Éloge de l’ignorance
L’univers étant ce qu’il est, l’étendue de ce qui est à découvrir est infinie. Conséquemment, notre ignorance l’est aussi.
« Le problème, c’est l’ignorance. »
L’aurai-je entendu, ce mantra, le plus souvent suivi par l’autre incantation d’usage commençant par : « L’école devrait… »
Ces poncifs me font toujours le même effet. Le premier des deux m’amène d’abord à penser à tous ces gens que j’ai connus et que j’ai aimés, qui avaient honte de leur peu de scolarité et qui étaient pourtant des humains exemplaires pendant que des nazis instruits et cultivés ont conçu et mis en œuvre la solution finale. Le deuxième fait douloureusement écho à mon empathie pour le corps enseignant, sur lequel on ne cesse de faire porter le poids du sauvetage de générations entières de petits humains largués par une civilisation du profit à court terme et du changement technologique.
Il y a, en sous-texte, dans « le problème, c’est l’ignorance » une posture de classe. Les ignorants seraient les gens d’en bas, ceux qui votent extrême-droite, qui craignent l’immigration, qui occupent des emplois ne demandant pas de longues études, qui s’expriment avec rudesse et naïveté.
Évidemment, ni les gens d’en haut ni les gens d’en bas n’existent réellement. Les uns et les autres ne correspondent pas systématiquement aux généralités auxquelles on les ramène. Mais se rappeler leur condition sociale permet de mieux comprendre certaines apparences trompeuses les concernant. Notamment du côté des discours.
L’inconfort matériel, l’anxiété économique, le sentiment d’impuissance comme celui de n’avoir que peu d’importance sociale favorisent une attitude de méfiance, d’hypervigilance. Être sur la défensive ne facilite jamais l’ouverture au monde. Qu’une vie difficilement tolérable puisse participer à rendre intolérant peut se comprendre, me semble-t-il. Face à l’immigration, un employeur cherchant désespérément une main-d’œuvre bon marché n’aura évidemment pas la même attitude qu’un chômeur ou une mère monoparentale s’inquiétant pour ses allocations. La scolarité et la culture, malgré qu’elles participent de façon éloquente à la fabrication du discours des uns et des autres, ne sont pas l’unique source de ces discours, de leur teneur, de ce qu’ils disent vraiment.
En ces temps numériques et médiatiques où la représentation du monde et de la vie compte davantage que la vie et le monde lui-même, il est vrai que le capital culturel des gens d’en haut leur permet de mieux coller aux diktats des tendances actuelles et de dire ce qu’il faut, avec les bons mots, au bon moment. Les sépulcres blanchis ne datent pas d’hier.
Loin de moi l’idée de dévaloriser ici la connaissance, la science, l’éducation. Mais il m’apparaît qu’un certain nombre d’idées héritées de l’époque dite, à juste titre, des « Lumières » n’en sont plus vraiment tant on a vis-à-vis d’elles l’attitude du croyant qui éteint son éclat de vérité en en faisant un dogme qui n’est plus questionnable. Croire en la science, en l’éducation, en la technologie, au progrès? Mais croire en la science, n’est-ce pas une contradiction dans les termes?
Malgré ma propension au doute, j’ai bien envie de l’affirmer ici sans nuances: le problème, ce n’est pas l’ignorance. Le problème, ce n’est pas de ne pas savoir. Non. Le problème, c’est de croire que l’on sait. Il est dans cette croyance, le problème. Et cette croyance, l’universitaire peut en être affecté autant que l’analphabète.
Que sait-on? Qu’ignore-t-on?
L’univers étant ce qu’il est, l’étendue de ce qui est à découvrir est infinie. Conséquemment, notre ignorance l’est aussi. Ce qui revient à dire que, du côté de l’ignorance, nous sommes égaux : chacun, chacune, ignorants d’une infinité de choses.
Côté connaissance, bien sûr, c’est différent. Certains savent beaucoup plus de choses que d’autres. D’ailleurs, ces disparités, diversités et complémentarités des connaissances s’avèrent aussi incontournables qu’utiles. Mais il n’y a certainement pas là de quoi s’enorgueillir ou s’humilier, entre plus savants et moins connaissants; au royaume des aveugles, les borgnes demeurent des borgnes même si on les fait rois! Et de tous les savoirs, en est-il un plus précieux que le savoir-vivre, qui n’est pas spécialement académique? On se rappelle, d’ailleurs, que si ce concept de savoir-vivre existe, c’est qu’il implique la présence, à l’intérieur du mot vivre, d’un autre mot : ensemble. Et c’est là tout le défi fondateur de notre espèce aussi grégaire que prédatrice.
Je ne sais pas.
Ces quatre mots ne forment ni un mantra ni une incantation, mais l’une des plus belles phrases pouvant être prononcées par ce frimeur anxieux qu’est l’être humain. Je ne sais pas. Lorsque dite sincèrement, cette courte phrase est le plus puissant sésame à retentir devant la caverne de tous les savoirs, close par la pierre de nos croyances. Ces quatre mots brefs font apparaître la frêle bougie qui définit l’obscurité. Dire je ne sais pas, qu’est-ce, sinon faire silence? Et c’est dans ce silence que l’on pourra enfin entendre. Qu’on laissera un peu la lumière, le mouvement, l’intuitif, l’autre, taper le sentier jusqu’à nous. Le goût de découvrir, le désir de connaître, la volonté de comprendre auront enfin le champ libre!
Tout ceci étant dit, il est aisé de comprendre l’origine de la phrase entre guillemets au tout début de ce texte… Si, par exemple, tu ne connais pas l’autre, cette ignorance peut effectivement favoriser l’éclosion d’une méfiance sans fondements. Mais il n’est besoin alors que de faire connaissance: je ne sais pas qui tu es, tu ne sais pas qui je suis, présentons-nous. Avec un tout petit peu de bonne volonté, la chose est des plus simples. Le problème, je le redis, est de croire savoir. L’ignorant qui croit savoir va projeter ses a priori et préjugés sur l’autre, qui ne devient plus qu’un support à fantasmes.
Tout point de vue peut être valable et éclairant, dans la mesure où il admet ce qu’il est: une vision incomplète caractérisée par une posture, un angle, un moment particuliers. Il peut bien sûr collaborer, à ce titre, à la connaissance et à la compréhension du réel. Collaborer. Ni plus ni moins. Or, nous sommes d’une espèce angoissée dont les individus tiennent beaucoup à avoir raison: la chose est sécurisante, confortable et très économique. Ce ne sont ni la parole, ni l’intellectualisation qui demandent le plus d’effort, de travail, d’énergie, c’est la remise en question de ce que l’on croit: la réflexion. Des gens peu instruits en sont pourtant tout à fait capables pendant que certains savants peinent à y parvenir, souvent par attachement à un lourd corpus de connaissances dont l’acquisition leur a beaucoup demandé. Néanmoins, la quête du vrai, du juste et du beau est à ce prix.
C’est peut-être pourquoi je tenais à faire aujourd’hui l’éloge de ce précieux état de grâce et d’ouverture: la translucide ignorance, heureuse et pleine d’appétit devant l’infini à découvrir.
Comme le chantait Pierre Bertrand dans une célèbre chanson de Beau Dommage, en parlant des oiseaux du sous-bois : « J’les connais pas par leurs noms, M’a m’assoir sans dire un mot ». Ça rejoint un peu le conseil de Rilke au jeune poète : soyez devant cet arbre comme le premier homme face au premier des arbres.
Cette ignorance-là mène à l’émerveillement, puis à la rencontre. Ne la rendons pas responsable des errements de ceux et celles qui croient tellement savoir qu’ils exigent le silence des autres. Et, a contrario, ne faisons pas une panacée ni de l’acquisition d’un corpus académique, ni même de la méthode scientifique. Cette dernière nous a infiniment apporté, c’est indéniable et ça le restera. Toutefois, le savoir en silos qu’elle produit n’est pas étranger au chaos actuel.
Mais j’y pense : un bagage académique important ne devrait-il pas enrichir cet état d’ignorance ouverte et consciente d’elle-même?
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