d’autres lynchages sur la 6e avenue – et j’en suis – je propose toutefois que ce n’est pas le code criminel ou la peine capitale qu’il faut réformer. Cette fois, c’est au droit des entreprises qu’il faut s’attaquer. 


Jérôme Lussier s’intéresse aux enjeux sociaux, politiques et économiques. Juriste, journaliste et idéaliste, il a tenu un blogue au VOIR et à L'Actualité et a occupé divers postes en stratégie et en politiques publiques, incluant à l'Assemblée nationale du Québec, à la CDPQ et au Sénat du Canada.

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