Franck Sylvestre et son pote Max : un artiste Noir invisible

--- 21 février 2023

Non seulement il se trouve des gens qui ne veulent pas voir cette marionnette, il semble que Franck Sylvestre lui-même soit invisible aux yeux des protestataires.

Au début du mois de février, le site Globalnews.ca rapportait une bien curieuse histoire. Le spectacle pour enfant de Franck Sylvestre, un artiste d’origine martiniquaise que je ne connaissais pas jusqu’alors, avait été mis à l’affiche pour la semaine de relâche, dans le cadre du mois de l’histoire des Noirs, pour une représentation au Stewart Hall, le centre culturel de la ville de Pointe-Claire, le 26 février prochain. Une polémique, toutefois, allait compromettre son projet.

Ça fait un bon moment que Franck Sylvestre se promène avec ce spectacle. Son oeuvre intitulée L’incroyable secret de Barbe Noire, créée pour les enfants de 4 à 11 ans, a été sélectionné par le programme Conseil des arts de Montréal en tournée, il l’a présenté aux quatres coins du Québec, à la maison d’Haïti et il en a tiré un livre et un CD publié aux éditions Planète Rebelle en 2019. Cet ouvrage a même été décoré en France par l’association La Plume de Paon, qui récompense chaque année une sélection des meilleurs livres audios. Pour se donner une petite idée de ce qu’il raconte, rien de mieux que de regarder la bande annonce de son spectacle disponible en ligne.


On le voit, c’est une histoire de pirates, de trésors, de conquête de l’Amérique, d’intrigues et de combats dans les mers des Caraïbes, lieu de ses origines familiales. Franck Sylvestre, qui est aussi musicien, slameur, conteur et musicien, roule ainsi sa bosse en solo – il fait tout lui-même – en divertissant les enfants sans faire de vague, pour le bonheur du public qui fréquente ses spectacles depuis des années.

Du moins, c’était le cas jusqu’au début de février, lorsque la ville de Pointe-Claire a diffusé la publicité du spectacle où on voit Franck avec une marionnette qu’il a fabriquée. C’est un des personnages de son récit, que l’artiste appelle affectueusement « son pote Max ».

C’est là que commence l’histoire rapportée par globalnews.ca au début du mois. L’affaire n’avait pas fait grand bruit. Ma collègue Catherine Richer au 15-18 sur Ici Première à Montréal avait brièvement mentionné l’affaire. The Suburban, qui couvre l’actualité de l’ouest de l’île, avait aussi publié un article sur cette histoire. Pour ma part, j’avais livré une chronique à ce sujet, toujours au 15-18 sur les ondes d’ICI Première.

Une résidente de Pointe-Claire, Allison Saunders, voyant sur la publicité la marionnette aux traits exagérés, à l’allure grotesque, peut-être même épeurante à certains égards, a jugé qu’une telle représentation d’un personnage Noir ne devait pas être présentée dans un spectacle pour enfant. Elle a donc demandé à la municipalité que la représentation soit annulée. Elle expliquait ainsi la nature de sa réprobation:

“If they’ve never had an interaction with a Black person or any positive interactions with Black people and this is the puppet that they see depicted of a scary ‘sauvage’ from the jungle…. A 4 to 10 year old who may not an opinion yet formed may form one based on what they see,”

(S’ils n’ont jamais eu une interaction avec une personne Noire, ou aucune interaction positive avec des personnes Noires, et qu’ils voient cette marionnette aux allures épeurantes d’un “sauvage” de la jungle… Des enfants de quatre à dix ans, qui n’ont peut-être pas encore une opinion bien forgée, pourraient s’en faire une sur la base de ce qu’ils voient..)

Pour madame Saunders, donc, cette marionnette ne devrait en aucun cas être montrée à des enfants. Comme elle le disait quelques jours plus tard au journaliste de The Suburban:  « J’aimerais voir cette marionnette retirée dans l’ensemble de la province, mais je serai satisfaite si nous pouvions commencer par Pointe-Claire. »

Devant cette demande d’annulation, une conseillère municipale de Pointe-Claire, Tara Stainforth, a pris les choses en main et porté le débat devant le conseil municipal. Après quelques heures de tergiversation, on a trouvé un compromis: le spectacle allait demeurer à l’affiche, mais on allait le retirer de la thématique du mois de l’histoire des Noirs, comme le stipulait le contrat initial. C’est ainsi qu’à Pointe-Claire, donc, le spectacle est toujours à l’affiche.

J’ai discuté à quelques reprises avec Franck Sylvestre au cours des dernières semaines. Dans la tourmente des premiers jours, il était passablement abasourdi. On peut le comprendre. Franck est ce qu’on appelle dans le jargon des politiques culturelles, un « artiste de la diversité ». Plus encore, sa marionnette, son « pote Max » comme il l’appelle, il l’a fait de ses propres mains, en s’inspirant de… lui-même.

« Je me suis lancé dans la fabrication de Max, me racontait-il, quand ma blonde de l’époque, qui étudiait la sculpture, m’a cité son prof : La première tête que vous allez sculpter, peut importe si c’est un chien, un chat, un homme ou une femme… la toute première tête d’être vivant que vous allez sculpter, ce sera la vôtre. Comme j’étais curieux, je me suis lancé. Au fur et à mesure que le visage de Max se révélait sous mes coups de ciseaux, je sentais qu’une grande histoire commençait! »

Il y a effectivement une histoire. Mais pas tout à fait celle que Franck imaginait…. 

Non seulement il se trouve des gens qui ne veulent pas voir cette marionnette, il semble que Franck Sylvestre lui-même soit invisible aux yeux des protestataires. 

C’est que, voyez-vous, si on reprend l’argument de madame Saunders – voulant que des enfants voyant cette marionnette pourraient être exposés pour la première fois à une personne Noire – cette idée écarte tout bonnement le fait que le premier Noir à se présenter sur scène est… Franck Sylvestre lui-même! 

Voilà ce que les enfants verront en tout premier lieu: un artiste Noir qui travaille librement pour gagner sa vie sur une scène, avec ses propres créations. Un homme apprécié par son public, par sa communauté et par les instances culturelles municipales qui l’engagent afin de mettre en valeur son regard sur le monde. 

Accessoirement, son « pote Max » n’entre en scène que vers la fin du spectacle. C’est donc dire que les enfants passent un bon moment d’émerveillement en compagnie de Franck avant de faire la rencontre de sa marionnette et la rumeur veut que le pote d’un type sympathique – car Franck est sympathique – a toutes les chances d’être considéré comme un camarade de qualité avec qui on peut rigoler.

Je croyais l’affaire classée, n’ayant plus eu de nouvelles depuis qu’on m’avait confirmé que la municipalité avait tranché la question.

Or, aujourd’hui, en fin d’après-midi, j’ai reçu un message de Franck.

La ville de Beaconsfield, voisine de Pointe-Claire, vient d’annuler son spectacle qui était prévu pour le lendemain, le 27 février.

De toute évidence, le compromis de Pointe-Claire n’a pas satisfait madame Saunders ni la West Island Black Community Association. Ensemble, elles continuent de demander l’annulation du spectacle à Pointe-Claire, mais aussi, selon les explications que Franck a reçu de l’agente culturelle de la maison de la culture de Beaconsfield, elles s’adresseraient aux municipalités des alentours afin d’obtenir satisfaction. C’est en tout cas la raison qu’on lui a donné afin de justifier l’annulation de son spectacle.

Voilà. Comme je le disais d’entrée de jeu, c’est une bien curieuse histoire. Elle met en scène un artiste Noir qu’on refuse de voir et son travail qu’on refuse de présenter, parce qu’une marionnette qu’il a fabriquée, en fouillant dans son imaginaire, pourrait effrayer les enfants et faire naître en eux des préjugés.

Mais c’est faire fausse route.

La peur et les préjugés, ici, n’existent que dans le regard des adultes qui s’opposent à la tenue du spectacle.


Simon Jodoin est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à la réalisation de divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel VOIR. Il est désormais éditeur de Tour du Québec et chroniqueur régulier au 15-18 sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première. Il est l'auteur du livre Qui vivra par le like périra par le like, un témoignage au tribunal des médias sociaux.

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