Cohabiter avec la vulnérabilité ou banaliser l’indignité
Quand on en arrive à devenir insensible à la déshumanisation d’une partie de nos semblables, on risque de devenir sensible à des idéologues populistes qui proposent des solutions radicales et inhumaines.
Le spaghetti de béton
A l’intersection des avenues du Parc et des Pins, le long du mur qui jouxte le Musée des Hospitalières, les abris de fortune se multiplient. Les niches en tissu délavé pouvant uniquement servir de couchettes y côtoient du matériel de camping plus confortable, déployé sans doute par des locataires récemment transformés en itinérants par des rénovictions ou des reprises de propriété.
Un peu plus loin, à l’intersection de la rue Milton et de l’avenue du Parc, un spectacle devenu familier et qui n’en demeure pas moins insoutenable nous attend : celui de personnes issues des premiers peuples dont le destin s’est fracassé sur ce trottoir de l’indigence.
De l’autre côté de l’avenue du Parc, la devanture du local désaffecté jadis occupé par le restaurant Chez Gautier tient lieu désormais de passe-partout, de fond d’écran à l’Ultima Cena des sans grade.
Les passants blasés enjambent un homme allongé qui roule sur lui-même, pantalon baissé, des traces d’excréments visibles sur le bas de son dos.
Le darwinisme social déroule ainsi son tapis le long du corridor de la honte qui s’étend jusqu’à la Place des Arts et au-delà.
Revenons quelques années en arrière, alors que ce secteur abritait encore le fameux spaghetti de béton, un échangeur composé de bretelles enchevêtrées, construit au début des années soixante pour améliorer la circulation routière, mais dont les citoyens ont rapidement constaté et dénoncé les effets indésirables.
On déplorait notamment le fait que cette structure bloquait la vue sur la montagne, que les automobiles y circulaient trop rapidement et que la sécurité des cyclistes et des piétons y était compromise, sans compter les vingt-cinq maisons victoriennes qu’il a fallu raser pour réaliser le projet.
Le démantèlement de l’échangeur s’est effectué entre 2005 et 2008 : la vue sur la montagne était de nouveau dégagée, la circulation devenait moins risquée et l’aménagement du parc Lucia Kowaluk donnait une touche de verdure aux abords des voies de circulation.
En 2024, plus de 15 ans plus tard, le secteur redevient une zone sinistrée.
Les problèmes de sécurité routière ont fait place à des problèmes de dignité humaine, comme s’il fallait absolument choisir entre deux maux : le spaghetti en béton ou la maison en chiffon ?
D’autres secteurs de la Ville sont frappés par le phénomène des campements : le long du canal Lachine, de la voie ferrée de Rosemont, sur la rue Notre-Dame et ça déborde des frontières de Montréal.
Distribuer les torts ou répartir les responsabilités ?
La tentation est forte de chercher des boucs émissaires : les immigrants et les réfugiés qui envahissent nos métropoles, les Wokes qui ont pris le contrôle de l’administration municipale, les baby-boomers qui vivent trop vieux et ne libèrent pas leurs logis pour faire de la place aux plus jeunes, en plus d’encombrer les hôpitaux et de coûter cher au système de santé.
Mais la pénurie de logements est aussi observée dans des régions qui accueillent très peu d’immigrants ; par ailleurs, toutes les villes du Québec et du Canada ne sont pas dirigées par des idéologues néoprogressistes décalés, en rupture avec le principe de réalité ; du reste, la planification des besoins en santé, en éducation et en logement relève des trois paliers de gouvernement et n’incombe pas aux seules municipalités. Et enfin, la crise ne touche pas que les jeunes ; elle frappe durement des personnes vieillissantes à faible revenu, qui n’ont pas eu accès à la propriété, qui versaient un montant raisonnable pour se loger depuis trente ou quarante ans et qui ont été évincées de leur appartement.
La distribution des torts ne règle rien. Pendant qu’on s’applique à désigner des coupables, on laisse filer les responsables politiques, tous paliers de gouvernement et tous partis confondus, qui se renvoient la balle et finissent par la lancer dans le filet des citoyens.
Il est néanmoins important de pointer les failles dans la planification, le déficit de vision, le court-termisme et l’opportunisme inhérents à la politique partisane, les prophéties dictées par l’air du temps qui tiennent trop souvent lieu de prévisions à nos dirigeants.
Affirmer que les vagues migratoires sont responsables de la pénurie de logements relève de la culpabilisation des minorités ethniques. On oublie parfois de mentionner que des lobbys d’employeurs exercent une pression indue sur les gouvernements pour combler une pénurie de main-d’œuvre qu’ils n’ont pas toujours pris la peine de documenter avec précision, sachant par ailleurs que le marché de l’emploi est capricieux et qu’un secteur en pénurie aujourd’hui peut devenir un marché saturé dans deux ou trois ans.
A-t-on anticipé ce genre de scénario ? Est-on prêt à investir dans le recyclage de cette catégorie d’employés le cas échéant ? Ceux qui sont entrés chez nous avec un permis temporaire vont-ils tous retourner docilement chez eux, sachant que la détérioration de la situation politique et socioéconomique dans leur pays d’origine pourrait les retenir ici ? Les coûts sociaux de cette gestion à courte vue et improvisée ont-t-ils été estimés ?
Pour ce qui est des réfugiés, le premier ministre Trudeau a lui-même contribué à l’afflux en 2017 avec son tweet invitant toutes les personnes persécutées à se diriger vers le Canada. Le maire Coderre a emboîté le pas en s’adressant aux Haïtiens menacés de déportation par les politiques trumpistes.
Dans le même ordre d’idées, expliquer tout le fardeau qui écrase notre système de santé par le vieillissement de la population, c’est un déni des problèmes de gouvernance et de gestion des ressources qui ont conduit à la détérioration du réseau, d’une réforme à l’autre.
Qui se souvient encore des infirmières quinquagénaires incitées à prendre leur retraite dans la foulée du virage ambulatoire amorcé en 1995 ? Au moment même où le gouvernement Bouchard imposait un moratoire sur l’augmentation des inscriptions en soins infirmiers dans les CÉGEPS et les universités.
Cela dit, il est raisonnable et légitime de reconnaître l’impact de l’immigration massive et de l’augmentation des demandes d’asile sur les services publics et sur le marché de l’immobilier.
Il y a une différence entre tout mettre sur le dos des immigrants d’une part, et évacuer l’immigration quand on cherche à cerner l’ensemble des facteurs pouvant expliquer la crise d’autre part. Ne pas exacerber et ne pas nier, un équilibre de plus en plus difficile à respecter quand le débat public est miné par la surenchère verbale, le jovialisme aveugle ou l’alarmisme aveuglant.
Il en est de même pour le vieillissement de la population. C’est une donnée statistique, un fait. Le nommer ne signifie pas que l’on encourage l’âgisme.
Quant à la responsabilité politique, elle ne saurait être portée uniquement par les municipalités, qui doivent composer avec les conséquences de décisions fédérales et provinciales irréfléchies. Les villes doivent toutefois assumer leur part et démontrer aux citoyens que leurs taxes ne servent pas qu’à financer des mesures à la pièce, des solutions bricolées sous le coup de l’urgence.
Cohabitation, adaptation à sens unique ou aveu d’impuissance ?
Certes, la situation est complexe, les enjeux sont multiples (santé mentale, toxicomanie, appauvrissement de la classe moyenne, etc.) et les solutions simplistes avancées par les populistes des deux côtés du spectre idéologique relèvent de la pensée magique.
Mais de là à abdiquer ses responsabilités, il n’y a qu’un pas.
Et ces derniers temps, le discours de nos dirigeants se rapproche dangereusement de la démission.
Quand les différents paliers de gouvernement se renvoient la balle par exemple, personne n’assume sa part, aussi minime soit-elle.
Quand on affirme que toutes les grandes métropoles sont aux prises avec les mêmes enjeux et qu’il était prévisible que nos villes canadiennes soient rattrapées par des problèmes qui ont cours en Europe ou aux États-Unis depuis des décennies, on normalise la détérioration accélérée de nos conditions de vie.
Ou encore quand on demande aux citoyens d’apprendre à cohabiter avec la vulnérabilité, sans mettre en place des mesures structurantes et pérennes pour assurer cette cohabitation, et sans rien proposer d’autre que des projets pilotes qui sont autant de gouttes d’eau dans l’océan, dont on peut déjà deviner l’issue. Dans un an ou deux, on conclura que le projet, victime de son succès, n’a pu tenir ses promesses par manque de ressources et qu’il faudra en injecter davantage.
La mixité sociale est un choix de société louable et nécessaire, un rempart contre la marginalisation et l’exclusion ; encore faut-il qu’il y ait interaction et cohabitation véritables. Juxtaposer les populations sur un même territoire n’est pas en soi un gage de cohabitation. Enjamber un « obstacle » humain devant la porte de son immeuble ou en marchant sur un trottoir, ce n’est pas un acte de cohabitation.
« Adopter » une personne en situation d’itinérance en allant déposer régulièrement du café et des repas chauds dans sa tente et en prononçant quelques phrases réconfortantes, c’est un geste d’humanité, pas de cohabitation.
Il en est de même pour l’approche inclusive que l’on répète comme un mantra : l’inclusion ne consiste pas à se résigner à croiser sur son chemin des personnes en état de désocialisation avancé, à les tolérer dans son environnement et à compter sur l’intervention ponctuelle des policiers ou des intervenants communautaires pour calmer le jeu en cas de crise.
La bienveillance du voisinage est de mise, c’est une question d’éthique sociale, pas de charité.
Mais les élus fédéraux, provinciaux et municipaux ne peuvent se soustraire à leur obligation de développer une vision et une stratégie concertées.
C’est d’autant plus urgent que parmi les secteurs les plus touchés, on trouve des quartiers déjà occupés par des familles défavorisées, fragilisées par l’augmentation du coût de la vie et elles-mêmes en situation de grande vulnérabilité.
La ligne qui sépare les groupes vulnérables des « autres » n’est pas étanche. Il est facile de dénoncer l’embourgeoisement des quartiers pauvres et l’intolérance des ménages aisés qui s’y installent pour ensuite menacer la mixité, mais que faire dans les situations qui opposent deux catégories vulnérables ?
Exiger des citoyens qu’ils apprennent à cohabiter avec les vulnérabilités et concevoir cette cohabitation comme une adaptation à sens unique, c’est un aveu d’impuissance qui peut conduire à banaliser l’indignité.
Au début, on ne veut pas la voir, parce que c’est trop triste, ensuite on la voit partout parce qu’on est excédé, en colère ou craintif… et on finit par ne plus la voir, par indifférence.
Et quand on en arrive à devenir insensible à la déshumanisation d’une partie de nos semblables, on risque de devenir sensible à des idéologues populistes qui proposent des solutions radicales et inhumaines.
Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.
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