Savoir quitter la table quand la pertinence est desservie ?

--- 21 avril 2022

Ce que je retiens de ce voyage chez ceux qui ne doutent de rien, c’est leur caractère prévisible.

En février 2021, une question posée par une célèbre animatrice québécoise à une non moins célèbre invitée qui venait de fêter ses 80 ans, a fait couler beaucoup d’encre : comment fait-on pour demeurer pertinent à cet âge?

Les esprits se sont échauffés comme d’habitude et les camps se sont formés, sans grande surprise, selon le clivage idéologique progressistes /conservateurs et en fonction des affinités personnelles avec l’invitée ou l’animatrice (ou des détestations envers l’une ou l’autre).

Certains ont dénoncé une manifestation d’âgisme et de sexisme de la part d’une intervieweuse « woke » qui réglait de vieux comptes avec son invitée, alors que d’autres considéraient l’interviewée comme une « polémiste » provocatrice, une arroseuse arrosée qui n’avait eu que ce qu’elle méritait.

Quand cesse-t-on d’être pertinent ? Qui en décide et sur quelle base? L’âge?

En mai 2016, la collaboration de Lise Payette avec le journal Le Devoir prenait fin dans l’acrimonie, entachant le parcours d’une femme affichant une feuille de route impressionnante, qui s’est fourvoyée en voulant défendre deux amis accusés d’agression sexuelle : le cinéaste Claude Jutras, qui ne pouvait selon elle appartenir à la catégorie des abuseurs, étant lui-même issu d’une minorité sexuelle, et le journaliste Michel Venne, dont elle souhaitait préserver la réputation professionnelle et la vie familiale en incitant la victime à passer l’éponge.

Féministe de la première heure, celle à qui le Québec doit la création de la Société d’Assurance Automobile quittait la patinoire publique sur cette pirouette ratée.

De retour dans le ring après sa défaite crève-cœur en 2017, l’ex-maire de Montréal Denis Coderre a de nouveau mordu la poussière aux élections municipales de mars 2021. L’ex premier ministre du Québec Jean Charest, défait dans sa propre circonscription en 2012, tente un retour en politique fédérale en 2022, et se lance dans la course à la chefferie du Parti conservateur du Canada. Sans compter les ex politiciens et politiciennes reconvertis en chroniqueurs et en animateurs, commentant la parade après avoir fait partie du défilé, certains avec plus d’indépendance et de « pertinence » que d’autres.

Et pourtant, du haut de ses 97 ans, le sociologue et artisan de la révolution tranquille Guy Rocher n’a rien à envier aux plus jeunes en matière de vivacité d’esprit ou de justesse de ton, et ses analyses sont d’une actualité criante, si on en juge par ses prises de position publiques récentes sur l’éducation ou la laïcité, que nous les partagions ou pas.

La syndicaliste Léa Roback a milité sur le terrain jusqu’à sa chute fatale dans l’escalier de sa résidence pour ainés, en l’an 2000, à l’âge de 96 ans.

Du reste, quand lise Payette a été prise dans la tourmente de l’affaire des Yvette en 1980, elle n’avait que 49 ans…

Si l’âge n’est pas le bon critère, alors c’est quoi?


Je me livre de temps à autre à un petit exercice : lire et écouter en rafale les chroniques et les réactions sur les réseaux sociaux émanant de chroniqueurs, universitaires, artistes et « personnalités publiques » autoproclamées, de toutes obédiences et connus pour être campés sur leurs positions.

Après quelques semaines à ce régime, les algorithmes m’envoient des signaux de détresse et me dirigent vers des sites complotistes, anarchistes, libertariens, jihadistes, antifas, néonazis, animaliers, de médecine alternative, des boucheries sans viande, des soutiens-gorges sans armature…

Ce que je retiens de ce voyage chez ceux qui ne doutent de rien, c’est leur caractère prévisible.

Et si c’était cela, ne plus être pertinent : devenir prévisible ?

Prévisible dans les propos, les nouvelles ou les œuvres qu’on décide de liker et de relayer, de disliker ou encore d’ignorer; on ignore pour mieux invalider le messager, le punir parce que son message n’est pas assez complaisant envers notre camp et pas assez accablant pour le camp adverse.

Prévisible dans les « arguments » qu’on met de l’avant : les attaques ad hominem, les procès d’intention et la culpabilité par association.

Prévisible dans le choix du lexique, du prisme, de la rhétorique et des alibis qu’on invoque pour défendre l’indéfendable.

Prévisible dans les mobiles qu’on invoque pour transformer les faux pas de nos adversaires en crime.

Prévisible dans notre rapport à l’histoire et à la géographie, que l’on convoque ou que l’on révoque, coupant et raccordant ici et là, selon la trame narrative que l’on cherche à tisser et le rôle qu’on souhaite s’attribuer dans ce grand récit.

Prévisible dans notre empathie et notre indignation à géométrie variable, notre tendance à détourner le regard quand le clanisme devrait céder le pas à la solidarité.

Prévisible dans le mode de transport qu’on utilise pour véhiculer nos idées : se déplacer en meute ou en troupeau et noliser des autobus virtuels pour mobiliser le fan club qui encensera nos propos et intimidera nos détracteurs.

La prévisibilité est parfois confondue avec la cohérence et la probité.

Ainsi, la personne prévisible se perçoit comme un être loyal, engagé, fidèle à ses convictions, idéologiquement incorruptible, réfractaire aux petites compromissions qu’on cherche à lui arracher en prétextant le sens de la nuance ou de l’intérêt général.

Or, une personne cohérente peut douter, évoluer dans sa réflexion, prendre des chemins de traverse pour trouver ses propres réponses, s’armer contre les aveuglements paradigmatiques, reconnaitre la légitimité des points de vue qu’elle ne partage pas, par souci de cohérence justement, parce qu’elle revendique son droit à la différence et à la dissidence.

La probité obéit à la même logique : elle consiste à rendre des comptes à son tribunal intérieur, pas à fournir des procureurs ou des avocats au tribunal de l’opinion publique.

Plusieurs voix se sont élevées ces dernières années pour déplorer le manichéisme triomphant, la polarisation du débat public et en appeler à la nuance, la bienveillance, l’indulgence certes, mais également au débat contradictoire et à la discorde féconde.

Je me reconnais dans ces voix… et vous savez quoi ? Je crains que nous devenions, nous aussi …prévisibles.

C’est aussi pour cela que j’entreprends ces petites escapades virtuelles et ces va-et-vient entre les deux camps antagonistes: pour ne pas me complaire dans mon entre-deux, occupée à me caresser l’esprit libre, à tutoyer Voltaire et à me féliciter de n’appartenir à aucune chapelle.

Cela permet également de garder la porte ouverte pour se laisser surprendre par des chroniqueurs ou des animateurs étiquetés sectaires mais qui, au détour d’une controverse, nous étonnent en livrant une analyse qui les sort de l’enclos dans lequel une partie de l’opinion publique les croyait enfermés pour toujours.

Joindre sa voix à celles qui déplorent la polarisation et qui en examinent les ressorts, c’est un exercice nécessaire.

Proposer une autre voie pour se dégager de cette rhétorique de la prise en défaut, c’est un chantier autrement plus exigeant.

Voilà que mon tribunal intérieur me rappelle à mon devoir de vigilance… et de pertinence.


Rachida Azdouz est psychologue, autrice et chroniqueuse. Chercheure affiliée au LABRRI, son programme est modeste : résister aux injonctions, surveiller ses angles morts, s'attarder aux frontières et poursuivre sa quête.

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