L’UDA en grève

--- 25 octobre 2024

Aucune industrie n’aurait permis à ses travailleurs de fournir des services pendant autant d’années à des niveaux de rémunération aussi bas, sous prétexte que les services sont fournis dans un contexte d’expérimentation et de nouvelles technologies aux profits très incertains

Attention divulgâcheur : l’auteure de ce texte est membre de l’UDA.

Attention divulgâcheur bis : l’auteure de ce texte a porté le chapeau de productrice pour différents projets artistiques à micro budget.

Attention divulgâcheur rebis : l’auteure de ce texte est docteure en droit, dont la thèse portait sur la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma (avant sa réforme et son nouveau nom de 2022, familièrement désignée comme la Loi sur le statut de l’artiste)

Autant dire que je suis totalement absorbée par le sujet discuté dans le présent texte, à la fois partie demanderesse, défenderesse et juge! Autant pour l’objectivité… Mais comme ce texte n’en est pas un scientifique, je me le permets en le basant uniquement sur mes opinions.

Il se veut une réaction au communiqué de l’Association québécoise de production médiatique (AQPM) envoyé à ses membres cette semaine selon lequel elle déplorait que : « l’UDA et ses membres aient eu recours à des moyens de pression illégaux à la veille d’un blitz de négociation, prévu dès lundi prochain. »

L’AQPM présentait son raisonnement pour justifier son interprétation. Selon elle :

« le déclenchement de « moyens de pression » de l’Union des artistes (UDA) ne signifie pas que les artistes-interprètes avec lesquels [les producteurs sont] déjà liés par contrat peuvent refuser de remplir leurs obligations. Si un artiste-interprète a déjà pris un engagement envers un producteur, il doit le respecter, et ce, même si l’UDA déclenche des « moyens de pression ». En fait, la Loi sur le statut de l’artiste permet aux artistes de refuser collectivement, pour l’avenir, de s’engager à fournir une prestation de service à un producteur ou à un groupe de producteurs (donc de signer un nouveau contrat). »

Ainsi, dans l’action concertée par laquelle l’UDA enjoignait ses membres à ne pas se présenter sur le plateau de tournage de la production Les armes, l’AQPM y voyait des moyens de pression « illégaux ». Elle annonçait à ses membres qu’ils seront soutenus dans toutes démarches judiciaires visant à faire respecter leurs droits. Surtout, elle concluait sur une menace : « Les artistes refusant de travailler recevront chacun un grief. »

Cette qualification d’illégalité et cette menace de grief envers les individus me posent problème car ils sont fondés sur une mauvaise interprétation de la loi. Pour le comprendre, le contexte a son importance.

Le 22 septembre dernier, les membres de l’UDA ont voté à 99% en faveur d’un mandat de moyens de pression. Ce vote a été pris dans le cadre des négociations de leur association avec l’AQPM en vue de la conclusion du renouvellement de l’entente collective les liant, pour le secteur de la production audiovisuelle au Québec (cinéma, télévision, incluant les plates-formes de diffusion en continu). Les négociations, entamées en 2023, se sont poursuivies jusqu’à ce jour, les parties progressant dans leurs discussions.

Cependant, dans les dernier temps, l’UDA a prévenu ses membres que certains points n’étaient toujours pas réglés et présentaient un défi face aux chances de conclure l’entente : la rémunération (les « cachets »), les droits de suite pour le marché numérique, la mise en disponibilité incluant la cadence et l’intelligence artificielle.

L’UDA fait notamment valoir qu’il est temps qu’un rattrapage se fasse au niveau du marché numérique, considéré depuis ses débuts comme un marché émergent et marginal, en marge de la « vraie » diffusion (comprendre ici la diffusion traditionnelle soit les télédiffuseurs d’un côté et la distribution de films en salle de l’autre). On peut aisément comprendre que concernant cette nouvelle technologie qui permet la diffusion sur des plateformes en continu, lorsqu’elle était encore émergente, personne n’aurait osé parler de revenus dignes de ce nom. Tous s’accordaient pour considérer le secteur comme de l’expérimentation. Les conditions minimales de travail négociées pour encadrer le travail des artistes dans le contexte de productions pour ces plateformes reflétaient ce caractère expérimental. Pendant longtemps, tous s’en sont accommodés.

Or, depuis l’avènement des Netflix de ce monde, qui pourrait oser s’opposer à l’idée que les conditions de travail et la rémunération soient moindres pour les productions vouées aux plateformes en continu que pour celles vouées aux circuits traditionnels? Pour cette raison, le rattrapage que l’UDA tente d’obtenir entraine des demandes d’augmentations des cachets et des droits de suite qui peuvent sembler, de l’extérieur, exorbitantes. L’AQPM les refuse et fait justement valoir que ce 40% d’augmentation sur 5 ans représente une demande déraisonnable, qui le serait dans « n’importe quelle industrie ». C’est omettre de considérer le point de départ : aucune industrie n’aurait permis à ses travailleurs de fournir des services pendant autant d’années à des niveaux de rémunération aussi bas, sous prétexte que les services sont fournis dans un contexte d’expérimentation et de nouvelles technologies aux profits très incertains.

En fait, toute comparaison aux autres industries dont les relations de travail sont typiques (comprendre des relations entre des employés et des employeurs) est fallacieuse tellement le contexte des relations de travail dans le milieu artistique est particulier. C’est justement l’idée à la base de l’adoption d’une loi spécifique pour encadrer ces relations si distinctes, notamment en raison du fait que les artistes ne sont pas des employés, que les relations de travail fonctionnent par projet et n’ont aucune dimension de pérennité et que les négociations collectives visent à établir des normes minimales de travail et non des conditions identiques pour tous les travailleurs visés.

Pour les personnes qui ne connaissent pas bien cette industrie, le fragile équilibre qui la sous-tend peut surprendre. Au-delà des associations qui s’affrontent actuellement sur la place publique, pour gagner la bataille des communications et susciter les appuis pour influencer le cours des négociations, il y a les artistes et les entreprises de production, gérées par des personnes. Et tout ce beau monde collabore dans un écosystème fragile.

Le revenu moyen des quelques 13 000 membres de l’UDA est de 22 000$. Même pour les quelques chanceux qui parviennent à vivre de leur art, les artistes-interprètes sont constamment dans une situation précaire quant à leur carrière : à chaque fin de projet, ils n’ont aucune certitude qu’un prochain engagement viendra. Cet engagement vient des producteurs.

La dynamique de moyens de pression est particulière. Imaginez le courage nécessaire qu’il faut pour oser dire qu’on ne vient pas travailler quand on sait qu’une fois ce projet particulier terminé, rien mais absolument rien ne garantit que ce producteur, ou un autre, voudra de nouveau retenir nos services. Et ce, pour le reste de notre carrière. C’est un certain risque de s’exposer ainsi. Surtout quand on connait trop bien l’adage du milieu : il y a de nombreux appelés, mais très peu d’élus…

Du côté des producteurs, au-delà des communications de leur association, la volonté de mener à terme des projets sensibles, réussis et qui susciteront un engouement suffisant du public pour générer assez de revenus pour couvrir les dépenses, le tout avec des coûts de production qui vont en augmentant et des investissements publics qui ne suivent pas la cadence, crée aussi beaucoup de pression. La relation est intime avec les équipes de production, dont font partie les artistes-interprètes. La confiance et la plus grande harmonie possible sont cruciales pour parvenir à des productions de qualité, pour que tout le monde donne de soi. La situation actuelle leur cause sans aucun doute bien des maux de tête.

Dans ce contexte, la prise de position de l’AQPM est dérangeante car elle ajoute de l’huile sur le feu dans une situation déjà tellement délicate. Tout le monde comprend que des négociations collectives peuvent entrainer leur lot de grincements. Mais sur le terrain, les membres font confiance à leur association respective pour gérer le tout et parvenir à une entente éventuelle. Le quotidien n’est pas perturbé. Quand des moyens de pression sont votés, la tension monte et les grincements sont transposés de la table de négociation aux équipes sur le terrain. Dans ces circonstances tendues, quelle mauvaise idée que de laisser planer des faussetés comme le fait l’AQPM!

En effet, la Loi sur le statut de l’artiste est sans équivoque quant à la possibilité pour les artistes d’entreprendre une « action concertée » dans le cas où aucune entente collective n’a été conclue, après un certain délai suivant l’envoi de l’avis de négociation, et le différend entre les parties n’a pas été soumis à l’arbitrage. C’est le cas du conflit actuel.

Une « action concertée » inclut l’arrêt de travail. Dans le monde de la production audiovisuelle, cela se traduit dans le fait de ne pas se présenter sur un plateau de tournage. Il est saugrenu pour l’AQPM de prétendre que la loi permet de ne pas « s’engager pour l’avenir » mais empêche les artistes d’exercer des moyens de pression pour les contrats d’engagement déjà en cours. C’est le fondement même de l’idée de la grève : retirer la prestation de travail pour forcer le vis-à-vis à concéder de meilleures conditions de travail. Si les moyens de pression ne visaient que des engagements futurs, la pression pouvant être exercée serait à toute fin pratique neutralisée.

De plus l’AQPM doit se douter de cette réalité puisqu’elle-même invitait le gouvernement, au moment de la réforme de la Loi sur le statut de l’artiste en 2022, à la modifier pour prévoir explicitement l’interdiction d’actions concertées dans le cas de contrat d’engagement en cours.

En effet, dans son mémoire, l’AQPM présentait une demande explicite visant à encadrer l’exercice des actions concertées par les artistes :

Pour éviter de telles conséquences, l’AQPM propose que l’article 37.1 de la LSA soit amendé afin de prévoir que l’avis d’action concertée doit indiquer la nature de l’action concertée, la date à laquelle elle aura lieu (étant compris qu’un nouvel avis devrait être transmis si l’action n’est pas déclenchée à la date initialement prévue) et la ou les productions qui seront affectées. L’article devrait également prévoir que l’avis ne peut pas avoir pour effet d’affecter l’exécution de contrats d’engagement conclus avant son envoi. (nos soulignés)

Or cette demande explicite n’a été retenue qu’en partie par le gouvernement. L’article 37.1 a bel et bien été amendé, mais uniquement pour ajouter un alinéa prévoyant l’obligation pour l’avis d’indiquer la date à laquelle le moyen de pression doit commencer et, dans le cas où il n’aurait pas commencé à la date annoncée, l’obligation d’envoyer un nouvel avis trois jours avant le commencement du moyen de pression.

Ainsi, le gouvernement n’a pas cru bon d’obliger l’indication quant à la nature de l’action concertée choisie ni d’interdire des actions concertées visant des contrats d’engagement conclus avant l’envoi de l’avis.

Il ressort des débats entourant l’adoption des modifications législatives en cause que les parlementaires avaient en tête le contexte bien particulier des relations de travail des artistes. Ils considéraient l’opportunité pour certains groupes d’artistes, tels les artistes-interprètes et techniciens dans l’audiovisuel, de faire « la grève », comme une action comportant une certaine efficacité en raison de la disruption dans la fourniture de la prestation de travail dans le cadre d’une activité de production en cours. Le tout, par opposition à d’autres groupes d’artistes pour lesquels ils notaient une incapacité, en pratique, d’exercer de tels moyens de pression (par exemple, les écrivains) en raison de la nature de leur travail (source: https://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/cet-42-2/journal-debats/CET-220525.html  vers 17h30).

Il est donc difficile de comprendre la prise de position actuelle de l’AQPM qui ne semble pas de nature à alimenter des relations de travail fructueuses à long terme.

Espérons que les esprits se calmeront et que le retour à la table de négociation, prévu dès la semaine prochaine, aidera les associations à retrouver un ton plus propice à une entente et plus respectueux des artistes qui ont eu l’odieux de devoir prendre un tel risque.


Maude Choko est avocate experte en droit du travail, des arts et du divertissement, et également active dans le milieu artistique. Poussée par le désir de raconter des histoires, elle a écrit et produit plusieurs courts métrages, une série web et des pièces de théâtre.

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