Le choix de Marwah

--- 4 octobre 2024

En concevant la conciliation travail-famille sur un horizon long, on peut imaginer une période de «hiatus-famille» suivie de périodes de travail d’intensité variable.

Les luttes féministes des années 1970 et 1980 ont porté fruit. 

Vous me direz qu’il reste encore et toujours du travail à faire — certes. Mais dans certaines sphères, comme celle de la politique, les avancées sont remarquables. Nous avons aujourd’hui atteint la parité en politique à presque tous les paliers. Depuis le fameux Parce que nous sommes en 2015 de Justin Trudeau, il est de rigueur pour les chefs des gouvernements fédéraux, provinciaux et même municipaux de viser la «zone paritaire» des sexes dans leurs nominations ministérielles et attributions de responsabilités.

Résultat: cette nouvelle génération politique plus féminine, plus jeune aussi, se butte à son tour à la question de la conciliation entre aspirations politiques et familiales. Depuis Pauline Marois – jeune mère et enceinte de son deuxième enfant quand elle a fait son entrée en politique, le 13 avril 1981, donnant naissance 11 jours après son élection et qui, quelques années plus tard, a également été la première femme de l’histoire du Canada à accoucher alors qu’elle occupait un poste de ministre provinciale – les jeunes mères et jeunes pères de famille continuent à se présenter pour ensuite se désister de la politique en raison d’une conciliation qu’ils et elles jugent trop difficile.

J’ai été invitée à en débattre – il faut ici interpréter le mot de la manière la plus large possible, considérant qu’il s’agissait plutôt d’échanges de différents points de vue – à l’émission Les Débatteurs, sur la chaîne Noovo, à la suite de l’annonce du départ de la vie politique de Marwah Rizqy, députée libérale très respectée car très efficace.

Le cas de Mme Rizqy comporte certaines difficultés additionnelles à la conciliation familiale qu’il faut souligner. Le fait que son conjoint, le député Greg Kelley, soit également un élu, signifie que ce n’est pas un, mais bien les deux parents qui doivent composer avec l’emploi du temps des députés. La distance entre leurs circonscriptions de l’ouest de Montréal et l’Assemblée nationale implique des absences fréquentes de la maison lorsque le parlement est en session. (Et, juste avant que l’on déplore le fait que ce soit encore et toujours la femme qui se sacrifie, Marway Rizqy a révélé que, dans leurs discussions de couple, Kelley a d’abord offert de se désister pour que sa femme puisse continuer en politique, offre qu’elle aurait refusé.)

Si j’ai été invité sur ce plateau de télé, c’est en partie parce que je suis moi-même mère d’une famille dont les enfants étaient encore jeunes au moment où j’ai fait mon entrée sur la scène politique municipale en 2013. Je parle donc en connaissance (intime) de cause.

La réalité de la parentalité

En préparant mes arguments – je devais argumenter du côté du Oui à la possibilité de conciliation famille-politique – je me suis d’abord réjouie que le sujet revienne dans l’actualité. Malgré la quantité de débats identitaires qui occupent l’espace médiatique, il est rarissime qu’on aborde les questions de parentalité – comme s’il s’agissait d’un sujet déjà réglé, rétrograde, qui n’est plus au goût du jour. Or, la parentalité n’est pas une mode mais bien un passage important de la vie de chaque génération; il est tout à fait normal que, dans un contexte social changeant, l’impératif que pose la naissance d’un enfant génère des tensions et qu’on veuille en discuter dans l’espace public.

Je me suis attardée sur le choix de Mme Rizqy. Même si elle a fait un choix déchirant (qu’on ressent jusque dans sa voix tremblante lorsqu’elle s’est adressée aux médias), il s’agit bien d’un choix éclairé, qui concorde avec son aspiration personnelle à prioriser sa famille sur sa carrière politique. Un choix mûrement réfléchi et, selon elle, sans appel. On ne parle pas d’une obligation, d’une contrainte ou encore d’une attente sociale, mais d’un choix intime.

Si, comme société, on veut inviter et encourager la présence de voix féminines dans la sphère publique, il faut que la conciliation avec la famille soit possible. Je persiste à croire qu’elle l’est. Est-ce facile? Très certainement pas. Mais il y a des conditions auxquelles on pourrait réfléchir, en amont des prises de décision, qui donneront aux jeunes femmes le choix durable – et non l’obligation – de rester, ou de quitter, la vie politique.

Des accommodements bienvenus

On constate que, depuis l’arrivée en grand nombre de femmes en politique, il y a eu certains aménagements dans les règles de fonctionnement des parlements et hôtels de ville. Ces aménagements sont le résultat direct de propositions d’élues, en réaction aux conditions qui défavorisaient la conciliation travail-famille. 

À l’Assemblée nationale, la députée péquiste Véronique Hivon a déposé en juin 2020 une motion réclamant qu’on se penche sur la question d’un congé parental destiné aux élus, ce qui a résulté en la suspension de «l’obligation d’assiduité», c’est-à-dire, l’obligation de présence physique aux travaux parlementaires à la suite d’une naissance ou de l’adoption d’un enfant, sans que cette absence n’engendre de pénalités pour l’élu(e). 

La même année, les élus de la Ville de Montréal ont mis en place un programme d’accompagnement des élus en congé parental, permettant aux jeunes parents de bénéficier de l’aide d’un employé administratif 25 heures par semaine pendant 22 semaines après l’arrivée d’un enfant. Bien que l’employé ne puisse se substituer à l’élu(e) pour voter à sa place, il ou elle peut participer à des rencontres et représenter l’élu(e) dans certaines circonstances; bref, jouer un rôle d’appui afin d’alléger son fardeau de travail. À l’hôtel de ville, une halte-garderie et des heures de séances écourtées permettent aux jeunes parents qui le souhaitent d’amener d’amener leur poupon et de se coucher à une heure raisonnable. Porter son bébé dans l’enceinte parlementaire – un geste autrefois inédit, rarissime et spectaculaire – est devenu une occurrence fréquente qui ne suscite plus de remous, ni à Québec, ni à Ottawa.

Alors pourquoi, avec toutes ces avancées et d’autres en cours de débat et d’adoption, les jeunes mères (surtout) continuent de se désister?

La réponse ne plaira peut-être pas, mais elle me paraît pourtant claire: parce qu’elles font le choix de prioriser leurs familles à un moment crucial de leur développement.

Une décision personnelle

Dans nos discussions sur le sujet, la conciliation travail-famille est souvent présentée comme un désir d’équilibre entre les tâches courantes, familiales et professionnelles. Or, la conciliation travail-famille, que ce soit en politique – avec les défis de distance, d’obligation de disponibilité, de participation aux caucus, commissions et comités, aux points de presse, aux levées de fonds et aux rencontres avec les parties prenantes – ou dans d’autres domaines avec leurs défis propres (pensons aux horaires des infirmières et du personnel soignant!) doit être envisagée dans une perspective beaucoup plus large que le quotidien. Entre la naissance et l’entrée à la maternelle, chaque moment de la vie d’un enfant est rempli de petits miracles, des premiers pas aux premiers balbutiements, et tout cet apprentissage est en accélération pendant ses quelques premières années de vie. Pour un parent qui souhaite participer activement à cette éclosion de vie, il est presque impossible de concilier adéquatement le temps passé au travail et le temps passé avec l’enfant à ce stade de son développement.

En réfléchissant à la conciliation travail-famille sur un horizon plus long, il est possible de concevoir une période de «hiatus-famille» d’une certaine durée, suivie de périodes de travail d’intensité variables, selon les circonstances. Car, dans la vraie vie, les enjeux de conciliation ne se limitent pas à l’éducation des enfants mais s’appliquent tout autant à des situations de proche-aidants, quand on se retrouve confronté à la maladie ou l’infirmité de soi-même ou d’un proche. 

Il faut aussi tenir compte des dispositions particulières de chaque parent, qui varient tout comme nos autres traits individuels. Certaines femmes vivent très bien la séparation avec leurs jeunes enfants et peuvent s’appuyer sur un conjoint, des grands-parents ou d’autres personnes aidantes. Pour d’autres – et ce fut mon cas – malgré le choix que j’avais de poursuivre mes ambitions de carrière, j’ai choisi de prioriser le temps passé à la maison à élever ma jeune famille pour un certain temps.

J’ai donc retardé mon entrée sur la scène politique municipale pour finalement me lancer (un peu à reculons, pour être honnête) quand mes enfants étaient âgés de 12, 11 et 8 ans. Nous étions encore dans le jus d’une vie familiale débordante de boîtes à lunch, de devoirs et de pratiques de hockey — mais un peu moins que quand les enfants étaient plus jeunes. Ce délai m’a permis de me consacrer pleinement, autant que je le souhaitais, à mes fonctions d’élue. Je note toutefois que, à la différence de mes consoeurs élues aux paliers provincial et fédéral, mes responsabilités étaient concentrées dans mon arrondissement de l’ouest de l’île, avec tout au plus quelques déplacements par mois au centre-ville de Montréal. J’ai aussi compris, après quelque temps à courir les soirées événementielles, qu’il n’était pas nécessaire d’être présente à tous les lancements, célébrations, soupers-spaghetti et autres engagements auxquels on nous convoque avec insistance… Bref, je n’étais jamais très loin de la maison; c’est un des avantages de la politique municipale et sans doute l’une des raisons de son attractivité relative auprès des femmes. Selon la Fédération québécoise des municipalités, le nombre de femmes élues au municipal ne cesse d’augmenter, avec le résultat qu’à la suite des dernières élections municipales, en 2021, près de 40% des conseillers municipaux et près de 24% des maires au Québec sont des femmes.

Au provincial et au fédéral, les tâches sont plus lourdes et les distances plus grandes. La conciliation en prend un coup, peu importe les aménagements qu’on met en place pour faciliter la vie des parents et alléger le fardeau des élus pendant cette période charnière de la vie familiale.

Choix et priorités

Il y a aussi la question délicate de ce qu’on est prêt, ou prête, à sacrifier sur l’autel de la politique. L’attitude de bourreau de travail, qui fait des semaines de 80 heures, ne plait plus à une jeune génération pour qui la santé physique et mentale, le bien-être, et le temps dédié à la famille et les amis sont des priorités, loin devant le succès professionnel et le salaire. Une étude récente de Jabra, firme danoise de technologie, décrit comment les attentes de la Génération Z bouleversent le milieu du travail. Sur la base d’un sondage de 4,473 travailleurs dans 14 pays, l’étude indique que 30% des répondants accordent une priorité très importante à l’équilibre famille-travail, tandis qu’un autre 13% disent carrément que leur vie personnelle passe avant toute autre considération.  

Il me fait de la peine de réfuter aujourd’hui ce qui fut la promesse et le cri de ralliement de certaines voix féministes, soit qu’il est possible de «tout avoir». Or l’affirmation est fausse et franchement nocive, car elle suscite des attentes insoutenables et des sentiments de frustration, voire de culpabilité, chez les femmes qui se retrouvent à devoir faire des compromis. Tout choix comporte un sacrifice – que l’on sacrifie son rêve d’artiste pour gagner sa vie (je l’ai fait!), sacrifier les sorties au resto pour pouvoir voyager un jour, ou sacrifier sa carrière, du moins pour un certain temps, pour prioriser sa famille. Choisir de renoncer à certaines choses n’est pas une défaite, c’est la réalité d’une vie complexe et surchargée. Choisir permet de mieux nous consacrer à ce qui nous importe vraiment.

Cela dit, la vie est drôlement faite. Parfois, en mettant de côté certaines choses pour prioriser sa famille, on constate que ces choses-là continuent de se développer, même sans nous. Une carrière dans les arts, mise de côté, peut donner des occasions de faire de l’art autrement; une carrière en politique, mise sur pause, peut ouvrir d’autres opportunités d’action publique ou de prise de parole, ou permettre de s’outiller pour un éventuel retour en force.

Chose certaine: l’enfance, une fois passée, ne revient jamais. Pour cette raison, il est important de continuer à rendre la vie politique accessible aux jeunes femmes en adoptant des mesures qui rendent la conciliation travail-famille envisageable – tout en soutenant leur décision de quitter quand elles en font le choix.


Justine McIntyre a une formation en musique classique. Après un passage en politique municipale, elle a entrepris une maîtrise en management et développement durable. À travers ses écrits, elle explore les thèmes à l’intersection de l’art, de l’environnement et de la politique.

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