Les intellectuels et le débat public

--- 2 novembre 2024

Les seuls indicateurs de pertinence et de fiabilité d’une parole publique aujourd’hui sont la capacité de bien formuler les enjeux, d’appuyer ses constats sur un va et vient entre l’horizon et le rétroviseur, de penser contre soi et de surveiller ses angles morts.

Photo: Mika Baumeister via Unsplash
CEUX QUI NE DOUTENT DE RIEN : OPINIONEUX ET IDÉOLOGUES

L’état du débat public et la confiscation de la parole par les professionnels de l’opinion font couler beaucoup d’encre depuis quelques années.

C’est comme si on avait subitement pris conscience de la gravité de la situation et de ses conséquences sur la confiance du public envers les médias.

Et pourtant, il suffit d’observer les joutes entourant les questions sociales et politiques au Québec, dans les médias traditionnels et les médias sociaux, pour en saisir les ressorts et constater les dérives.

Sur plusieurs tribunes, les questions débattues n’ont pas fini d’être posées par les animateurs que déjà les réponses des invités fusent. De ces réponses tranchantes, présomptueuses et péremptoires, égrainées comme un chapelet de vérités dont les professionnels du coup de gueule et les opinioneux de carrière ont le secret.

Umberto Eco a fort bien caricaturé cette dictature des influenceurs de tout acabit et de tous horizons devenus faiseurs d’opinion.

« Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel ».

Devant ce mélange des genres et ce glissement du terrain de l’analyse vers celui de l’impression, on pourrait être tenté de verser dans la condescendance et conclure qu’il y aurait d’un côté une parole primaire, celle des témoins, fondée sur le vécu, et de l’autre, une parole supérieure, celle des spécialistes, appuyée sur le savoir.

Entre les deux, les journalistes agiraient comme médiateurs impartiaux, capables de replacer la parole des témoins dans son registre (l’expérience) et de questionner celle des experts, afin de s’assurer qu’elle n’est pas biaisée et que ces spécialistes ne se réfugient pas derrière leur statut pour tenter d’infléchir l’opinion publique au lieu de s’appliquer à l’éclairer, en lui dévoilant l’ensemble des éléments à prendre en compte et en faisant confiance à son intelligence.

Mais ce n’est pas si simple.

Tout d’abord, la frontière entre les influenceurs et les spécialistes est de moins en moins étanche. Les réseaux sociaux sont devenus un canal obligé pour beaucoup d’experts qui l’empruntent pour faire connaitre leurs travaux et participer au débat public.

L’objectif est louable et légitime mais c’est là que les frontières se brouillent. Cette présence virtuelle finit par les transformer en influenceurs parmi d’autres. Elle les pousse parfois à jouer le même jeu. En occupant le même espace de prise de parole, ceux qui choisissent cette voie deviennent prisonniers du même dispositif et contraints à utiliser des procédés similaires.

Le dispositif en question, pas très sophistiqué, s’avère néanmoins efficace, comme tous les simplismes. Vous utilisez une seule et unique grille d’analyse pour interpréter tous les phénomènes de société. Vous appelez l’anecdote, le sarcasme, les clichés ou l’émotion à la rescousse quand vous êtes en panne d’arguments. Une armée de soldats anonymes sont camouflés derrière leur clavier pour vous applaudir et tirer sur vos contradicteurs (dénigrement, disqualification, procès d’intention et culpabilité par association).

En bon pompier pyromane, vous adoptez une rhétorique de cour d’école (« c’est l’autre camp qui a commencé, celui qui le dit c’est celui qui l’est »), afin de bien verrouiller le débat et de garantir l’impasse qui justifiera cette guerre civile que vous appelez de vos vœux.

Pour défendre l’indéfendable, la violence, les raccourcis intellectuels et l’indignation à géométrie variable, vous décrétez l’état d’urgence et vous réécrivez l’histoire pour en redessiner la frontière qui sépare le bon du mauvais côté. Vous déclarez que la neutralité est une prise de position en faveur du clan du mal et que l’indépendance d’esprit est une manifestation de lâcheté.

Et ceux qui vous tendent le micro vous facilitent la tache en vous assignant à résidence doctrinaire : êtes-vous pour ou contre ?

Le public aime les grandes gueules dit-on, celles qui n’ont pas peur d’afficher leurs couleurs, de réagir à chaud aux évènements, à coup de « je pense, je crois et quand j’étais … », sachant par ailleurs qu’elles ne seront jamais imputables pour leurs analyses improvisées, leur manque de recul et leurs prophéties saupoudrées d’anecdotes inspirées de leurs fonctions antérieures, comme si c’était un gage de validité et de pertinence. Comment, par exemple, renouveler la culture politique, quand ceux qui la font sont soumis à la ligne de parti et ceux qui la commentent sont teintés par leur passé, biaisés par leurs réflexes, liés par leurs amitiés, leurs loyautés et parfois par leurs ambitions de retour?

Bref, ceux qui ne doutent de rien font l’opinion publique.

Certains experts et certains témoins ont ceci en commun : tous les deux abusent de l’argument d’autorité. Les premiers invoquent la science pour masquer leur parti pris idéologique et les seconds invoquent l’expérience pour transformer des épiphénomènes en priorités nationales.

Les modestes et les « douteurs » seront confondus, invalidés, bousculés, questionnés sur leur capacité réelle à alimenter le débat public. Et pourtant, le fameux « je sais que je ne sais rien » de Socrate n’a jamais été aussi criant d’actualité. L’expérience nous fait réaliser qu’il devient difficile de préfigurer l’avenir, que nos prédictions sont aléatoires, que les caprices de la géopolitique, du climat ou de l’économie peuvent transformer rapidement une analyse avant-gardiste en thèse obsolète.

Les choses vont vite, très vite, les codes changent et ces lunettes qu’on ne prend pas la peine d’ajuster se transforment en prismes.

Les seuls indicateurs de pertinence et de fiabilité d’une parole publique aujourd’hui sont la capacité de bien formuler les enjeux, d’appuyer ses constats sur un va et vient entre l’horizon et le rétroviseur, de penser contre soi et de surveiller ses angles morts.

LES UNIVERSITAIRES ET LE TERRAIN : COLLABORATION OU CONNIVENCE ?

Lorsque le bruit ambiant brouille les lignes et obstrue l’intelligence collective, on appelle les experts à la rescousse. Les penseurs ne sont hélas pas toujours au rendez-vous ou se présentent en se trompant d’heure et de lieu.

Ceux qui ont une pensée profonde préfèrent se faire rare ou se tenir loin du brouhaha qui ne laisse aucune place à la prise en compte de la complexité du monde. Ils sont majoritaires fort heureusement.

Ceux qui veulent rayonner et satisfaire leur égo font dans la compromission et n’apportent aucune valeur ajoutée au débat.

Ceux qui ont déserté la science pour embrasser l’idéologie véhiculent une conception dévoyée du rôle de l’intellectuel engagé dans la cité. Ils parlent pour leur clan, sous couvert de défense d’une certaine conception de la vie bonne, prennent des libertés avec la rigueur. Leurs recommandations semblent écrites d’avance, avant même que leurs hypothèses aient été soumises à l’épreuve des faits et de l’analyse. Certains se font ventriloques du milieu en restituant fidèlement la parole de leurs sujets d’étude, après avoir négocié avec eux les questions à poser et l’angle à privilégier.

À ce stade de la compromission, ce n’est plus une recherche, c’est une commande.

Une étude sérieuse suppose qu’on interroge le milieu et la littérature scientifique (toute la littérature, pas seulement les thèses qui confortent notre point de vue) avant de tirer des conclusions.

De plus, les organismes subventionnaires les encouragent dans ce sens. L’engouement pour les savoirs expérientiels et la co-construction de savoirs avec les sujets d’études oblige certains chercheurs en sciences humaines et sociales à tourner les coins ronds et à recourir à des méthodologies bancales.

D’autres adhèrent volontairement à ces approches et confondent la prise en compte nécessaire du point de vue du terrain avec l’obligation de se faire les portevoix de ses doléances, sans recul et sans prise de distance critique.

Qu’on se comprenne bien. Il est important pour les chercheurs de respecter l’expérience des gens de terrain dans l’analyse des phénomènes sociaux et dans la formulation des solutions. Il n’est pas question d’arriver en conquérant dans un milieu, d’adopter la posture du sachant en vampirisant les populations étudiées pour garnir la section de son CV consacrée aux publications.

Mais entre l’intégration des perspectives et la connivence, il n’y a qu’un pas.

Quand des chercheurs sont considérés comme des alliés par leur terrain de prédilection, il leur devient difficile de formuler une pensée indépendante sur les enjeux qu’ils sont censés documenter.

Tous et toutes n’ont pas la capacité (et la volonté) de retirer leur chapeau de militant (d’intellectuel engagé) quand vient le moment de coiffer leur casquette de chercheur, avec les exigences éthiques que cela suppose.

LE ROLE DES INTELLECTUELS : SE TAIRE, QUESTIONNER OU DÉCLAMER ?

Certes, les universitaires et les journalistes, à la différence des chroniqueurs et des influenceurs qui peuvent se prononcer sur divers enjeux politiques et sociaux, sont contraints par la nature de leur démarche et limités par leur champ d’expertise, cette zone de confort dont ils tirent leur légitimité.

Plusieurs déclinent l’invitation qui leur est faite de se prononcer publiquement sur des questions sociales, culturelles ou politiques, parce qu’Ils craignent de brûler leur capital de crédibilité et de se faire reprocher d’être devenus des professionnels de l’opinion.

Et pourtant, plus que jamais, il est du devoir des intellectuels de prendre part à la réflexion publique. Je parle ici des intellectuels au sens large, pas uniquement les universitaires, mais également les auteurs, les créateurs, les citoyens engagés autodidactes. Des autodidactes dont la polyvalence et l’érudition n’ont rien à envier à certains universitaires archi-spécialisés, qui utilisent leur statut comme cache sexe à leur manque de culture générale ou à leur posture bien plus idéologique que scientifique.

Les voix éclairantes, intelligibles et indépendantes ne manquent pas dans le paysage intellectuel québécois. Ni les esprits libres et les têtes bien faites.

Sartre décrivait les intellectuels comme des « personnes qui, ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et se mêler de ce qui ne les regarde pas. »

Cette définition résonne aujourd’hui comme un appel urgent lancé aux penseurs, pour les enjoindre à faire montre de courage et à participer à la joute, sans toutefois abuser de leur privilège et sans prétendre détenir la vérité. A se mêler de ce qui ne les regarde pas avec probité, humilité, discernement, sens des responsabilités, introspection et respect de l’intelligence de leurs concitoyens. À se taire parfois, pour prendre le temps de se faire une tête.

À questionner et douter à voix haute, pour empêcher ceux qui ne doutent de rien de devenir les nouveaux piliers de l’information et les mamelles de l’opinion publique québécoise.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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